Après avoir déjà mis sur scène un roman il y a trois ans, avec Les Particules élémentaires, Julien Gosselin et son collectif Si vous pouviez lécher mon coeur s’attaquent cette année à un monument de la littérature contemporaine, 2666 de Roberto Bolaño. Au prix d’un spectacle en cinq parties qui dure douze heures, dont trois pour les entractes. La perspective de passer un après-midi et une partie de la nuit au théâtre pourrait décourager, mais qu'on se rassure : on ne s'y ennuie pas. Ou si cela arrive quelquefois, c'est qu'il s'agit de cette sensation douce-amère qui nous traverse parfois à la lecture d'un roman fleuve captivant – cette sensation analogue à la piqûre heureusement nostalgique que ressent celui qui séjourne un peu longuement à l'étranger lorsqu’il se retourne sur sa situation. C'est que, de même qu'un pays d'accueil, la mise en scène de Julien Gosselin est belle et sans compromis.

2666, ce sont cinq romans indépendants qui sortent les uns des autres de façon rhizomatique : l'œuvre n'est pas centrée, et ses parties ne sont pas hiérarchisées. En revanche elles se développent les unes à côté des autres et dans leurs directions propres. Dans le premier, des universitaires, passionnés d'un auteur allemand que personne n'a jamais vu, se fréquentent, de colloques en colloques, et finissent par juger qu'ils pourraient retrouver l'homme dans une ville du Mexique, où ils se rendent. Dans cette ville, des femmes sont mystérieusement assassinées. Dans le second roman, un professeur de philosophie, venant de Barcelone, s'installe dans cette même ville mexicaine avec sa fille. Il médite sur la géométrie et bascule dans une folie douce, pendant que sa fille se met à fréquenter un malfaiteur local. Dans le troisième, un journaliste politique afro-américain new-yorkais se trouve chargé de couvrir un match de boxe dans cette ville-là. Avec une journaliste mexicaine, et contre l'avis de la rédaction de son journal, il enquête sur les assassinats de femmes, qui ont attiré son attention. La série interminable des meurtres est donnée et leurs circonstances décrites dans le quatrième roman. Le dernier raconte l'enfance, la carrière militaire pendant la seconde guerre mondiale et la vocation littéraire de l'auteur allemand évoqué dans le premier : Hans Reiter, alias Benno von Archimboldi.

La scénographie, la musique, la lumière, la vidéo, le son, les costumes et le jeu des comédiens représentent un travail impressionnant. Non pas seulement un travail d'ailleurs, mais une créativité qui s'est peut-être bien développée, elle-aussi, en rhizome. Comme le décrit Julien Gosselin, le rythme fou de quatre mois de préparation a fait de chacun des artistes participants un créateur à part entière, relié à tous les autres de manière vivace.
   
Il en résulte un spectacle intense et prospectif, qui donne le sentiment que tous les moyens connus du « théâtre de machines » d'aujourd'hui ont été pris en main, testés, éprouvés, sélectionnés en fonction des nécessités esthétiques imposées par la cause de ce roman. À cette somme romanesque, il ne fallait pas moins, peut-être, que cette somme théâtrale titanesque.

Dans l'entretien qu'il a donné à Nonfiction, Julien Gosselin revient sur ses intentions et le sens de son œuvre.





Nonfiction : Julien Gosselin, peut-on dire que votre intention, avec 2666, est de communiquer un plaisir simple, celui de lire un roman-fleuve récent et génial ?

Julien Gosselin :
C'est d'essayer, au moins, que le spectateur ait à la fois une sensation de spectaculaire – que la musique par exemple soit ultra-présente pour qu'il y ait une sensation très forte, voire une sensation physique de la représentation – et qu'il y ait en même temps un rapport quasi-littéraire à cette représentation. Il ne s'agit pas seulement du plaisir de la lecture, mais aussi de l'expérience de ce que c'est qu'une lecture, c'est-à-dire du moment où on se retrouve seul face à un chef d'œuvre de la littérature, du moment où cette œuvre est jouissive, du moment où elle est pénible – le livre fait 1 500 pages. Il s'agit de montrer comment on peut presque avoir la sensation du livre en main pendant qu'on est en train de voir le spectacle.
Pour qui aime la lecture, il y a donc bien une sensation de fraternité, qui peut s'éveiller devant le spectacle, et d'affinité avec cette sensation-là. Mais quand on a commencé à travailler, mon idée n'était pas uniquement d'être dans cette dimension festive. Je ne voulais pas que la durée implique uniquement une dimension « fraternelle » entre le spectateur et les acteurs. Je voulais aussi que les gens aient un rapport très frontal avec la littérature. Je voulais qu'il n'y ait aucun compromis.

