Penser l’émancipation politique avec l’Etat et la nation.

Avec Imperium, l’économiste Frédéric Lordon, égérie du mouvement Nuit Debout, renoue avec l’essai philosophique et s’attache à se poser la question de ce qui constitue le ciment de nos communautés politiques. Cheminant main dans la main avec Spinoza, il revient sur la constitution des corps politiques qui consacrent le point d’équilibre - le nexus, dirait le philosophe opticien - où se coordonnent et se modèrent les forces antagonistes que sont la convergence et la divergence. Dans un effort de fidélité rigoureuse aux recherches de Spinoza, Frédéric Lordon s’applique à en décliner les catégories au gré de son questionnement sur ce qui définit les communautés politiques, au regard, avant tout, des affects de la multitude : réputés être à l’origine de la formation du pouvoir, ces affects constituants seraient ensuite captés par un appareil bureaucratique qu’on désigne ordinairement du nom d’Etat.

 

Dépasser la dichotomie entre dominants et dominés


Lordon entreprend donc un travail audacieux aspirant à prendre du recul sur ce qu’est le pouvoir, et sur ses effets sur les individus inscrits dans des corps politiques infraétatiques. La considération selon laquelle le pouvoir politique est confisqué par une élite politique (qu’elle soit bureaucratique ou militante) se trouve alors remise dans la perspective du débat primordial agitant la pensée de gauche. A savoir, la passion de l’horizontalité au détriment de la verticalité, perçue comme le facteur essentiel de la captation du pouvoir par une frange de la communauté. C’est pourquoi, l’auteur réifie le concept de « l’imperium » qui peut être défini comme étant la puissance de la multitude sur elle-même. C’est là que se trouve toute la puissance de l’ouvrage : il dépasse la simple dichotomie opposant dominants et dominés. La multitude sécrète son ordre, sa propre normalité, par l’affect de ses membres d’une part, par l’institutionnalisation de cet ordre au gré des époques d’autre part.


C’est ainsi que l’imperium ne se comprend pas comme étant la simple puissance politique mais comme étant également la marque d’une redéfinition constante de l’identité de cette puissance, de son ambition et du cadre des possibles qui lui est ouvert. Le pouvoir politique n’est pas réductible à la puissance de l’institution étatique ou d’une communauté, elle est la pleine conscience du sens commun qui a été construit progressivement au gré des événements. L’appareil qu’est l’Etat-nation n’est que la personnification de cette captation de la puissance en vue d’homogénéiser l’ensemble des individus intégrés (de fait ou par capillarité) au corps politique national.


Une identité nationale indiscutable

 

La question nationale agite la pensée de Lordon dans cet essai à mesure qu’il l’analyse au fil de cette construction, de cette organisation de l’affect collectif. Il en vient à déplorer la monopolisation de la question nationale par les groupes politiques conservateurs et réactionnaires qui l’ont essentialisé autour d’une identité éternelle, là où le projet national est avant tout une volonté de fabriquer du sens commun, du vivre ensemble, en bref, le point d’orgue de ce qu’est le politique. Nous vivons le fait national sans nous en rendre compte, par la socialisation primaire et secondaire, par le vécu personnel des rituels nationaux (votes, fêtes, compétitions sportives) et par l’intégration du cadre normatif propre à notre communauté (langue, histoire, droit). Lordon nous prévient contre toute personne qui refuserait ce fait national au nom de l’indépendance de vue, d’esprit.

 

L’intellectualisme invoquant une parfaite autonomie de la raison ne ferait qu’écho à la lettre aristotélicienne selon laquelle, un individu refusant le politique serait ou bien un dieu, ou bien un monstre. La vanité des intellectuels devrait alors être reléguée à un narcissisme de l’originalité, à un mépris du social. Ils cultivent leur singularité du fait de leur dégout d’être assimilés à la « masse » de leurs semblables. Or, pour Lordon, c’est cette similarité, cette intégration à un corps politique qui doit être réaffirmée. Nous sommes tributaires de la fierté nationale car s’est constituée une « psychologie morale du citoyen », une « manière » d’être qui est avant tout inscrite dans une mémoire collective. La solidarité nationale ne se reflète pas seulement par la participation au rituel, mais par le sentiment, par l’affect.

 

Ressentir le fait national : entre indignation et célébration

 

Les attentats ayant ensanglanté la France au cours de l’année passée ont réveillé la nation par la colère et la peur, nous avons « ressenti » le fait d’être français. Quand bien même certains individus peuvent se désolidariser de l’idée nationale, ils restent intégrés à la nation par cette socialisation qui a sédimenté notre inconscient social. Mais au-delà de la peur, il y a également la fierté. Qu’il s’agisse de notre orgueil national relatif à la Révolution française, de la victoire en 1998 lors de la Coupe du monde de football, ou encore de façon plus prosaïque de notre chauvinisme gastronomique, nous sommes fiers de représenter, de revendiquer une spécificité à l’égard d’autres cultures, d’autres nations.

