Le journal du mari de Virginia Woolf offre une immersion sans précédent dans la vie tourmentée de la romancière.

Le 10 août 1912, Leonard Woolf épouse Virginia Stephen. La jeune femme a mis du temps à accepter la demande de son prétendant, mais elle est heureuse de s’être enfin décidée. Leurs amis sont ravis. Trois ans plus tôt, Lytton Strachey écrivait à Leonard, qui administrait alors la province d’Hambantota, au fin fond de l’île de Ceylan : « Tu dois épouser Virginia. C’est la seule femme au monde qui soit suffisamment intelligente ; c’est un miracle qu’elle existe ». Le jeune homme avait également l’appui de Vanessa Bell, la sœur aînée de Virginia, qui l’avait apprécié dès leurs premières rencontres. Elle lui écrit, quelques semaines avant le « oui » de Virginia : « je serai contente si vous pouvez obtenir ce que vous désirez. Vous êtes le seul homme de ma connaissance que je puisse imaginer comme son mari ».



Lytton et Vanessa avaient raison : les Woolf forment un couple très uni, chacun admirant et respectant l’autre. Leonard admire la beauté de Virginia, son intelligence, son imagination, sa gaîté, sa recherche déterminée de la perfection dans ses œuvres. Chez Leonard, Virginia admire la rigueur intellectuelle, la cohérence entre ses idées et ses actes, l’intelligence, l’attention aux autres et notamment aux plus défavorisés. La militante féministe qu’elle est apprécie que son compagnon se dévoue à une organisation féminine ouvrière, sans jamais un geste d’impatience de la part de ce diplômé de Cambridge envers ses interlocutrices, des femmes incultes et malmenées par la vie, qu’il trouve courageuses, volontaires et désireuses d’apprendre.



Virginia et Leonard vivront ensemble pendant trente ans, du 10 août 1912 au 28 mars 1941, jour funeste où Virginia entre dans l’Ouse, la rivière qui délimite leur propriété, des cailloux plein les poches. Leonard a donc observé, surveillé, scruté sa compagne pendant trois décennies. Cette vigilance était vitale : il fallait repérer dès qu’ils commençaient à apparaître les signes de fatigue qui annonçaient une crise de folie comme celle qui finit par être fatale à Virginia. Leonard n’avait alors que quelques heures pour réagir, car l’un des plus grands dangers de la maladie était qu’elle empêchait Virginia de récupérer dans un délai normal. La fatigue s’accumulait rapidement et la crise se développait.



Leonard Woolf a donc observé Virginia dans toutes les situations et toutes les positions : à sa table de travail, ou lovée dans un fauteuil défoncé, sa planche à écrire sur les genoux, imperturbable au milieu de l’agitation de la Hogarth Press, leur maison d’édition ; réfléchissant au coin du feu, perdue dans les méandres des scénarios possibles du chapitre qu’elle écrivait ; déclamant au Memoir Club face à l’aréopage attentif de ses amis du groupe de Bloomsbury ; échangeant de menus propos avec des duchesses dans une soirée ; traversant en voiture ou en train les paysages européens ou sa Cornouailles adorée ; intervenant dans une réunion politique ou jouant avec sa nièce. Leonard était aussi aux côtés de sa femme, partageant sa douleur, à la mort d’amis très chers comme Lytton Strachey ou Roger Fry, ou pire que tout, lors de celle de Julian, son neveu préféré.

 


Est-il besoin de dire qu’aucun biographe n’aurait jamais pu réunir une telle masse d’observations ? D’autant que Leonard Woolf excelle dans l’art de les ordonner et de les mettre en valeur. Il n’est pas romancier, il a du mal à construire un récit à la seule force de son imagination. Et même ses deux œuvres de fiction, son roman, Le village dans la jungle et ses nouvelles, Stories of the East   décrivent en fait – fort bien – des lieux qu’il a fréquentés et des situations qu’il a vécues comme acteur ou comme témoin. Le talent de Leonard donne même une valeur littéraire aux rapports quotidiens qu’il devait rédiger pour sa hiérarchie, dans la lointaine province de Habantota. Et son chef-d’œuvre est incontestablement son autobiographie.



D’un style alerte, clair et agréable, cette autobiographie pose deux problèmes à un éditeur français : son auteur est très peu connu en France, et elle comporte mille deux cents pages. Les Belles Lettres ont contourné ces difficultés : la traduction des seules parties se rapportant à Virginia Woolf donne un texte très cohérent de cent cinquante pages, et si l’auteur est peu connu, le sujet est célèbre, son œuvre est constamment rééditée, objet de colloques, d’articles universitaires et d’ouvrages critiques et il existe en France un nombre important de Woolfiens (« Woolf » étant, pour ces derniers – et surtout ces dernières - exclusivement Virginia).



Les textes de Leonard choisis par Les Belles Lettres sont particulièrement précieux pour qui s’intéresse à la façon de travailler de Virginia Woolf, que Leonard décrit en détail. L’emploi du temps des Woolf était immuable : ils écrivaient le matin de dix à treize heures, pratiquaient une activité physique l’après-midi, puis dactylographiaient les pages manuscrites du matin. Le soir, ils lisaient ou écoutaient de la musique. Chez Virginia, ces activités visibles masquaient un travail intellectuel intense qui ne s’arrêtait jamais. Lorsqu’elle écrit une œuvre de fiction, elle y pense du matin au soir. Elle tourne et retourne chaque phrase dans son esprit, elle compose mentalement chaque page. Puis elle l’écrit, la réécrit, la reprend et la retravaille plusieurs fois. Leonard a compté jusqu’à dix versions de certains romans. Et il n’est pas rare qu’elle remanie des pages entières à la relecture des épreuves. Quant à la remise du manuscrit à l’éditeur, c’est un moment que Virginia supporte très mal, et où le risque de déclenchement d’une crise est maximal. La publication par la Hogarth Press facilite considérablement ce passage délicat.



Le deuxième aspect de la vie de Virginia sur lequel ce livre apporte un éclairage précieux est sa maladie, sur laquelle Leonard porte un regard qui est bien plus que celui de l’observateur. Sa principale préoccupation, pendant les premières années de sa vie avec Virginia, a été de trouver les moyens d’éviter les crises. Quand il a réussi à élaborer un protocole relativement efficace, il a fallu l’appliquer sans faille, malgré, parfois, les réticences de Virginia. On comprend en lisant ces pages comment, grâce à la vigilance et au dévouement de Leonard, les Woolf ont réussi à bien vivre pendant trente ans malgré la menace permanente des crises. Le rôle de Leonard a été déterminant, comme en témoigne Cecil Woolf, son neveu, dans la postface : « On ne pourrait pas aujourd’hui parler de Virginia Woolf si Leonard n’avait pas existé. Car elle n’aurait pas vécu assez longtemps pour écrire ses chefs-d’œuvre »