NF : Ce qui est amusant, c'est de songer que les institutions culturelles développent assez laborieusement des politiques pour sensibiliser les jeunes à la lecture...

JG :
J'ai tendance à penser que les jeunes gens qui viennent voir le spectacle sont très joyeux parce qu'il n'y a pas de simplification pour eux de ce que c'est que la littérature. Nous ne sommes pas là à leur expliquer que c'est sympathique. Ils sont plongés dans un univers et ils en ressortent souvent assez bouleversés.

NF : Concernant la musique, on est frappé de vous voir retrouver des techniques anciennes, comme le récitatif dans l'opéra, ou même la litanie dans les églises.

JG :
Absolument. On n'échappe pas à ça. C'est le rythme même de la lecture. Du reste, j'ai beaucoup de mal avec l'opéra, mais je peux aller voir des récitals avec simplement des musiciens et un chanteur, car dès qu'on sort un peu de tout ce fatras, usant pour moi, du décor d'opéra et de l'obligation qu'on donne aux chanteurs de jouer alors qu'ils ne savent pas jouer, on dégage quelque chose qui est extrêmement pur, un chant, un texte, un récitatif et une musique derrière, quelque chose qui porte. Cette pureté-là, cette simplicité-là que la musique apporte, j'essaie aussi souvent de l'utiliser au théâtre.

NF : Dans un spectacle aussi contemporain, il est frappant d’observer la pérennité d'un procédé qui remonte à l'Antiquité.

JG :
Cette dimension musicale me permet de ne pas déguiser la littérature. Le spectateur peut être conscient qu'on est dans un passage narratif. Je ne lui fais pas croire qu'il s'agit de personnages dramatiques. Le spectateur est conscient de cette dimension-là. Et je pense que cette conscience apporte un plaisir.

NF : Pour représenter une lecture, on peut tout simplement lire une narration, la réciter ou encore la mettre en espace, distribuer les personnages et la jouer. Mais vous ne vous arrêtez pas là. Vous employez alors les boîtes transparentes, la musique, la lumière et la projection vidéo avec une intensité supérieure, un rythme impérieux. Avec toutes ces techniques – les projections de visages en gros plan, la musique parfois très forte, etc. – on passe à un niveau particulièrement poussé de dramaturgie qui semble avoir pour but de figurer sur la scène l'imaginaire même du lecteur ? Est-ce bien cela, votre projet : présenter la littérature non plus du côté de son « émission » (la narration), mais de sa « réception » (l'imaginaire) ?

J.G :
L'avantage et l'inconvénient avec ces techniques vidéo, c'est que d'une certaine manière, ils réduisent l'imaginaire ; parce qu'on montre des objets, ce qui est presque « athéâtral » en tant que tel. Le théâtre, justement, consiste à ne pas montrer, à suggérer, à laisser entendre, ou à laisser imaginer, un peu comme la lecture. Pour ma part, j'essaie de faire un aller-retour entre le texte et son lecteur. Parfois on montre beaucoup, parfois le spectateur est plutôt guidé, et à d'autres moments on lui laisse une liberté beaucoup plus grande que dans de nombreux spectacles de théâtre.
Je pense par exemple à la quatrième partie, où nous récitons une litanie des morts. À ce moment-là, on est uniquement dans la lecture. L'imaginaire du spectateur est alors absolument libre, je ne lui impose plus rien.
Bien sûr, j'ai conscience que la caméra est un medium qui amène des choses différentes au théâtre, mais mon principe n'est pas de me dire : « je vais faire de la vidéo ». Mon principe, c’est plutôt de me dire : « j'ai toutes ces armes qui sont à ma disposition, qui sont aussi celles des acteurs, de la lumière, de la littérature, maintenant comment est-ce qu'on peut le mieux raconter cette histoire-là ? » Parfois, la vidéo peut se révéler utile, parfois la lumière, tout simplement, s’impose comme la ressource la plus efficace. J’essaye de composer avec tout ça.
Et puis remarquez une chose : aujourd'hui, il est moins cher pour un adolescent de faire un film que de faire du théâtre, parce qu'il n'y a plus besoin de lieu, mais seulement d'un ordinateur et d'une caméra. Tout le monde peut le faire. Ça a toujours l'air de demander des moyens qui paraissent dispendieux ou luxueux ; mais en réalité ces moyens sont devenus élémentaires aujourd'hui, et des moins coûteux. Construire un décor, en revanche, cela revient bien plus cher que d'acheter une caméra. Pour faire des économies, on projette alors des décors réalistes en vidéo, ce qui est souvent très laid d'ailleurs. Au bout du compte, c'est souvent une contrainte économique qui dicte les choix du metteur en scène, et non pas une contrainte esthétique. Il faut requestionner complètement l'esthétique théâtrale à cette aune-là. Il faut la questionner non seulement esthétiquement, mais aussi économiquement.





