Le roman Les Couleurs du sultan d’isabelle Hausser fait penser aux romans de formation chers à la tradition allemande. Il emprunte aussi des ressorts au roman psychologique et des descriptions au roman réaliste et se présente, une fois qu’on est entré dedans, comme un roman historique et politique atypique. C’est le premier roman paru sur les premières années de la révolution syrienne. Il a été écrit et publié avant même que l'issue de la révolution soit connue.

 

« Le joueur de tambour, en ce mois de ramadan, s'égosillait et criait " À bas le régime ! Éveillez-vous à la liberté ! " ».

 

Isabelle Hausser, qui a déjà écrit plusieurs romans dont Nitchevo et La Table des enfants, couronnés de prix, a vécu trois ans en Syrie de 2006 à 2009. À son retour en France, elle publie en 2010 Petit Seigneur aux allures de conte oriental sur le despotisme, situé dans un pays imaginaire qui fait penser à la Syrie par bien des aspects prémonitoires. Et, dès le 5 février 2011, dans le prolongement de Petit Seigneur, elle met en ligne un feuilleton qui suit semaine après semaine via les réseaux sociaux les manifestations pacifiques, la répression armée du régime contre ceux qui ont surmonté la peur du « Seigneur » et sont descendus dans la rue. Quand la Syrie s’enfonce inexorablement dans le chaos, l'écrivaine décide de reprendre ces textes écrits au fil des manifestations et des massacres, de les étoffer et de les approfondir en se transportant dans l’univers de la fiction.

  

Une fiction « documentaire »

 

L’écrivaine a besoin de faire ce détour par la fiction pour se sentir libre par rapport au devoir de réserve imposé à son époux, ambassadeur à Damas à une époque particulièrement sensible   . Elle cherche aussi à brouiller les pistes pour protéger les amis qu’elle a laissés derrière elle en Syrie. En même temps, elle tient à soumettre son manuscrit à Wladimir Glasman   , arabisant, chercheur et grand connaisseur de la Syrie qui travaillait à l’ambassade de France à Damas quand le couple Duclos-Hausser s’y est installé, parce qu'elle tient à la véracité des faits – récents ou plus anciens – qui servent de toile de fond à l’intrigue, à la justesse de ses hypothèses et de ses analyses politiques et à la vraisemblance de l’ensemble. Enfin, le titre lui est soufflé par Sophie Cluzan, conservatrice au musée du Louvre, qu’elle a connue lors de ses fréquentes missions à Damas.

Ces partis-pris et cette ambition amènent Isabelle Hausser à jouer avec des registres de langue différents et à jongler avec les archaïsmes, les anachronismes et les néologismes sans pouvoir toujours éviter les ruptures de ton. Ainsi dans l'épisode qui relate les tentatives de Mansour, alias Bachar, qui cherche à se marier. Le récit de sa rencontre avec Naïma, alias Assma, est digne de la presse people. Et il débouche, quelques années après leur mariage, sur une « maladresse insigne » de Naïma : donner une interview à un célèbre magazine de mode américain (sic) rappelant « Marie-Antoinette jouant à la bergère ».

 

L’énigme Mansour

  

Dans la première partie, intitulée « La force du destin »   , l’auteure se glisse dans la peau du narrateur, fils d’un militaire proche du père du sultan, alias Hafez al-Assad. Le narrateur est d'abord précepteur au service du fils aîné Mourad, alias Basel, destiné à exercer le pouvoir, puis de son frère, Mansour, alias Bachar, après la mort accidentelle de l’aîné. Comme dans tout roman historique, le lecteur est invité à deviner – ou vérifier – les noms actuels des villes syriennes derrière leurs noms antiques. Ainsi la parentèle du clan au pouvoir vient d’Aréthuse, aujourd’hui dénommée Rastane ; la Cité désigne la capitale, Damas ; Béroé, Alep ; Émèse, Homs ; Épiphania, Hama ; Axius, le fleuve Oronte ; la cité lacustre de la République helvète, Genève. Quand les noms antiques font défaut pour désigner des réalités politiques d’aujourd’hui, Isabelle Hausser invente avec malice des équivalences : notre Ennemi avec un E majuscule pour Israël, la Principauté des neiges pour le Liban, le Beylicat pour la Tunisie, le Pharaonat pour l’Égypte, la Péninsule pour le Qatar, la Nébuleuse européenne pour l’Union européenne, la Constellation de la mer centrale pour l’Union pour la Méditerranée, la nébuleuse internationale pour l’ONU, la Constellation de l’Atlantique Nord, pour l’OTAN…

Par touches successives, l’auteure – par la voix du narrateur – évoque les structures opaques du régime, « des leurres destinés aux naïfs et aux étrangers », et fustige avec humour la vision « toute personnelle » de l’économie du cousin maternel de Mansour – Rami Makhlouf, cité aujourd’hui dans les Panama papers. Isabelle Hausser s’est inspirée d’un homme très bien introduit dans le premier cercle du pouvoir – qu’elle a connu à Damas par l’entremise de l’ambassade – pour camper le personnage central du narrateur. Elle lui a prêté une tête politique bien faite, comme nous pouvons en juger à travers ses petites phrases qui émaillent la première partie : « Le sang nuit toujours aux affaires, au tourisme et, plus généralement, aux relations diplomatiques. C’est pour l’avoir oublié que Mansour a tout perdu ». Parfois, il laisse affleurer sa perplexité sur « l’énigme Mansour », mais sans trancher : est-il un réformateur qui louvoie, une marionnette aux mains des « durs » du régime, un souverain arrivé au pouvoir par surprise qui se découvre un destin ? Lorsqu'il évoque la mention des droits de l’homme dans le communiqué commun à l’issue de la visite à de Mansour à Paris, celui-ci lui explique que ces quelques mots sont « des hochets pour amuser les Occidentaux. Rien de plus ». « Sous son apparente maladresse et son physique ingrat, il cachait finalement le même génie politique que son père. On avait eu tort de douter de lui », conclut le narrateur provisoirement.

