L'histoire sociale de l'environnement permet-elle de définir ce que l'on doit protéger, et fixer des limites responsables ?

Le nom de William Cronon n'est guère évocateur pour le lecteur français. Pourtant, il est l'un des historiens de l'environnement les plus influents aux États-Unis, avec  à son actif deux livres pionniers : Changes in the land: Indians, Colonists and the Ecology of the New England (1983), issu de sa thèse de doctorat, et Nature's metropolis: Chicago and the Great West (1992). Il a durablement façonné le paysage de l'histoire environnementale en (re)définissant ses contours, en réfléchissant à ses finalités et, par-dessus tout, en replaçant au centre des préoccupations l'articulation entre nature et culture.

 

Changes in the land témoignait avec éloquence de la place déterminante des acteurs non-humains dans l'analyse (l'eau, les plantes, les minéraux etc.), ces derniers disposant d'une efficacité causale que leur interdisait toute approche considérant la nature comme une simple toile de fond sur laquelle les hommes n'auraient fait que projeter leurs représentations. Ce livre, pionnier dans le fond comme sur la forme, se montrait déjà attentif à la polyphonie des discours tenus sur l'environnement par les protagonistes. Dès lors, la préoccupation de Cronon consistait moins à savoir quelle conception de la nature pouvait s'avérer la plus légitime – après tout, celle des Indiens, qui pensaient les écosystèmes comme un tout, était vraisemblablement plus fine –, qu'à pister les silences, les non-dits, les biais, les dispositifs narratifs des sources dont l'assemblage concourrait à former des récits de l'environnement.

 

Sept articles, tous publiés après ces deux ouvrages fondamentaux, sont ici traduits en français, et une utile préface rédigée par Grégory Quénet vient les resituer dans leur contexte politique, social et intellectuel. Chacun d'entre eux dessine en filigrane les interrogations majeures de William Cronon : un souci de penser les différentes formes de narrativité de l'histoire environnementale, une volonté de reconsidérer les grands concepts de l'identité américaine (la wilderness, la Frontière) et de les intégrer dans le récit plus englobant de l'histoire de l'environnement, ou encore une préoccupation de promouvoir l'utilité sociale de cette histoire.

 

Narrativités de l'histoire environnementale

 

Tous les articles publiés dans le recueil veillent, dans une perspective autoréflexive, à interroger la place du récit dans l'histoire environnementale, à partir du paradoxe suivant : comment rendre efficacement compte des dynamiques d'interaction entre les vivants et les non-vivants face au mutisme impénétrable de la nature, lorsque celle-ci n'offre aux sociétés humaines que son silence le plus sibyllin ? Car, et c'est peut-être un truisme que de le dire, confrontés à une nature qui ne parle pas notre langage, c'est à nous que revient la tâche d'écrire la nature, de la mettre en scène, d'en proposer des récits.

 

Dans un premier article, intitulé « Une place pour les histoires : Nature, histoire et récit », William Cronon inscrit justement l'histoire environnementale dans une matrice narrative qui, au gré des conjonctures et des contextes façonnant notre écriture de l'histoire, tisse, retisse, compose et décompose les intrigues, les récits, sans pour autant imposer de verticalité homogène. Pour ce faire, l'historien originaire du Wisconsin commence par mettre en relation deux textes au sujet du Dust Bowl, la grande sécheresse qui frappa de plein fouet les Grande Plaines dans les années 1930, l'un de Paul Bonnifield   , et l'autre de Donald Worster   . Pour le premier, l'épisode de grande sécheresse aurait mis à l'épreuve la résilience des habitants qui, par leur abnégation et leur courage, auraient fini par triompher des vicissitudes de la nature. Pour le second en revanche, l'événement qualifié d'une « des plus importantes erreurs écologiques de l'histoire » n'exprimait rien d'autre que l'inadaptation des sociétés – et plus encore de l'économie capitaliste – face à une catastrophe aux contours bien plus culturels que naturels.

