Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Le scandale des Panama Papers pousse à se tourner vers une autre forme d'évasion fiscale : les comptoirs commerciaux des Vénitiens en Terre sainte, à l'époque des croisades...

 

Le choc de l'offshore

Depuis le début de la semaine, les Panama Papers ébranlent le monde : un travail exceptionnel de journalisme d'investigation a conduit à des révélations-chocs, qui elles-mêmes mènent à d'importantes manifestations, notamment en Islande, où le premier ministre a démissioné mardi. On sait depuis longtemps à quel point la classe politique dans son ensemble ne répugne pas à l'évasion et à la fraude fiscale – pensons à Jérôme Cahuzac... Mais ce qui choque dans les paradis fiscaux, c'est leur aspect institutionnel, le fait qu'ils soient la norme pour certains grands de ce monde, comme si on avait affaire à une pratique légale, officielle.

Puisque Le Monde évoque, dans son édito de mardi, le « tournis »  que donne cette avalanche de révélations, tournons-nous vers le Moyen Âge. Car la pratique des paradis fiscaux ne date pas d'hier. Au tournant du XIIe siècle, le succès de la première croisade conduit à la formation des États latins d'Orient, dont le royaume de Jérusalem est le plus célèbre. Les Latins qui choisissent de rester vivre en Orient sont peu nombreux, et, pour assiéger les cités qui restent au pouvoir des musulmans, ils se tournent vers les communes italiennes : Venise, Pise, Gênes. Les Italiens s'empressent de monnayer leur aide en réclamant la plupart du temps un tiers des villes qu'ils aideront à prendre. Dans ce tiers de la ville, ce sont les lois de la commune qui doivent s'appliquer : on parle de privilège d'extraterritorialité, car cette partie de la ville, bien que située géographiquement en Orient, est considérée comme si elle était située à Venise ou à Pise.

Ces privilèges, les Italiens les avaient d'abord obtenus dans l'empire byzantin, où ils sont implantés depuis longtemps et c'est forts de cette expérience qu'ils négocient avec les rois de Jérusalem. Car ce privilège est extrêmement important. Il a d'abord des conséquences politiques et juridiques : les Italiens peuvent désigner leurs propres chefs et ils sont jugés par leurs propres tribunaux, selon leurs propres lois. Mais il a surtout des conséquences économiques et commerciales car, lorsqu'ils commercent dans ces enclaves, les Vénitiens ou les Pisans ne paient pas les taxes du roi de Jérusalem. Or ces Italiens sont avant tout des marchands, qui ramènent d'Orient latin des biens rares et précieux comme des épices ou de la soie. Le privilège devient dès lors incroyablement précieux. Ces enclaves italiennes sont ainsi, à nos yeux, à mi-chemin entre les zones duty free des aéroports et les paradis fiscaux contemporains...

 

L'Orient, terre du paradis terrestre... et fiscal

Les souverains latins sont même obligés d'aller encore plus loin, tant ils ont besoin de l'appui des communes italiennes. Ainsi, en 1123, les Latins signent avec Venise le Pactum Warmundi, du nom du patriarche de Jérusalem qui négocie le traité. Dans ce traité, les Vénitiens obtiennent encore plus de privilèges : ils possèdent leurs propres bains, leurs fours, leurs moulins, alors que ce sont normalement des monopoles royaux et seigneuriaux, ils ne peuvent pas être jugés par les cours royales, ils ont leurs propres marchés, avec le droit d'utiliser leurs poids et mesures. S'ils meurent sur le territoire du royaume latin, ou s'ils font naufrage sur ses côtes, leurs biens ne peuvent pas être saisis : c'est une protection contre le droit d'aubaine dont on parlait il y a quelques mois dans cette série. Nulle part dans le royaume, leurs biens ne sont taxés ; et ils peuvent posséder des terres sans devoir un service militaire au roi. Pour toutes les affaires commerciales conclues dans leurs quartiers, ils ne paient absolument aucune taxe au roi.

