Peter Stanford se livre au jeu du reportage biblique avec un succès pour le moins mitigé.

Peu d’antonomases ont eu autant de succès que celle employant le prénom de Judas Iscariote. Un exemple, parmi tant d’autres, de ce trope est repérable dans un article du Walt Street Journal du 13 mai ayant pour titre « America’s Savior and Its Judas » consacré à la complexe relation entre George Washington et Benedict Arnold   . À titre d’incidente, on fera remarquer que ce choix est d’autant plus intéressant que le nom de Benedict Arnold est lui aussi entré dans l’histoire, marqué du sceau de l’infamie   , ce qu’illustrent les paroles du groupe de rap N.W.A. dans le diss « Real Niggaz » adressées à l’ancien membre Ice Cube, après sa séparation du groupe   . C’est que la figure de Judas fascine. Jorge Luis Borges, Bob Dylan, Nikos Kazantzakis, Lady Gaga, George Steiner, Shusake Endo, Giuseppe Berto – et la liste est loin d’être exhaustive – se sont posé la question de la nature de l’acte de Judas. Est-il irrémissible ou fera-t-il in fine l’objet du pardon ? Est-il un instrument de Dieu ou le signe de la présence du Démon ? Reflète-t-il la part déchue de l’homme ou bien une existence prométhéenne ?

Ce sont ces interrogations, et bien d’autres, que Peter Stanford entend soulever dans son enquête sur la figure de Judas. Coutumier des sujets sulfureux, il est l’auteur d’une biographie du Diable   , à travers laquelle il cherche à dresser un portrait historique du personnage, dont les agissements sont contenus, en tout et pour tout, dans 22 mentions des Évangiles. La tâche est ardue puisqu’il s’agit d’embrasser deux millénaires à travers lesquels se mêlent théologie, histoire, art et politique. Car la question du statut de Judas et de ses actions entraînent aussi celle du rapport entre christianisme et judaïsme, revêtu par cette figure. C’est donc un sujet lourd de préjugés et d’interprétations tranchées que Peter Stanford désire reprendre avec le scepticisme bienveillant qui caractérise sa démarche   .

 

Judas, par-delà les mythes

 

L’auteur revient à plusieurs reprises sur la découverte qu’a constituée en 2006 la publication par la National Geographic Society de l’Evangile de Judas   . L’auteur, relisant prudemment ce texte après les Évangiles, y voit la manifestation d’une hérésie gnostique, interne au christianisme   . C’est un texte polémique et, finalement, s’il renseigne sur les premiers siècles d’expansion du christianisme, il apporte peu d’informations sur Judas lui-même et ne fait qu’ajouter « un nouveau fragment de territoire contesté entre ceux qui considèrent Judas comme un être foncièrement mauvais et ceux qui préfèrent voir en lui une simple victime des circonstances »   . Ayant opéré un travail de lecture minutieux de la littérature sur le sujet, il présente un tableau équilibré d’un texte intéressant, qui n’a pas pour autant été le scoop biblique tant vanté   .

De manière plus générale, la première partie de l’étude, traitant des « témoignages » est aussi la plus solide de l’ouvrage. On fera toutefois exception d’apartés intempestifs à Hakeldama, soit le « champ du Sang » où Judas se serait pendu, au monastère orthodoxe qui s’y trouve, ou encore au jardin de Gethsémani. Si les lieux sont importants et si ces épisodes visent à montrer le caractère incertain de nos connaissances, on peut néanmoins douter de ces accès de subjectivité, d’autant plus questionnables qu’ils risquent d’instaurer un lien d’empathie incongru. Présentant de manière extensive les mentions de l’Iscariote dans les différents Évangiles, l’auteur montre tout ce que l’histoire de Judas doit à l’Évangile de Jean, notamment au moment de la scène du baiser   . Finalement, l’auteur arrive à la conclusion que les Évangiles, fragmentaires et contradictoires, ne nous permettent pas d’écrire une histoire de Judas, ce qui ne constitue pas une découverte. La portée de l’histoire de Judas est à chercher dans les usages que l’on en a fait. Dès lors, l’auteur commence à bâtir sa réflexion. Il fait grand usage de la théorie du bouc émissaire développée par René Girard   , faisant suite aux travaux de Susan Gubar   , qu’il cite d’ailleurs à plusieurs reprises en notes. Par conséquent, il se dessine très vite le parti pris de l’auteur qui est de poser Judas en bouc émissaire, en parangon de la figure à condamner.

 

Judas, martyr et saint ?

 

Il est indéniable que la figure de Judas a servi à stigmatiser, à subsumer toutes les catégories condamnées, en un mot, à constituer l’archi-bouc émissaire   . C’est particulièrement le cas des Juifs au moment de l’affaire Dreyfus ou avec le nazisme   . L’auteur se fonde notamment sur les travaux de l’universitaire Hyam Maccoby   . Sans aller jusqu’à dire avec Emmanuel Carrère dans Le Royaume qu’on « trouve pour tout dire au professeur Maccoby un petit côté Faurisson », il apparaît que les hypothèses de Hyam Maccoby ont reçu un accueil très mitigé. Sa vision d’un christianisme, fruit dévoyé du judaïsme, par un Paul de Tarse pervers, est aujourd’hui rejetée   . Par ailleurs, son étude sur la figure de Judas comme archétype des Juifs, si elle soulève de très intéressantes questions, n’en aboutit pas moins à des raccourcis historiques que l’auteur cite en bonne place dans son ouvrage, comme, par exemple, qu’il y a « un lien direct » du « portrait haineux du félon qui avait trahi le Seigneur » à « l’apogée de cet endoctrinement de la haine du Juif»   . Si l’auteur présente cette vision comme une des hypothèses possibles, il n’en demeure pas moins qu’il fonde en grande partie son raisonnement sur celui de Maccoby comme l’indiquent les notes qui accompagnent la lecture.

À cet égard, on pourra faire plusieurs remarques. La première est la faiblesse de l’appareil critique sur lequel s’appuie l’auteur qui, s’il présente une culture artistique approfondie, n’en délaisse pas moins d’importants travaux scientifiques   . Cela s’avère plus gênant lorsqu’il omet des travaux aussi importants que ceux de Giocomo Todeschini qui a montré que, si les Juifs sont assimilables à la figure de Judas, c’est aussi le cas de tous les exclus de l’économie médiévale, des « petites gens » chez qui se mêlent inefficacité et infidélité   . Judas est aussi celui qui n’a pas réussi, le raté. À trop insister sur la vision de Judas en vaincu de l’histoire, l’auteur passe à côté d’usages essentiels dans la culture occidentale. Par ailleurs, même s’il rend compte du caractère romantique que suscite le personnage de Judas, on se demande parfois si l’écrivain parvient à prendre toutes les distances de rigueur avec cette posture.

Cette méconnaissance d’ouvrages aussi fondamentaux, si elle est excusable sur un sujet aussi vaste, s’avère problématique quand elle entraîne l’auteur dans des généralisations hâtives ou même jusqu’à des erreurs dommageables. Passe encore de faire du dominicain Saint Thomas un franciscain   , il est en revanche rédhibitoire de faire de l’Église un appareil totalitaire de contrôle de la population   . Au final, le mouvement du livre semble suivre une progressive réhabilitation de Judas qui en vient paradoxalement à trahir son propos   .