NF : N'y a-t-il pas malgré tout de votre part un acte fort de manipulation, qui impose au public de se faire « visionnaire », de le pousser très loin dans un imaginaire déjà élaboré, aux moments où la musique et la vidéo sont puissamment utilisés ?

JG :
Sans doute. Mais j'ai envie que le public, à certains moment, soit contre moi. Je n'ai pas envie qu'ils soient uniquement dans la consommation agréable. J'ai envie de provoquer le public à certains moments, et de lui faire dire : « ok, là c'est trop pour moi ». Ce sont les armes du théâtre qui me permettent ça, la vidéo, le son. Mais dans le livre qu'écrit Bolaño, il y a aussi un moment où le lecteur se dit « c'est trop pour moi. » Et comment rendre cette chose-là au théâtre ? Chez moi, ça se fait parfois par le « trop », précisément parce que j'ai envie que le public réagisse à cette brutalité-là. J'aime bien qu'il soit un peu contre.

NF : Vous est-il possible de caractériser le problème esthétique que vous a posé chacune des parties, et d'expliquer la solution que vous avez choisie ?

JG :
La première partie est très narrative, très mise en espace, très classique et accueillante. Là où je voulais me décaler, c'était à l'égard précisément des armes dramaturgiques un peu brutales dont vous parliez. J'avais envie d'être dans une partie de la délicatesse, j'allais dire « bourgeoise », d'un certain point de vue, parfois boulevardière. Et c'était aussi un décalage que je m'imposais à moi-même, parce qu’il ne m’était pas facile de procéder ainsi. Musicalement, on est sur des notes de piano, des choses très délicates. Je sentais que je devais tirer la représentation vers cet endroit-là, et ce n'est pas forcément ma pente naturelle. Même si rythmiquement j'ai obtenu ce que je voulais, car le rythme étant assez soutenu, on suit très bien l'histoire.
La difficulté de la deuxième partie, c'était d'accéder à l'intériorité du personnage principal, un professeur de philosophie. Pour ça, il a fallu le cinéma, qui permet d’entrer dans sa psyché et de représenter sa folie. L'idée était surtout d'arriver à trouver une porte d'entrée sur une partie très intime, psychologique, un peu folle. Comment arriver à rendre ça ? Scèniquement, il n’est vraiment pas évident d'arriver à rendre la solitude. Le cinéma peut nous le permettre, car il permet de vraiment isoler les corps.
La difficulté de la troisième partie, « la partie de Fate », c'était le côté thriller et aussi le nombre de lieux. Dans le roman, les scènes se jouent dans beaucoup d'endroits différents : il y a des restaurants, des salles de presse, une boîte de nuit... On a essayé de tout réunir dans une boîte de nuit, ce qui nous permet de créer une unité de lieu, dont on peut difficilement se passer au théâtre. Et puis il fallait rendre ce côté très « film américain » qu’il n’est pas facile de transposer au théâtre. Là, pour le coup, encore une fois, il a fallu aller chercher du côté du film, car le théâtre est incapable de rendre ça bien par ses propres moyens. Faire une scène où les gens dansent, ou faire une scène de théâtre dans un night-club, c'est quasiment impossible, en tout cas c'est très rarement réussi.
La scénographie de la quatrième partie, c'est davantage le résultat d’un désir de ma part d'être plus dans une installation d'art plastique que dans du théâtre. Je voulais vraiment installer la scène au cœur de la lecture, et même dans un pur dispositif de lecture. Je savais dès le départ que je voulais que tout le texte soit projeté et qu'il y ait de la musique, que le spectateur ait vraiment une relation très personnelle, une sorte de solitude par rapport à cette chose-là, et pas quelque chose de scandé ou de politisé. Je ne voulais pas qu'il y ait un choeur pour chanter les victimes, mais que leur évocation soit liée à quelque chose d'assez froid. Et puis cette lecture est interrompue par des scènes de recherche du meurtrier, mais qui ne servent à rien, car de meurtrier, il n'y en a pas. C'est la société qui tue. C’est elle qui génère cette violence endémique qui dévore de la femme.
Pour la partie d'Archimboldi, la dernière, la difficulté tient à ce qu'elle est écrite comme une sorte de grand roman épique du XIXème siècle. Le défi, c'était de ne pas tomber dans des images de pacotille, parce que je déteste le côté « vieux théâtre » qui se contente de dérouler la grande histoire. Comment arriver à garder les armes du contemporain à l'intérieur de ça ? Comment rester dans l'esthétique du contemporain, et en même temps pénétrer cette chose épique, ce grand roman historique ? On a cherché comment faire, ça a mis du temps. Puis on s'est dit : on va créer comme des images, comme un livre d'images, mais en essayant de rester dans des esthétiques très fortes. C’est de cette démarche que résulte par exemple l'apparition d'Archimboldi nu à contre jour avec les mouvements lents d'un fœtus. Les formes de ces images vivantes sont presque à chaque fois dictées par des nécessités du plateau, qui les ont faites surgir. Il ne s'agit pas de choix dramaturgiques conscients de ma part.

