Enseigner la littérature ? Oui, c’est encore possible, à condition d’envisager les textes comme des objets transitionnels.

Il y a donc péril en la demeure ! C’est à croire puisqu’il y a là aussi une ZAD, zone à défendre. Ce qui tendrait à ranger l’auteure du côté des esprits crépusculaires du temps : tout serait perdu aussi en matière littéraire – crise de la littérature dans les sociétés démocratiques, dit-on –, ou plutôt de lecture de la littérature, comme nous le verrons. Et bien pas du tout, ou pas exactement de cette manière ! Zone à défendre, sans doute, mais pas parce qu’en déshérence, plutôt parce qu’on n’adopte pas tout à fait les bons moyens pour redonner le goût de lire à des générations qu’on estime perdues. Cette torsion de signification imposée par l’auteure à son sous-titre, et surtout à la perspective visée, est pleine d’intérêt et relance avec bonheur la question de la lecture, si elle ne relance par simultanément celle, plus générale, de la culture, entendue ici comme ce que la société prévoit pour aider chaque adulte à régler son monde interne par rapport aux exigences du monde réel.

 

Au passage, on pourrait insister en soulignant un parallèle, qui pourrait lui-même être amplifié. L’auteure a le souci du lecteur de littérature, comme certains ont le souci du spectateur d’art et de culture, de nos jours. Non pas pour le condamner encore à partir du critère d’un idéal de culture et de l’opposition sèche cultivé vs inculte, mais pour lui redonner une place, sans doute décalée, et pour encourager ceux qui persévèrent à ne pas désespérer de la situation contemporaine dans leurs efforts pour enseigner encore, c’est-à-dire apprendre à troubler sans doute les certitudes, mais sans les balayer systématiquement par d’autres certitudes autorisées.

Le lecteur de ce compte rendu aura donc compris que cet ouvrage ne propose pas une énième théorie de la littérature – telles celles qui ont permis de gagner en rigueur épistémologique dans ce domaine, mais au prix de placer les chercheurs dans une certaine schizophrénie, celle du lecteur professionnel qui a oublié ce qu’est la lecture privée, en plaçant un écran d’insensibilité entre le texte et le chercheur. Il ne se perd pas dans des considérations sur le déclin de toutes choses, ne se dissout pas dans un discours crépusculaire. Au contraire, à partir de la question de savoir si on a des raisons personnelles d’aimer ou de lire des ouvrages littéraires, il tente une aventure positive, estimant que l’on peut encore donner sa chance à chacun. L’auteure, d’ailleurs, est enseignante, et fondatrice d’un mouvement Transitions (dont l’objet est la relation intime avec les textes), elle ne se laisse pas décourager dans sa volonté de reprendre le dossier de la formation des esprits, elle n’en est d’ailleurs pas à son premier ouvrage sur ces questions. Sauf que, celui-ci, le dernier pour l’heure, se jette à corps perdu dans la gueule du loup, laquelle est d’abord exemplifiée par son propre fils. Elle y revient plusieurs fois, citant des expériences en cours d’année scolaire et en vacances, et surtout une belle « expérience » autour du Mauvais Vitrier de Baudelaire, laquelle fut reprise plus tard avec des étudiants. Le fils était venu trouver sa mère, déconfit, parce qu’il ne trouvait pas dans la lecture silencieuse d’un ouvrage le plaisir qu’il avait eu à écouter une lecture qu’elle lui avait faite quelques mois auparavant. Certes, il ne s’agit pas pour autant d’opposer l’oralité collective – représentée notamment par le conteur, vu ou non à travers Walter – et la lecture singulière, mais au moins de pointer ce que peut signifier à ce niveau le plaisir de lire un ouvrage à quelqu’un, et de partager un goût avec lui. Et ce qui est vraiment pointé là est moins l’oralité, encore une fois, que la situation du livre, placé entre deux personnes, le jeu qu’il permet entre deux dimensions, la scène à laquelle il introduit, sur laquelle s’opère ou devrait s’opérer un contact immédiatement sensible avec les contes.

