À travers le monde, l’écriture du « Je » est le lieu où la confession du moi rencontre les aspirations collectives d’un « Nous ».

Inventée par Serge Doubrovsky en 1977, la notion d’autofiction n’a cessé depuis d’être explorée, d’évoluer. Si les études autour de l’autofiction sont beaucoup plus ancrées en Europe et en France notamment, on observe toutefois une émergence de cet objet dans les autres parties du monde, même si un flou demeure quant à l’appréhension de ce genre. Cet ouvrage dirigé par Arnaud Genon et Isabelle Grell – par ailleurs cofondateurs du site Autofiction.org – est né de certaines contributions du Colloque de Cerisy tenu en 2012 sur l’écriture autofictionnelle. C’est une analyse des enjeux géographiques, artistiques et politiques que suscite l’autofiction. L’ouvrage comporte dix-neuf contributions réparties en quatre parties : « Sans frontières », « Se donner à voir », « Du je au nous », « Théorie, pratique ».

Les écritures du « je » à travers le monde

Dans la première partie titrée « Sans frontières », il est question de l’analyse des spécificités, des ressemblances et des hétérogénéités de plusieurs écritures du « je » dans le monde : le Japon, la France, l’Afrique subsaharienne, l’Afrique maghrébine, le Brésil. Pas moins de cinq contributions essayent d’apporter un éclairage à ce sujet.

Dans cette optique, Philippe Forest s’intéresse à un genre qui naît au japon au début du XXe siècle, le watakushi shôsetsu (littéralement « roman du je ») et que l’on a appelé à la fin de ce même XXe siècle en France l’« autofiction ». L’auteur insiste sur le fait que les Japonais reprochent au watakushi shôsetsu son naturalisme étriqué et de se réduire aux complaisants autoportraits « que des romanciers en mal d’inspiration livrent d’eux-mêmes en relatant sans art leur vie intime »   . Le plus grand critique littéraire japonais du XXe siècle, Kobayashi Hideo, est l’auteur, en 1935, d’un Discours sur le watakushi shôsetsu   qui s'efforce de mieux comprendre les ambitions du nouveau genre littéraire. Selon ce dernier, la spécificité du watakushi shôsetsu réside dans le fait qu’il enveloppe, sous l’apparence d’un roman confessionnel, la réalité toujours très active d’autres expressions du moi par lesquels perdurent d’autres procédés de subjectivation propres à la littérature classique japonaise.

Najet Limam-Tnani, quant à elle, se propose d’étudier la question de la double culture et du genre autofictionnel à travers quatre textes autobiographiques fondés sur des pactes différents. Il s’agit de L’Amant (1984) de Marguerite Duras, de L’Amour, la fantasia (1985) d’Assia Djebar, de Rue des Tambourins (1969) de Taos Amrouche et de Garçon manqué (2000) de Nina Bouraoui. Nonobstant un rapport à la fiction qui varie d'un texte à l’autre, l’auteure estime que les quatre œuvres mentionnées se caractérisent toutes par l'intrication du vécu et de l’imaginaire, par l’importance de l’écriture et par un jeu avec le « je » de l’écrivaine, trois aspects essentiels de l’autofiction. En outre, Limam-Tnani fait remarquer que « chez toutes ces auteures, le recours à l’autofiction permet, en même temps, d’exprimer la transgression et d’en atténuer la violence ainsi que celle de la rupture culturelle »   .

Mhamed Dahi, pour sa part, approfondit dans sa contribution les réflexions sur le statut de l’autofiction dans la littérature arabe. Il explique ainsi qu’en 1997 Mohamed Berrada qualifia d’autofiction son ouvrage Comme un été qui ne reviendra pas (1997). À sa suite, le concept d’autofiction fit son entrée dans la littérature arabe grâce à quatre critiques : Rachid Benhadou, Mhamed Dahi, Hassan Lachguar, Ahmed El-Madini. Le néologisme « autofiction » a mis au jour un type narratif particulier qu’on amalgame avec d’autres. Dans cette perspective, l’auteur souligne que « l’autofiction se présente comme “un récit transitoire et hybride“, “une zone d’indétermination“, “un tissage aventureux“, “un corps démesuré de discours“, et “une gerbe de pratiques conniventes“ »   . Plusieurs écrivains arabes vont s’illustrer dans ce genre. Toutefois, les critiques et les chercheurs n’ont pas pu, jusqu’à présent, cerner ce concept nouveau et le décrire en fonction d’échantillons représentatifs.