 

Aux yeux de Cronon, il ne s'agit pas simplement de deux conclusions différentes quant au même événement, mais de deux histoires radicalement divergentes, en dépit d'un consensus sur les faits majeurs et de sources identiques. Car le fait est qu'en donnant la parole à des entités qui n'en sont pas douées, on raconte, toujours et nécessairement, des histoires : d'un côté, des intrigues « progressistes » dont la boussole narrative est orientée vers une fin heureuse où l'homme se rend « comme maître et possesseur de la nature », et de l'autre, des intrigues « déclinistes » ou « tragiques » qui trouvent leur justification dans une remise en cause radicale de toute idée de progrès. Le récit ordonne et rend intelligible des relations causales, là où les flots de la chronique noieraient la compréhension des phénomènes environnementaux dans l'océan des événements   .

 

Néanmoins, Cronon se garde bien d'épouser la radicalité du Linguistic Turn et de l'idée selon laquelle il n'existerait point de réalité hors des textes   car le passé et la nature ont une réalité indéniable. S'il admet la nécessité d'un art de la narration pour écrire des histoires de longue durée où les non-humains occupent une place aussi importante que les humains, c'est pour mieux saisir les opérations discursives auxquelles se livre l'historien de l'environnement dont la plume sédimente, délimite des territoires narratifs, découpe des objets et des événements tout comme l'équerre et le cordeau tracent des frontières. Ce faisant, l'historien inclut en même temps qu'il exclut : « En écrivant des histoires sur le changement environnemental, nous séparons les relations causales d'un écosystème à l'aide d'un découpage rhétorique qui détermine l'inclus et l'exclu, le pertinent et le non-pertinent, le central et le marginal. En dissociant l'histoire de la non-histoire, nous manions l'outil le plus puissant, et cependant le plus dangereux, de la forme narrative »   .

 

Ces différentes stratégies narratives et leurs finalités conditionnent non seulement le dénouement de l'intrigue (les progrès de la frontière pour Frederick Jackson Turner, par exemple), elles altèrent également le paysage et l'environnement en fonction de l'épilogue qu'on veut lui conférer : aboutir à la domestication des Grandes Plaines, désormais transformées en ranchs, jardins et fermes, implique qu'elles aient d'abord revêtu les habits de la wilderness sauvage et inhabitable – en excluant méticuleusement les Indiens de cette matrice narrative mythique. En somme, il faut donner à voir un paysage qui mérite d'être transformé. Le schème des stades de développement a ainsi conservé toute sa vigueur, y compris chez des historiens comme Walter Prescott Webb ayant manifesté une vive conscience des obstacles écologiques à la conquête. Au fond, chez Webb, la résistance à la nature peu clémente des Grandes Plaines ne faisait que sublimer d'autant plus l'action héroïque des pionniers. Les intrigues déclinistes et descendantes du New Deal ont elles aussi volontiers transformé la scène de l'histoire et modifié le paysage, en admettant notamment la sécheresse comme un fait structurel et durable de l'histoire des Grandes Plaines – dont le dépassement ne pouvait être le fruit que d'une intervention étatique et centralisée forte –, et en reconnaissant à l'inverse la fausseté de l'intrigue ascendante, tout autant responsable du désastre.

 

Ces affrontements discursifs témoignent de luttes idéologiques où le paysage se métamorphose en arme rhétorique, et rejouent la geste conflictuelle fondatrice oscillant entre un individualisme libéral triomphant des contraintes de la nature par l'ingéniosité, et un étatisme planificateur promouvant une relation plus équilibrée avec la nature. Il est clair dans cette perspective que, même si l'histoire environnementale est vraisemblablement celle qui place le plus en son centre les acteurs non-humains, l'homme demeure le référent théorique et narratif de toutes ces histoires. Ce n'est en rien une contradiction, nous dit Cronon, car les historiens n'étudient pas cette nature extrinsèque à la condition humaine qu'est celle des écologues : ils investissent au contraire l'environnement de significations morales et politiques. La nature portant les stigmates des actions humaines, et les hommes étant façonnés en retour par la nature, celle-ci coécrit donc avec nous « nos histoires ».

 

Il était une fois dans l'Ouest

 

Dans « Voyage à Kennecott : les voies de sortie de la ville », l'auteur de Nature's metropolis invite à penser l'histoire environnementale de l'Ouest à partir d'autres temporalités et d'autres lieux, et à lier le changement environnemental avec d'autres mutations intervenant dans les sociétés. Ainsi, il prend Kennecott, petite ville de l'Alaska qui a connu l'âge d'or de l'exploitation du cuivre dans les années 1930, comme laboratoire d'une histoire environnementale locale dont les implications s'avèrent profondément globales.