  

La famille régnante d’abord !

  

La seconde partie « L’embrasement »   épouse le rythme du soulèvement. Elle égrène les slogans   pleins de ferveur votés avant chaque manifestation du vendredi par les activistes, matériau inépuisable pour entrer dans la psyché de cette « révolution impossible ». « Connaissant le système de l’intérieur, je savais […] qu’une révolution aurait un coût humain élevé. Bien supérieur à celui qu’avait payé le Beylicat ou le Pharaonat », commente le narrateur. Après la « punition » infligée aux enfants d’Adraa [Deraa], berceau de la contestation, le Vendredi Saint, il comprend que la répression « n’épargnerait pas les enfants ».

Plus Mansour s’enfonce dans la répression, plus le narrateur prend ses distances avec le personnage : « tout était prêt pour l’escalade de la violence. Je savais que Mansour nous y précipiterait plutôt que d’abandonner la moindre parcelle de pouvoir et de territoire » ; « sa morale se résumait à cet unique principe, la famille régnante d’abord ». La géopolitique n’est pas loin : après l’intervention en Tripolitaine [Libye], les Occidentaux n’ont ni l’envie ni les moyens d’ouvrir un second front sur la mer Centrale, note le narrateur. Et Mansour ajoute : « D’autant qu’ils ont chez eux beaucoup de racistes qui pensent que mieux vaut laisser les Arabes s’entretuer ».

À Damas, le narrateur – ambivalent  – hésite à donner l’ordre de tirer sur les manifestants qui crient « Liberté ! Liberté » car ces syllabes « contenaient toute [s]on aspiration d’homme ». Au slogan suivant, « le peuple veut la chute du régime », son conditionnement d’homme de la nomenklatura l’emporte : il donne le signal à ses hommes de tirer. Combien sont-ils au sein du régime comme lui ? Deux ou trois cents privilégiés, estime-t-il. À l’époque, plus d’un million de forces sont engagées dans la répression pour mater un peuple de 22 millions de personnes et reconstruire le « mur de la peur ». « Le nombre des morts et des disparus dépassait déjà celui des victimes du vieux sultan à Épiphania [Hama] », note-t-il à l’été 2012. Il finit par être écarté du palais. On ne lui fait plus de cadeau.

 

« Du bon côté de l’histoire »

 

Quand son ami Bassam, professeur de littérature à l’université, nommé un temps au bureau de la censure par l’entremise du narrateur, passe à la rébellion, il est persuadé d’être « du bon côté de l’histoire ». Arrêté, il meurt sous la torture et le narrateur est mené de force vers sa dépouille. Son jugement se fait plus dur : « Mansour avait besoin d’allumer une guerre confessionnelle. […] pour entraîner tout le pays dans l’abîme avec lui, à la manière dont Hitler, sentant qu’il ne pouvait plus gagner, avait programmé la destruction de l’Allemagne ».

À ce stade, Isabelle Hausser renoue avec la veine du roman psychologique et cherche une explication à l’attirance de Mansour pour la pulsion de mort. Souffrance fœtale à la naissance. Détresse respiratoire. Séquelles ? Cet être banal, menteur, complexé, modèle de cynisme, hérité de ses ascendants, est « mort puis ressuscité ; exclu du pouvoir puis appelé au pouvoir ». « De lui, rien ne me surprendrait. Y compris qu’il traverse indemne cette révolution », avoue le narrateur. Mansour joue sur les divisions du peuple, partagé à parts à peu près égales entre ses partisans, ses adversaires et les indécis qui se rangeront derrière le vainqueur. De même, en libérant les djihadistes de prison, il fait un calcul qui sera payant vis-à-vis de l’Occident. Outre la peur, il sait actionner les leviers de la cupidité et de l’ambition pour regagner une part du terrain perdu.

Enfin, pour les besoins de l’intrigue, Isabelle Hausser crée un très beau personnage de femme du peuple, protégée du père du narrateur, Salima. Originaire d’Émèse [Homs], devenue veuve, elle rejoint la famille de son protecteur pour le servir. Cela ne l’empêche pas de passer dans le camp de la révolte, puis dans la résistance active. Symbole généreux et lumineux de cette Syrie qui relève la tête, les derniers mots du narrateur, qui a fui à l’étranger pour échapper au danger, sont pour elle, après sa disparition : « l’incarnation de ma patrie perdue […] n’est plus ».

Isabelle Hausser réussit une gageure : aux marches du palais, elle nous introduit dans les arcanes du pouvoir et le cerveau de Mansour et, dans le même temps, Bassam et Salima nous rendent la révolte proche. Enfin le personnage du narrateur nous rappelle que les révolutions doivent compter aussi avec les contradictions et les ambivalences de ceux qui ne sont pas des héros

 

À lire également sur nonfiction.fr : 

- Notre dossier Cinq ans après les printemps arabes

- Notre dossier Polyphonies syriennes

 

Pour aller plus loin : 

- Le feuilleton Petit Seigneur se prononce le 10 février 2012 pour une intervention militaire limitée, au nom de la responsabilité de protéger, votée par l’Assemblée générale des Nations unies en 2005.

- Le livre Les Couleurs du sultan sort alors qu’Isabelle Hausser séjourne à Berne. Ce qui lui vaut un portrait dans Le Temps du 6 juin 2014, et un grand entretien à la radio suisse le 13 juin 2014.

 

 

Les couleurs du sultan

Isabelle Hausser

Buchet-Chastel, 2014

360 p., 22 euros