Karen Ferreira-Meyers étudie l’autofiction africaine. Elle note d’entrée que la notion d’autofiction en Afrique est en situation d’émergence. Cependant, on observe plusieurs textes africains susceptibles de se réclamer de ce genre. L’auteure distingue notamment une autofiction masculine africaine de l’autofiction féminine. Ce dernier type s’apparente souvent à un outil contre l’oppression de la femme par l’homme. C’est ainsi que Ferreira-Meyers soutient que « l’auto-écriture du féminin chez Beyala est conditionnée par la déconstruction du mythe de la femme comme mère, matrice originelle, lieu de la naissance, synonyme du point de vue symbolique de la terre »   .

Luciana Hidalgo, pour sa part, examine l’autofiction brésilienne. Elle met l’accent sur le fait qu’au Bresil, le « je » issu du trauma collectif, fruit de l’histoire du pays, secoué par la géographie sociopolitique. Ce « je »-là fait appel à une autofiction limite, en s’engageant dans une sorte de narcissisme utile.

L’autofiction et les arts

Les cinq contributions consacrées à la peinture, la photographie, les performances, les installations, le cinéma sont réunies dans la deuxième partie « Se donner à voir ».

Véronique Montémont s’attarde sur les liens qui existent entre la photographie, l’autobiographie et la fiction. À cet effet, elle mentionne qu’eu égard au voisinage fréquent de l’autobiographie et de la photographie, on pourrait imaginer qu’il existe une véritable congruence entre le geste photographique et le geste autobiographique, tous deux s’attachant à fixer des « signes de vie ».

Sandrine Morsillo explore la relation entre autofiction et expofiction. Elle suggère ainsi à propos de l’artiste Joseph Beuys que les démarches autofictionnelles semblent contribuer à une déconstruction de son mythe et à la mise en jeu d’une fonction réflexive sur son œuvre. Évoquant également l'œuvre de Christian Boltanski, Morsillo observe que la mise en scène artistique d'une identité double écartèle, dans une position trouble, d’un côté le fou, le clown, le personnage hors limite, et de l’autre, l’enfant sage.

Annie Pibarot étudie le rapport entre l’autoportrait et l’autofiction. Elle fait remarquer que le premier à avoir utilisé le terme autoportrait pour désigner une forme littéraire semble être Philippe Lejeune dans L’Autobiographie en France (1971). Pibarot indique aussi que « la forme la plus traditionnelle de l’autoportrait consiste à parler de soi selon des rubriques thématiques, des catégories ou des domaines de la vie »   . Par ailleurs, l’une des différences entre l’autoportrait et l’autofiction consiste en ce que l’autoportraitiste refuse le romanesque, y compris le registre et l’atmosphère de ce genre littéraire, alors que les auteurs d’autofiction sont indéniablement fascinés par le modèle du roman.

Enfin, Pierre Arbus analyse l’imaginaire des corps dans les films de João César Monteiro et Hervé Guibert. Il y constate que le « je » filmé n’est plus une première personne, non plus que l’assemblage de deux lettres. Il est le corps d’un autre littéral, qui pourrait être moi en tant que corps, et qui pourrait être corps de l’expérience sensible, de la douleur, du désir, du plaisir et surtout du partage. Prolongeant cette perspective, Jean-Pierre Boulé étudie la mise en fonction et l’image chez Hervé Guibert, toujours, et chez Olivier Zabat.

Autofiction et politique

Le rôle que joue l’écriture autofictionnelle dans la perception et la conception du rôle de l’intellectuel (écrivain, artiste) dans l’actualité mondiale est au cœur des quatre contributions qui constituent la troisième partie intitulée « Du je au nous ».