 

Deux leçons majeures éclairent l'interaction entre nature et société. Premièrement, une bonne histoire environnementale ne saurait se résumer à la compilation de données climatologiques, topographiques ou botaniques d'un lieu : elle se doit d'inclure les écosystèmes dans leur imbrication avec des pratiques sociales et des représentations. Avant même les pionniers, le peuple des Ahtnas a dû gérer un environnement, diviser un écosystème en un stock de ressources, tracer des limites entre l'utile et l'inutile, dans un contexte de dépendance à l'égard des plantes et animaux locaux, dans un espace chargé de signification morales et dans des lieux habités par des êtres spirituels   . La deuxième leçon est que l'insertion dans des réseaux marchands transforme en profondeur le rapport à la nature et à l'environnement, comme l'atteste sans équivoque la demande russe en fourrure qui, au XIXe siècle, incita les autochtones à tuer des animaux à des fins mercantiles, les pressions démographiques se multipliant sur des espèces désormais arrachées à leur environnement local. Loin de tout déterminisme géographique ou de tout hasard historique, c'est ici l'emboîtement des échelles et les transformations des économies et des écosystèmes locaux qui configurent la localité de Kennecott : « Chaque lien commercial a engendré une nouvelle interface entre des écosystèmes de parties du monde éloignées les unes des autres et chacun d'entre eux représente des pistes de recherche possibles – de nouvelles voies de sortie de la ville – pour des historiens de l'environnement souhaitant placer l'histoire de l'Ouest américain dans son contexte le plus large. »  

 

La même velléité de resocialiser la nature irrigue les réflexions de Cronon dans « Le problème de la wilderness, ou le retour vers une mauvaise nature » ainsi que dans « L'énigme des apôtres : comment gère-t-on une wilderness chargée d'histoires humaines ». La wilderness, terme absolument intraduisible en français   est pourtant l'un des fondements les plus puissants de l'identité américaine, si bien qu'elle a servi de dénominateur commun à la politique de préservation des espaces considérés comme sauvages et immaculés. En l'extirpant de ses ornières idéologiques et mythologiques, Cronon montre que la notion est en réalité une pure invention culturelle, n'en déplaise aux héritiers du transcendantalisme. Le déplacement des Indiens vers des réserves pour « naturaliser » la wilderness et, par là même, créer l'illusion pernicieuse de la virginité de la frontière, indique au plus haut degré l'artificialité d'un concept qui, par le truchement d'une série d'opérations dissimulant les contextes qui l'ont vu naître, se retrouve dépourvu de toute historicité. Considérer la nature prétendue inaltérée comme le sanctuaire immaculé préservant les hommes des corruptions de la civilisation est donc un leurre d'autant plus dangereux qu'il extirpe l'homme de la nature, en même temps qu'il renforce le dualisme entre les deux.

 

L'attrait pour des écosystèmes isolés et autarciques, à l'instar de la forêt tropicale, peut conduire certains acteurs à vouloir les protéger des populations qui y vivent, à leur détriment. Contre toute tentative d'exportation impérialiste de la notion de wilderness, et aussi contre certaines dérives de l'écologie radicale, Cronon fait l'apologie des lieux neutres qui nous environnent, vraisemblablement moins porteurs de sacralité, mais peut-être mieux à même d'initier une coexistence entre humains et non-humains et de jeter les jalons d'une éthique environnementale.

 

Il ne s'agit pas de bannir à jamais la wilderness : l'auteur de Changes in the land est lui-même trop imprégné du sens du lieu et des charmes des paysages du Wisconsin que sa passion adolescente pour la spéléologie a contribué à renforcer pour exclure de l'histoire environnementale un pan entier de la conscience environnementale états-unienne. Il s'agit en fait de réintroduire l'histoire humaine dans la wilderness, là où des maquillages idéologiques l'avaient camouflée. Le cas îles des Apôtres, dans le Wisconsin, érigées en rivage lacustre national, forment un cas d'école extraordinaire d'un métissage où l'histoire humaine n'a cessé de laisser des empreintes sur la nature, dans la mesure où « l'archipel a été habité pendant des siècles par les peuples Ojibwés et il demeure la terre spirituelle des groupes Red Cliff et Bad River dont les berges se situent sur les berges du lac. »   . Le processus est double et dialectique : alors même que les activités humaines n'ont cessé de structurer l'identité d'un territoire fort peu « intact », les îles des Apôtres ont connu progressivement un processus de « réensauvagement » par la délimitation de zones de wilderness et la réintroduction d'espèces et d'habitats à l'état naturel. La reconnaissance des traces de l'histoire humaine dans le paysage a des implications non seulement historiographiques, mais également pratiques : pour Cronon, une juste politique de gestion des espaces de wilderness consisterait à réintroduire dans l'explication aux visiteurs l'historicité et la charge humaine de ces lieux. Promouvoir une wilderness historique reviendrait en fin de compte à renouer les chaînes des histoires naturelles et culturelles.

