Au Musée du Quai Branly, l’exposition Persona – étrangement humain interroge l’identité humaine par le biais de ses sentiers limitrophes. Les objets troublants des peuplades primitives en dévoilent le caractère mouvant et multiple dont témoignent encore les productions de la dernière modernité.

 

Au cœur du parcours, l’Homo Luminoso, Man silhouette, rideau ou pluie de lumière en fibre optique de Roseline de Thélin imitant une forme humaine constellant dans un manteau de nuit, passante post-baudelairienne de l’ère numérique aux formes d’hologramme qui semble, par son apparente disparition, symboliser toute l’ambiguïté dans cette exposition où le visiteur, plongé dans une obscurité profonde, voit surgir les œuvres dans leur écrin de lumière.

L’exposition Persona – étrangement humain présentée au Musée du Quai Branly du 26 janvier au 13 novembre 2016 a de quoi étonner à plus d’un titre. En cela, elle remplit les exigences de son titre premier – Persona – qui désigne en langue latine un masque de théâtre, nous engageant immédiatement sur les sentiers limitrophes de l’identité humaine. Qu’est-ce qui se joue à ces frontières de l’humain, lorsque l’on ne sait plus très bien qui du masque ou de ce qui le cache constitue la véritable personnalité, l’humanité plus largement, de l’être ainsi présenté ou re-présenté ? 

 

 

 

« Etrangement humain ». Le sous-titre de l’exposition nous met sur la piste : l’être humain est parfois extraneus comme on le dit en langue latine, à savoir étranger, à lui-même et aux autres, et c’est bien cette étrangeté, parfois inquiétante pour parodier Freud, qui se donne à voir, de temps à autre avec effroi, dans cette exposition déstabilisante qui nous renvoie à nous même le visage énigmatique de l’homme, qui est aussi parfois le nôtre. Effroi car la prise de distance peut se révéler brutale : viscères mises à nu, crânes surdorés, bras démultipliés et animés par une étrange machine, humaine, trop humaine dans l’illusion qu’elle donne par son apparence troublante de vie. Le mécanisme rejoint bien souvent la vieille machine humaine jadis évoquée par La Mettrie dans L’Homme machine. Voici Descartes réalisé, artialisé, robotisé.

 

Vous l’aurez compris, c’est à un cabinet de curiosités d’un nouveau genre que nous convie cette exposition surprenante, un cabinet de curiosité technologique : point de monstruosités tout droit sorties de la nature et de ses aberrations tératologiques   , mais bien davantage des créatures façonnées par l’homme, créations robotiques qui troublent notre rapport de distanciation à la machine. Pour le dire en deux mots, ces machines sont diablement humaines. L’on se croirait pour un peu plongé dans une de ces expositions si chères au XIXe siècle où l’on exposait les curieuses inventions des hommes qui jouent à se faire peur ou plutôt à s’interroger sur ce qu’ils sont en construisant, avec ce qu’ils ne sont pas, de parfaits simulacres n’en restituant pas moins, en les révélant au grand jour, leur monstruosité intérieure.

 

 

Que nous apprend cette exposition, si ce n’est que nous ne sommes pas ce que nous croyons être, unis, uniques, solides et cohérents, que l’homme reste et demeure cet « étrange monstre » cornélien    qui n’en finit pas de s’étonner lui-même ? Mais il n’y a pas là que des machines et l’intérêt majeur de cette exposition semble se loger dans la considération de ce qui est absent et n’en est pas moins une part fondamentale de nous-même. Un pan entier de l’exposition est en effet consacré à l’univers de l’invisible, des âmes chamaniques et des fantômes des ombres, de ce peuple de l’autre monde ou de l’au-delà qui nourrit les fantasmes les plus profonds de l’humanité depuis ses origines. Car la question « Que devient-on après la mort ? » résonne entre les rayons lumineux qui se projettent vers les objets troublants des peuplades primitives, sacrés et consacrés, baguettes obscures de magie noire qui peuvent ressusciter les morts et faire apparaître les esprits.