Evidemment, les Vénitiens s'empressent d'annoncer partout que leurs taxes sont bien moins élevées que celles du roi. Les marchands ont donc tout à gagner à vendre et à acheter sur les marchés vénitiens d'Acre et de Jérusalem. Ces enclaves sont donc des paradis fiscaux, au sens strict : des territoires à fiscalité réduite ou nulle. En 1123, le quartier vénitien d'Acre est le Panama du Proche-Orient médiéval.

 

Lutter contre l'évasion fiscale médiévale

Les rois médiévaux ne sont pas des brutes qui ne pensent qu'à faire la guerre ou à trousser les paysannes. Très au fait des affaires économiques et commerciales, ils savent bien voir où est leur intérêt. Les rois de Jérusalem comprennent immédiatement à quel point ces privilèges sont dangereux. Sur le plan symbolique, ils affaiblissent l'autorité royale. Dès 1125, Baudouin II réaffirme que les terres que possèdent les Italiens ne sont pas des alleux   , et que les Italiens doivent lui rendre le service militaire, comme tous ses feudataires.

Surtout, les souverains de Jérusalem comprennent bien l'immense manque à gagner que ces privilèges représentent. Dès lors, tout au long du siècle, ils vont tenter de limiter ces privilèges exorbitants, notamment en opposant les cités italiennes les unes aux autres – diviser pour mieux imposer... Un roi s'appuie ainsi sur Marseille, un autre sur Pise. Et les résultats ne se font pas attendre puisque Baudouin III réimpose par exemple l'utilisation des poids et des mesures du roi tandis que le roi Foulque précise que les privilèges ne concernent que les Italiens qui résident dans le royaume, et pas les marchands qui ne font qu'y passer. Les rois n'hésitent pas à taxer, souvent lourdement, les Italiens, qui brandissent alors leurs privilèges et vont jusqu'à en appeler au pape !

 

Dis-moi à qui tu payes, je te dirai qui tu es

Alors que nous dit ce long détour par les pratiques médiévales ? Que l'évasion fiscale existera toujours ? Probablement. Mais il nous montre aussi que celle-ci s'oppose directement aux intérêts souverains d'un pays et d'un pouvoir, et qu'elle doit être étroitement combattue, par un arsenal juridique mouvant et fluide. L'exemple des enclaves italiennes souligne surtout que derrière les paradis fiscaux se nouent des enjeux certes économiques, mais aussi politiques et juridiques. Car payer les taxes d'un roi, ou les impôts aujourd'hui, c'est participer à l'économie du pays. C'est donc, symboliquement et effectivement, devenir citoyen de ce pays.

En 1168, le roi Amaury Ier le dit bien : les Pisans qui veulent détenir un fief de lui doivent renoncer à leurs privilèges de Pisans ; ceux qui préfèrent garder leurs privilèges ne peuvent pas devenir ses fidèles. On ne peut pas être à la fois homme du roi et marchand pisan. L'alternative, au Moyen Âge, ne se pose pas encore en termes de nationalité, mais l'enjeu est bien, déjà, la participation à une communauté qui dépasse l'individu. Le problème reste le même aujourd'hui. Si des milliers d'Islandais descendent dans la rue, c'est parce qu'ils comprennent bien qu'on ne peut pas être à la fois premier ministre islandais et détenteur d'un compte au Panama. Tout comme les Pisans en 1168, il faut choisir à quelle communauté on veut participer, et quelle identité on veut assumer. Voilà tout l'intérêt des Panama papers : en révélant l'ampleur de l'évasion fiscale, ils vont – espérons-le – forcer ceux qui en bénéficient à annoncer publiquement qui ils sont. Et à choisir entre le paradis des riches et la terre des citoyens


Pour en savoir plus

David JACOBY, « The Venetian Privileges in the Latin Kingdom of Jerusalem: Twelfth and Thirteenth-Century Interpretation and Implementation », dans Benjamin Z. Kedar, Jonathan Riley-Smith, Rudolph Hiestand (ed.), Montjoie, Aldershot, Variorum Reprints, 1997, p. 155 175.

Eric Vernier, Fraude fiscale et paradis fiscaux. Décrypter les pratiques pour mieux les combattre, Paris, Dunod, 2014.

 

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