 

Dès les premières pages de l’ouvrage intervient une notion destinée à servir de guide à toute l’élaboration de l’auteure : la notion d’objet transitionnel. Cette notion est reprise ici à Donald Winnicott. Chez ce dernier, elle avait pour but de donner un statut au célèbre « doudou » des enfants. L’auteure, alors, à la suite de Winnicott, élargit la perspective. Elle introduit dans le rapport littéraire cette idée d’un libre jeu créatif qui ajuste les motions du monde interne aux exigences du monde externe, ainsi que le raconte aussi l’historien Carlo Ginzburg, à propos des lectures que sa mère lui faisait, enfant. Dès lors, elle envisage la littérature comme un objet transitionnel. Encore cet aspect peut-il être envisagé de deux manières : la plus courante, celle qui traite les qualités intrinsèquement transitionnelles des textes littéraires ; la moins courante, qui est celle de l’auteure, laquelle consiste à mettre au centre de la question de la littérature les parents et les enseignants qui participent activement à la configuration de l’économie de la lecture, lecture avec des enfants, avec des élèves… (si possible traités autrement que sous forme d’abstraction). L’expérience primordiale ici n’est pas la lecture spécialisée du connaisseur, mais celle de l’accompagnateur ou de l’enseignant : comment aborder un texte, qu’en dire, quels pièges faut-il contourner pour en parler personnellement, etc. ? L’enjeu de l’ouvrage est sans aucun doute de définir autrement la littérarité d’un texte, et de remettre à l’honneur la jouissance esthétique qu’il peut procurer. Dans les phénomènes transitionnels, en effet, nous ne sommes jamais devant un objet, mais comme des acteurs dans leur jeu.

Aussi l’auteure peut-elle poser cette règle : « Parler de la littérature en portant sur elle un regard transitionnel, et par là même dégager certains enjeux de sa transmission auxquels nous n’avons pas l’habitude de nous intéresser, tel est le pari de ce livre. » Ce qui revient à déplacer totalement les perspectives dans lesquelles la soi-disant crise de la littérature est abordée – dans la déploration, le déni, la dénonciation –, en changeant de point de vue sur son historicité et sur sa pratique. « Il s’agit pour moi de la [la littérature] re-définir dans la perspective de son partage, de sa transmission, donc de son avenir. »

Le partage de la littérature tel qu’il est proposé a, bien sûr, des répercussions sur la conception de la littérature. Non pas que l’auteure tienne, en tout cas dans cet ouvrage, à faire preuve d’une théorisation extrême ou nouvelle. Elle ne cherche pas à proposer une définition inédite de la littérature même si son parti pris en écarte nécessairement un certain nombre. On retiendra plutôt ceci : elle se refuse, quoi qu’il en soit, à définir la littérature par un corpus de textes sacrés à imposer absolument à chaque citoyen. En quoi, elle fait allusion à certaines doctrines de la littérature, et sans doute à l’histoire même de la constitution du corpus littéraire scolaire destiné à favoriser la transmission des valeurs (scolaires, académiques, culturelles ?), opération au terme de laquelle on pouvait discriminer, croyait-on, « objectivement », les textes littéraires et les autres textes, mais aussi les « bons » et les « mauvais » textes littéraires, voire les textes « majeurs » et les « mineurs ». En revanche, elle circonscrit un partage spécifique essentiel à la subjectivation de citoyennes et de citoyens en démocratie ; « subjectivation » étant un terme délicat à utiliser si l’on tient compte du fait qu’il est généralement associé à « émancipation » (ce qui n’est pas l’optique de l’auteure). Ajoutant alors que ce partage met l’accent sur des valeurs esthétiques et thérapeutiques, autrement dit sur les liens transitionnels qu’ils tissent entre nous et pour nous, plus d’ailleurs que pour les effets bénéfiques ou néfastes qu’ils pourraient avoir sur le lecteur (ainsi qu’on en jugeait lorsqu’on interdisait la lecture des œuvres aux jeunes filles par peur de leur perversion par les romans).