 

Il reste que pour Lordon, cette fierté ne doit pas devenir une vanité, un hubris, dictant la Vérité aux autres, il doit tout simplement être affirmé comme un rappel de ce qui fait notre identité affective. Notre affect national s’est sédimenté dans cette capacité à se reconnaitre dans nos compatriotes, il se révèle au cours des rituels institutionnalisés, il touche à son zénith lorsque nous sommes confrontés à la différence de ce qui n’est pas « comme nous », de ce qui est une « autre manière » de faire, d’être, de sentir. Loin d’être un essentialisme, la nation perçue par Lordon s’établit sur l’affirmation de la mutabilité de notre identité, celle-ci se doit d’être mobile, de s’adapter au gré des évènements, des interactions entre les différentes parts du corps politiques. Ainsi la chose publique pourrait s’enrichir des manières d’être des nouveaux nationaux ou des aspirants nationaux, un enrichissement provenant de la redéfinition constante de notre identité politique.

 

La méprise des adversaires de l'Etat

 


La question de l’identité de la communauté, du corps politique, traverse l’ensemble de l’ouvrage de Lordon. Pour lui, la souveraineté politique se trouve dans la multitude et non dans sa personnification du souverain-captateur du pouvoir. Il prend ainsi du recul au regard de cette captation perçue par les mouvements les plus révolutionnaires comme relevant du Mal absolu. Pourtant, en opposant à la verticalité du pouvoir-captateur, l’horizontalité la plus pure du principe associatif, les mouvements les plus radicaux oublient que la promesse de la chose publique, son caractère indéfini de puissance, mène nécessairement à la complexification du social et donc à la captation de fait de secteurs entiers de la chose publique par ceux qui savent ou ceux qui peuvent « organiser » la réponse aux différentes questions du vivre ensemble.


L’Etat n’est pas seulement un « Il », un souverain extérieur à la communauté politique, il est ce « nous » qui s’est éloigné de « notre » réalité. Nous le considérons comme extérieur à notre existence, et comme la source de nos craintes, ou encore de nos espoirs, mais il n’est que le produit historique de la multitude. Ainsi, Lordon rappelle la perspective hégélienne de l’autonomisation de l’objet par rapport au sujet, et explique que nous nous sommes dans l’erreur de penser que l’Etat et le peuple sont opposés, que l’Etat a dépossédé le peuple de sa puissance.

 

Cette erreur provient de nos représentations, de notre marasme à penser que nous sommes « victimes » de l’Etat, « impuissants » à son égard. Le peuple n’a jamais été dépossédé de sa puissance, il est lui-même la puissance de la multitude qui encadre le champ des possibles de l’Etat. L’enjeu est donc tout autre que de détruire l’Etat ou de refonder le pouvoir, il s’agit de se saisir de notre puissance, de revendiquer notre direction politique comme relevant de notre choix, de notre propre gouvernement. Aux yeux de Lordon, nous ne sommes pas seulement des sujets de l’empire de l’affect, nous en sommes également les acteurs, il s’agit de se saisir collectivement de la question politique et de la chose publique, en un mot de se réapproprier la République.

 

Cet ouvrage est une promesse, un coup de sabre dans les certitudes que nous avons sur ce que sont les « questions essentielles » qui se posent à nous. Frédéric Lordon essaie de sortir de ce cadrage et ne désire pas spécifiquement répondre à « ces » questions. Il revient sur des questions inactuelles, sur l’origine du cadre réflexif qui est le nôtre aujourd’hui, et essaie de dépasser les arlésiennes du débat entre progressistes et révolutionnaires pour faire « table rase » sur notre champ des possibles. En ce sens, nous pouvons voir l’ouvrage de Lordon comme étant une sorte de récit initiatique, une invitation au voyage. Cependant, ne cachons pas le fait que ce texte peut donner le sentiment de traverser le désert du jargon spinoziste dont l’aridité rédactionnelle et la précision des termes employés épuisent la compréhension du lecteur. Il reste que ces mirages terminologiques mènent à un oasis de simplicité, de vigueur et de puissance explicative dont seul Lordon est capable. Après des heures de marche solitaire dans le désert de l’imperium, nous avons pu nous rafraîchir aux moyens de réflexions mettant en perspective les différents enjeux du triptyque classique depuis Hegel : l’individu, sa société et l’appareil étatique les captant