Une biographie extrêmement bien documentée qui révèle les facettes moins connues de l’auteur de l’Utopie.

Sait-on assez que Thomas More (1478-1535) est révéré comme saint patron des dirigeants politiques depuis l’an 2000 ? Évidemment, selon le regard que l’on porte sur eux, on peut s’étonner ou se gausser. Ce phénomène s’explique peut-être par le fait que More réunit quatre fibres essentielles : l’homme de loi, l’homme de lettres, l’homme d’État et l’homme de Dieu. Marie-Claire Phélippeau, spécialiste de la Renaissance anglaise, nous fait découvrir l'extraordinaire hybridité de ce personnage, grâce à des informations extrêmement détaillées, et une forte contextualisation. Mais la lecture, agrémentée d’une iconographie idoine, reste très agréable et abordable.

 

En articulant systématiquement le contenu des textes de More, à la chronologie, aux modes de vie et aux manières de penser de l’époque, cet ouvrage donne corps à sa pensée, et révèle à quel point celle-ci offre encore aujourd’hui matière à commentaire. Ce livre nous permet ainsi d’enrichir nos références habituelles au philosophe, qui se limitent souvent à l’Utopie. Ainsi, l'auteure détaille-t-elle entres autres, les écrits laissés inachevés par More, que peu connaissent : ceux sur la mort, ou encore sa réfutation de Luther (sans d’ailleurs qu'il maîtrise bien la théologie de ce dernier), ainsi que certains écrits de circonstance (un discours de Speaker à la Chambre, demandant pardon au roi de l’éventualité de conflits !)

 

Un fils de boulanger devenu un modèle d’honnête homme

 

More est fils de boulanger mais sa famille, qui veut le pousser à l’ascension sociale, veille à ce qu’il reçoive une parfaite éducation scolastique: il apprend d’abord le Trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le Quadrivium (arithmétique musique, géométrie, astronomie) puis poursuit ses études à Oxford, bien que sa situation financière soit juste au-dessus de celle d’un mendiant ! Alors qu'il se destinait à la prêtrise, son père décide d'en faire un avocat. Ce changement de milieu lui permet de frayer avec les nouveaux savoirs, inspirés des humanistes italiens. Il découvre alors la lecture des Anciens dans leur langue originale, et épouse l’idée qu’il faut laïciser la pensée, en s’émancipant notamment de toute la tradition du commentaire monastique et de sa lecture littéraliste de la Bible.

More mène alors l’existence foisonnante d’un parfait honnête homme aux multiples talents. Il rencontre Érasme (de Rotterdam) en 1499 avec lequel débute une profonde amitié, gravit tous les échelons de la profession d’avocat, rédige des poèmes et un Richard III qui servira de document à Shakespeare pour rédiger son drame. L’homme se bat sur plusieurs fronts, avec toujours un fort idéal éthique : il défend la justice plus que les juristes, prône les arrangements à l’amiable et prend la plume pour convaincre l’humanité de s’améliorer.

 

Le philosophe au service de la chose publique

 

Avec le couronnement d’Henri VIII en 1509, commencent les premiers éclats de la Renaissance anglaise. More poursuit son ascension, il devient membre du Parlement en 1504 mais refuse une pension du roi pour rester libre de ses opinions. Lors d’une mission diplomatique à Bruges il rédige en latin l’Utopie (1516), une simple « fantaisie » d’après ses propres mots. Ce bon endroit qui ne se trouve nulle part, on le sait, a depuis fait l’objet d’interprétations fort diverses.

Après nous avoir rappelé les interprétations majeures de l’œuvre, Marie-Claire Phélippeau, livre sa propre analyse extrêmement subtile du texte : elle nous indique les jeux de mots latins, décrypte les litotes, ainsi que les jeux de supercherie de la rédaction (le rapport entre les parties, le statut du narrateur). En 1518, le philosophe devient finalement le conseiller et l'ami de Henri VIII sur la chose publique, (incarnant ainsi le modèle du philosophe-conseiller du Prince promu par Machiavel, auquel s'oppose Érasme). La paix sociale est l’un de ses combats majeurs : il gère les conflits violents de certaines manifestations, écrit un traité de paix, au moment où s’agitent les affaires de succession au trône du Saint Empire.

 

Un homme d'intransigeance et d'humour

 

Thomas More est nommé grand Chancelier du royaume en 1529 par Henri VIII. En succédant au cardinal Wolsey, il devient le premier laïc à accéder à une telle fonction. S’il reste fidèle à ses valeurs, le sens de la justice et l’incorruptibilité, son image change : alors que le More élu de la Chambre se tenait près du « peuple », le More Chancelier devient la voix du roi. Mais jamais More n'a renié sa liberté de conscience, et cette intransigeance lui coûte la vie :  il refuse de prêter serment à Henri VIII, qui s’est auto-proclamé chef de la nouvelle Eglise anglicane en 1534. Ce dernier le fait donc emprisonner à la Tour de Londres et le condamne à mort un an plus tard, en 1535. Avant de monter sur l’échafaud, More dit à son bourreau : « Merci de m’aider à monter. Pour la descente, je me débrouillerai tout seul. » prouvant ainsi à quel point l’humour est intrinsèque à tout esprit authentiquement libre