 

De toute évidence, le propos de l’auteure doit se tenir sur une ligne de crête un peu délicate, moins dans la conception qu’elle se fait des choses littéraires, que dans les expressions choisies pour les défendre. Car elle ne peut faire l’impasse sur les années structuralistes de la théorie littéraire (pas plus que sur les années herméneutiques), il n’est pas question non plus d’en condamner les apports, mais de réapprendre à jouir des effets de la littérature, en cessant de neutraliser les affects parce qu’on mue les personnages en constructions linguistiques, dépouillées de toute excitation. D’un autre côté, il n’est pas question non plus de retomber dans les anciennes illusions d’une littérature copie d’une réalité à laquelle elle renverrait sans cesse (faire passer un mode fictif pour un mode réel), voire d’une littérature interprétée psychologiquement. C’est plus exactement, et sans aucune nostalgie pour ces deux procédures inverses, à la charnière de ces deux options (mimétique et psychologique) que l’auteure propose de jouer sur les deux niveaux : la déconnexion du réel et du psychologique, mais la reconnexion avec le lecteur. Ainsi prend forme l’optique de dégager un autre point d’impact de la littérature : la forme de son partage. Retour donc sur la lecture d’ouvrages avec son fils (voir plus haut) et la question de savoir si nous sommes encore capables de concevoir un partage des textes et de la littérature, lequel serait fondé à la fois sur l’échange des émotions et le dialogue. L’amour du partage en somme et un espace de confiance, ouvert par un texte littéraire qui procure une jouissance esthétique, et favorise aussi des réactions émotionnelles, des affects.

 

Au fond, la littérature parle aussi du lecteur au lecteur, reprend l’auteure. Dans de nombreuses interviews, elle souligne que la littérature permet après tout de regarder son monde avec une certaine latitude et de se saisir dans sa langue sans mépris pour les parlers non-littéraires (puisqu’eux-mêmes peuvent être lus littérairement). En prenant les œuvres par ce biais, l’auteure ne souhaite pas éliminer la langue littéraire, elle souhaite au contraire permettre à chacun d’y revenir, et de jouir de sa capacité à élargir ses possibilités. Et sans doute aussi de jouir de la « beauté » d’un texte ! Évidemment, il fallait bien revenir sur ce problème. Évoquer la beauté de nos jours, n’est-ce pas une manière de faire prévaloir ses sentiments sur le texte et plus encore la rhétorique de l’admiration sur la jouissance du texte ? Pour l’auteure, le débat est central si d’aventure nous avons perdu notre candeur esthétique et même la faculté d’éprouver le sentiment du « beau ». Elle appuie cette référence sur le désir de partage, excluant tout de même de faire du beau la nouvelle norme de l’enseignement. Que peut s’exclamer l’enseignant(e) devant ses élèves lorsqu’elle/il apprécie une œuvre et souhaite partager un tel sentiment ? L’auteure ne peut donc juger la question du beau comme question parasite. Affaire d’élan et de confiance, encore une fois, et non nécessairement d’interprétation psychanalytique, l’auteure référant ici (et aussi plus tôt dans l’ouvrage) aux travaux de Monique David-Ménard.

 

De ce parcours que résulte-t-il ? Si l’on est convaincu par la démarche de l’auteure, il est incontestable que l’on y aura appris à prendre les textes de façon transitionnelle. Nous aurons alors appris à être ensemble, par la littérature. Dans les mots de l’auteure, en fonction encore une fois de l’enseignement et non de la théorie littéraire, « la lecture littéraire me paraît propre à aider les individus, dans la singularité de leurs trajets, à se frayer un chemin, à s’établir dans le langage, dans la société »