 

La même attitude consistant à créer des ponts entre des notions a priori surannées comme celle de « frontier » et leur utilisation dans le cadre d'une histoire environnementale qui en modifie et en approfondit le sens, est perceptible dans l'article intitulé « Revisiter la frontière disparue : l'héritage de Frederick Jackson Turner ». William Cronon revient sur l'héritage houleux du célèbre historien américain. Il remarque qu'en dépit de très nombreuses critiques adressées à Turner sur la définition floue de la frontière, et qu'en dépit de la téléologie linéaire et évolutionniste des progrès de la civilisation sous-tendant sa conception de la frontière, les historiens américains n'ont jamais pu en découdre avec son prisme narratif. Ainsi, plutôt que de clouer au pilori l'héritage turnerien, Cronon préfère en retenir les apports pour l'histoire environnementale, qui ne sont pas des moindres. Car Turner apparaît rétrospectivement comme un historien ayant posé des questions importantes à l'environnement, ne serait-ce que parce qu'il chercha à rendre compte des interactions entre des sociétés et le paysage américain, ou encore parce qu'il tenta de comprendre les imbrications d'échelles entre l'histoire locale et régionale et l'histoire plus globale de la nation, en mettant les gens du commun au cœur de ses écrits. Cronon s'éloigne du texte, mais tente, en en conservant l'esprit et en exhumant ses non-dits, de saisir la manière dont les sociétés peuvent construire leurs relations à l'environnement, ou la façon dont elles déterminent l'abondance et la rareté en fonction des contraintes qui s'imposent à elles.

 

L'histoire environnementale et ses publics

 

Si les histoires narrées par l'historien obéissent à des préoccupations quant à ce qui est juste, légitime ou éthiquement acceptable, c'est qu'il est lui-même un acteur politique, un agent moral. L'historien est membre d'une communauté, universitaire, certes, mais aussi morale et publique qui surdétermine son écriture, infléchit ses postulats, confronte ses conclusions à leur réception. Sous-jacente à ces interrogations, il y a donc la question des publics de l'histoire environnementale qui taraude Cronon dans le dernier article du recueil, « De l'utilité de l'histoire environnementale ». Convaincu que l'histoire environnementale doit sortir des murs de l'Université, il explore les ambivalences de la réception d'une histoire au service du militantisme ou des pouvoirs politiques qui n'en retiendraient, par effet de distorsion, que les conclusions validant les thèses que chacun entend promouvoir. En dépit de ces limites, une pratique critique de l'histoire environnementale a des effets gratifiants lorsque celle-ci sert à dévoiler les erreurs du passé et à éclairer de ses meilleures lumières les initiatives actuelles et futures, pour « l'amélioration des relations que les humains entretiennent avec la nature »   .

 

William Cronon médite ainsi sur la fonction sociale d'une histoire environnementale qui, tout en se démarquant d'une chronique neutre et sans effets, contribuerait à nous rendre plus attentifs à la nature et à la place que les humains y occupent, et permettrait de démêler réflexivement les intrigues et les récits qui s'y jouent. Ce à quoi aspire l'histoire environnementale, c'est une définition – et une délimitation – de ce que l'on doit protéger ou non, de telle sorte à pouvoir fixer, humblement, des limites responsables. À la recherche de voies intermédiaires et profondément inclusives, Cronon ouvre ainsi doublement la voie : à celle d'une place décente, modeste et acceptable pour l'homme, ainsi qu'à celle d'une histoire environnementale critique encastrée dans le social. Par la nature de son cheminement et de sa réflexion, il pose au moins autant de questions qu'il n'en résout