NF : Et le spectacle se termine par un retour progressif et très beau... à la lecture. Comme si on retrouvait le livre pour le refermer.

JG :
Une fin très simple. C'est du texte. Une partie en est lue sur un lutrin ; c'est très classique en soi. Je l'aime, cette fin. Elle ramène à une sorte de pureté du roman, de la littérature, et c'est ça que ça raconte aussi. Ça parle de la violence, mais ça parle de la littérature.

NF : Et l'alignement final des personnages qui avancent lentement vers le public est en correspondance avec l'alignement des personnages du départ : les universitaires passionnés d'Archimboldi.

JG :
Si bien qu'on pourrait reprendre le spectacle à son début.

NF : Y a-t-il à ces cinq parties une unité profonde qui les relie ?

JG :
L'unité des cinq parties, c'est la violence et la littérature. Littérature et non pas seulement lecture. Mais Bolaño parle souvent du fait de lire. Il demande souvent : qu'est-ce qu'un écrivain en train d'écrire ? Car on le sent presque « en train d'écrire », dans le spectacle. Qu'est-ce qu'un livre ? Qu'est-ce qu'une œuvre majeure ? Qu'est-ce qu'une œuvre mineure ? Il pose tout le temps ces questions.

NF : Vous avez donc représenté le désir de l'auteur ?

JG :
Un peu. Il y a la présence du désir de l'auteur, mais surtout celle de son combat. Il envisageait la littérature comme un combat. C'est cela que j'ai voulu rendre.

NF : Quelle nécessité vous a poussé vers ce grand œuvre ? Quelle est l'injonction ?

JG :
J'ai dit que grâce à une œuvre pareille, je suis obligé de trouver des solutions scèniques, mais c'est très égoïste. La plus forte nécessité, c'est que lorsque je lis un livre de cette nature, je me dis que le théâtre doit se nourrir de ces œuvres-là. Ce n'est pas la nécessité de partage qui joue, mais c'est quand même lié à ça. Ma nécessité, c'est de pouvoir travailler égoïstement sur des œuvres aussi géniales. Moins égoïstement, il y a une forte  nécessité que les gens qui sont dans leurs vies totalement en dehors de la littérature, qui sont dans un monde qui nie complètement l'art, puissent accéder un moment, pendant une paire d'heures, à ce qui est un art absolument majeur. C'est fondamental pour moi. Encore une fois, je ne fais pas du socio-culturel : bien au contraire, je ne dis pas qu'il faut que ce public ait le plaisir de la culture, mais qu’il doit accéder à l'art. Et comme l'art de la littérature de Bolaño est élevé, il est ma nécessité, il est l'injonction.

NF : Y a-t-il dans le public un désir de célébrer la lecture romanesque ?

JG :
Il y a une surprise parfois, et un plaisir sans aucun doute, de se retrouver devant des choses gigantesques. Il y a un plaisir de ne pas tout comprendre. Il y a une force de se retrouver face à une littérature qui est immense. L'intérêt de cette haute littérature, c'est de nous rappeler que l'émotion n'est pas un sentiment facile. L'émotion naît d'une incompréhension face au monde. Chez le public, l’impossibilité d’une appréhension totale du monde crée quelque chose qui est bouleversant. C'est ça que j'ai envie de raconter.

NF : Il est encourageant de sentir que le public est réceptif à cette expérience.

JG :
Plus la société sera stupide, et plus cela pourra être ! Je crois vraiment qu’il faut des romanciers comme ça pour sortir un peu de la stupidité ambiante. Ça me fait du bien de me sentir face à plus grand que moi, et je pense que le public le sent aussi.


2066
D'après Roberto Bolaño
Mise en scène : Julien Gosselin
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Tournée :
- Les 30 et 31 juillet 2016 : festival d'Athènes
- 10 septembre - 16 octobre : Ateliers Berthier (Théâtre de l'Odéon), Paris
- 26 novembre - 8 décembre : Théâtre national de Toulouse
- 7 janvier 2017 : Quartz, Brest
- 14 et 15  janvier : MC2, Grenoble
- 11 - 17 mars : Théâtre national de Strasbourg
- 6 mai : La Filature, Mulhouse
- 17 - 21 mai : Stadsschouwburg, Amsterdam