Un journal de tournage de "The Assassin" qui permet de mieux situer ce film dans l'oeuvre de Hou et de découvrir une jeune écrivaine, Hieh Hai-meng.

On ne peut que saluer la décision de l'Asiathèque de publier le scénario du dernier film de Hou Hsiao-hsien, accompagné du récit de Pei Xing (IXe siècle) qui a inspiré l'histoire du film, ainsi que de la chronique sur le tournage, rédigée par la plus jeune des co-scénaristes, Hsieh Hai-meng. Depuis son passage à Cannes, The Assassin a reçu un accueil critique presque unanimement favorable. Il reste pourtant un film complexe et difficile à approcher : l'impressionnante richesse formelle fait pendant à un certain hermétisme narratif et brouille le rapport du film aux codes du genre wuxia. Jean-Michel Frodon, dans sa préface à Nuages mouvants, définit le film à juste titre comme un « énorme assemblage d'hétérogénéité »   . Il s'agit également d'un film qui, au premier abord, ne ressemble guère à ceux qui ont fait de Hou Hsiao-hsien une figure essentielle du cinéma contemporain. The Assassin pourrait même être interprété comme une rupture au sein de la trajectoire de Hou. Mais un regard plus attentif sur son œuvre montre que celle-ci a toujours joué avec la possibilité d'une telle rupture, ce qui explique les modifications thématiques et stylistiques qu’elle a connues – même si le regard rétrospectif a tendance à rendre invisible ces ruptures, imposant sur le parcours l'impression d'une évolution continue.

 

Une poétique de l'accident

C'est justement contre cette illusion de la continuité que Hou Hsiao-hsien a développé nombreux aspects de sa poétique. Si quelque chose rapproche encore The Assassin de films comme Poussières dans le vent (1986) ou Goodbye South, Goodbye (1996), c'est notamment un certain goût pour l'ellipse. Les interruptions qui brouillent la compréhension du récit tout en rendant à chaque motif filmé son autonomie et sa force (Hsieh Hai-meng exprime très bien la difficile tension qu'explore le génie de Hou : « il aime saisir les émotions et filmer la réalité concrète de l'instant, la part imprévisible du tournage » – notons que cette tension s'accroît dès lors que le tournage d'un film d'époque à grand budget comme c'est le cas de The Assassin laisse peu de place à l'improvisation et impose de conditions de travail éloignées de celles auxquelles Hou s'était habitué au fil des années) sont comme ces « nuages » que le titre de l'ouvrage qualifie de « mouvants ». Loin d'effacer ces nuages, ce livre nous permet d'évaluer autrement ce qui dans le film demeure obscur.

Hsieh Hai-meng, jeune espoir de la littérature taïwanaise, nous propose un texte qui est beaucoup plus qu'une simple « Chronique sur la réalisation du film », comme l'indique le sous-titre de l'ouvrage. Car il ne s'agit pas d'un simple recueil de souvenirs de tournage. Au fil de l'évocation des décisions et des accidents qui ont mené à la création du film, Nuages mouvants présente les impressions et les réflexions de son auteur sur des sujets aussi variés que l'industrie du cinéma, le travail collectif ou les rapports entre l'image et l'écriture. Dans Nuages mouvants, le portrait de Hou Hsiao-hsien au travail ne se dessine donc qu'entre les lignes. Consacrée au film plutôt qu'à l'auteur, cette chronique fait aussi l'éloge du travail collectif, tout en révélant la façon dont le style de Hou permet d’accueillir les « accidents », et de transformer l’inattendu en œuvre poétique.

 

Chronique d'une écriture

Le caractère parfois éclaté de cette chronique, elle-même remplie d'ellipses, n'empêche pas d’y discerner une inquiétude, qui s'impose au fil de la lecture : celle de Hsieh Hai-Meng elle-même. Cette dernière parle, certes, depuis le « dedans » du tournage et de l'écriture du scénario, à laquelle elle a participé avec sa tante Chu Tien-wen et l'écrivain chinois A Cheng. Mais son point de vue s'impose aussi comme quelque chose d' « extérieur » au film, dont elle donne à voir le « hors-champ ». Ainsi, lorsqu’elle évoque un certain nombre de séquences qui, à cause des difficultés matérielles et de production, n'ont pas été retenues au montage. Nuages Mouvantes nous apprend par exemple que Hou a essayé de tourner une scène avec plus de deux cents figurants en Mongolie intérieure (Chine). Ou bien qu'une des plus belles scènes du film, tournée également en Chine, a dû être rejetée à cause de la pollution de l'air qui s'est faufilée dans l'image. Là encore, même si c’est de façon négative, l'accident et l'ellipse appartiennent à l'ordre créatif de l'écriture cinématographique.

Mais au-delà de tout ce que le film aurait pu être, et des circonstances qui l'ont fait tel qu'il est, l'extériorité du récit de Hsieh par rapport au film réside surtout en ce qu'elle nous parle de son apprentissage en tant qu'écrivaine, de ses espoirs, et de la distance avec laquelle elle développe son propre rapport à Hou. Ainsi, même si le film n'avait jamais été achevé et montré, le beau texte de Hsieh ne perdrait rien de sa valeur propre. Cette manière d’associer le récit des faits et l'histoire biographique rend hommage à sa manière à l'état d'esprit de la Nouvelle vague du cinéma taïwanais, initiée autour des films collectifs In Our Time (1982, récemment édité en DVD en France par Spectrum Films) et The Sandwichman (1983). Les films de cette génération prenaient comme point de départ la complexité des rapports entre une mémoire collective taïwanaise condamnée à disparaître et une modernité intensément vécue comme productrice d’amnésie. Comme le montre son film le plus programmatique, Good Men, Good Women (1995), chez Hou Hsiao-hsien il y a toujours eu la volonté de ne pas sacrifier la mémoire à la modernité, ni l'inverse, mais d'affirmer plutôt l’inévitable – et peut-être aussi le tragique –  de leur mise en contact. De la même manière, le texte de Hsieh Hai-meng nous permet d'envisager autrement le rapport de The Assassin aux films plus anciens de Hou Hsiao-hsien, présageant ainsi des prochaines ruptures à venir chez ce cinéaste incontournable.

 

 

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La critique de The Assassin , par H. G. Castaño