À cet effet, Chloé Delaume s’intéresse à la politique et l’autofiction. Elle met en évidence le fait que l’autofiction recommande intrinsèquement une pratique de soi relevant d’une esthétique de l’existence, mais surtout la mise à mort de tout déterminisme social, de toute mise en sommeil du « je » et de qu’il constitue.

Arnaud Genon, pour sa part, étudie les enjeux politiques de l’autofiction dans l’œuvre de l'écrivain marocain Abdellah Taïa. Il entend démontrer en quoi l’autofiction sert, dans un même mouvement, l’expression de la singularité d’un « je » et son inscription dans une trajectoire politique. Genon indique que chez Taïa la difficulté du « je » à être pleinement ce qu’il est s’explique par le fait que sa formation, ses apprentissages et son évolution s’effectuent aux prises avec une société marocaine traditionnelle qui tend à fondre le « je » dans le « nous ». Genon précise également que chez Abdellah Taïa c’est dans l’espace romanesque autofictionnel plus précisément « que s’exprime le mieux l’intimité du je, c’est à travers ce dispositif qu’il va le plus loin dans la transgression des tabous liés à la pudeur et à la sexualité »   .

Nathanaël Wadbled se penche dans sa contribution sur la théorie du genre de Judith Burler comme autofiction philosophique. L’auteur souligne que Butler s’adonne à ce qu’il est sans doute possible de considérer comme étant une confession philosophique. Butler construit un simple compte rendu philosophique de sa propre vie dans ses ouvrages.

Thomas Clerc propose dans sa contribution une reconfiguration du champ littéraire récent à partir de l’opposition radicale entre autobiographie et fiction. Dans cette optique, à en croire Clerc, l’autobiographie est un genre dissensuel, ne serait-ce que parce qu’elle bouleverse la conception fictionnaliste de la littérature, tandis que l’autofiction affirme son lien indéfectible à la fiction entendue comme création d’un univers imaginaire.

Quelles expériences en retirent les auteurs ?

La quatrième partie, ainsi que le laisse présager son titre « Théorie, pratique », se consacre au passage de la théorie à la pratique. Il y est question, plus précisément, d’une dessinatrice-écrivaine et de quatre auteurs qui tentent de partager une réflexion sur l’engagement concret de leur travail. Anne Gorouben présente ainsi une série de ses autoportraits dessinés et commentés par elle. Elle rappelle que ses autoportraits ont été interprétés dans sa famille comme une preuve de son « narcissisme ». Néanmoins, Gorouben déclare que « m’autoportrait est un travail en profondeur. En noircissant peu à peu la feuille, on cherche ce que l’on porte d’humanité en soi »   .

Mathieu Simonet produit quant à lui un exemple dirct d’autofiction. Il parle de lui, il raconte sa vie. Claire Legendre, pour sa part, raconte, dans sa contribution, une expérience antérieure de l’autofiction. En animant un atelier d’écriture à Prague, elle a pu constater que les apprentis tchèques avec lesquels elle travaillait, retenus par leur pudeur, ne parvenaient pas à se livrer, et notamment à évoquer leur vie intime. Mélikah Abdelmoumen, quant à elle, à travers un texte autofictionnel, évoque son propre  rapport à l’autofiction. Elle y confesse ne pas arriver à se défaire de l’autofiction dans ses textes.

Arnaud Genon clôt cette quatrième partie avec un entretien avec l’écrivain marocain Abdellah Taïa. Ce dernier semble avoir du mal lui aussi à se défaire de l’autofiction. C’est du moins ce qu’on peut retenir de ses propos suivants : « De toute façon, je suis incapable d’écrire quelque chose qui ne passe pas par moi. Je ne pourrais pas écrire quelque chose qui serait de la fiction pure »   .

Cet ouvrage consacré à l’autofiction ne peut qu’être salutaire parce que, de l’aveu même des chercheurs qui se penchent sur ce sujet, c’est un concept dont les contours restent encore peu clairs. Ce n’est donc qu’en y travaillant que les contours de cette notion seront un peu plus manifestes. Les auteurs s'y livrent d'une manière d'autant plus précieuse qu'ils conduisent leurs recherches sur l’autofiction à travers les quatre coins du monde et bien au-delà des enjeux strictement littéraires.