 

               

 

 

Au détour d’un fouet africain, d’une amulette effrayante ou d’une série de crânes miniatures alignés comme une pâle rangée d’âmes vous happant vers l’infini, vous croiserez peut-être le robot humanoïde Berenson qui vous rappellera – chapeau melon et écharpe de laine – que cette question troublante de la nature de l’homme a traversé les âges. C’est sans doute là à la fois la qualité et le défaut de cette exposition, car il y a toujours une contrepartie à des parti-pris esthétiques : l’on s’y trouve constamment, sans souci chronologique mais avec un tropisme thématique dans le goût du temps, plongé aux racines de la primitivité foisonnante dans le plus pure tradition de l’ethnologie lévistraussienne et projeté sans coup férir dans les limbes à venir de la modernité la plus absolue. Témoin en est le parcours proposé au visiteur ébahi, en étoile ou en lacet, selon le gré du curieux, qui débouche sur une galerie rouge éclatante consacrée à l’univers fantasmagorique du « roboticien » japonais Masahiro Mori, clou mais aussi origine du spectacle.

 

Car l’exposition dirigée par Anne-Christine Taylor-Descola et Emmanuel Grimaud se fonde sur « l’expérience de Mori », théorème et théorie selon laquelle plus une créature artificielle s’approche de l’humanité, plus elle suscite la curiosité. Mais si elle s’en approche trop, elle provoque l’effet inverse, le rejet : l’étrangeté devient inquiétante. L’amusement vire au cauchemar. C’est pour revivre lentement cette expérience que les visiteurs sont invités à entrer dans la galerie de Masahiro Mori baptisée « Vallée de l’étrange », du nom du lieu virtuel inventé par le robotiste où l’être regardant bascule dans le malaise face à des humanoïdes trop humains (le zombie serait alors l’illustration parfaite de ce vertige du frisson mimétique).

 

                  

 

L’expérience la plus troublante n’est pourtant pas celle que l’on pourrait croire : si chacun peut être tenté de participer à l’art et de recomposer sa propre statue ou idole en plaçant une tête sur un buste et des pieds à sa guise au gré d’une installation rotative semblant vous suggérer dans un message d’amitié universelle – Choose your god – Choisissez votre dieu –, c’est peut-être l’imitation étonnante du Jardin des Délices de Jérôme Bosch par Wolfe von Lenkiewicz qui fait culminer le vertige déstabilisant du déjà-vu. Dans cette œuvre, l’original semble se confondre avec l’imitation, où de nouvelles créatures surgissent de la forge de Lenkiewicz pour se fondre, par osmose esthétique parfaite, avec l’univers torturé de Bosch. Impossible dès lors de déterminer lequel de ces êtres fantasques vient d’un pinceau ancien ou d’un pinceau moderne : tout semble flotter harmonieusement dans la teinte unifiée d’un Bosch-Lenkiewicz ou d’un Lenkiewicz-Bosch. Le trouble, encore le trouble.

 

 

De la Love Doll japonaise au bébé phoque robotisé, robot consolateur et apaisant, de l’horreur des crânes aux amulettes et autres artefacts, le visiteur, devenu chasseur de fantômes, constelle au sein d’un univers hétéroclite dont le seul dénominateur commun semble être l’étrangeté absolue de l’être et du non-être. De ce vertige quasi ontologique et métaphysique, que ressort-il ? Un enchantement, mais aussi un faisceau intarissable de questions qui toutes convergent vers l’énigme, posée en termes de robotique ou de grigris africain : quel est ce fantôme, cet autre, si ce n’est une part de moi-même ? Seule certitude possible : l’homme ne cesse de projeter, au fil des siècles, ses rêves d’amour et ses cauchemars d’ailleurs, sur les créatures qu’il invente comme une mise à distance de lui-même. Il s’agit toujours de mieux se comprendre, de se saisir en se confrontant à l’insaisissable entre projection, identification et rejet fertile. Ce qui n’est au fond qu’une autre manière de revenir à soi et à ses propres démons, de sonder ses abymes et regarder en face son énigme.

 

Céderez-vous au mouvement, réputé hypnotique, du Bouddha du coréen Wang Zi Won et de ses multiples bras animés, robotisés en cadence, pour atteindre cet état de « compassion et de renoncement » que cherche à faire naître Masahiro Mori à travers ses robots qui « partagent la nature du Bouddha » ? Il reste à en tenter l’expérience…

 

Exposition Persona – étrangement humain

Musée du Quai Branly

Du 26 janvier au 13 novembre 2016

Commissaires : Anne-Christine Taylor-Descola et Emmanuel Grimaud