Philosophe et psychanalyste, Claude Rabant nous invite à une déambulation à travers quelques grandes figures de la jalousie.

 

Les jaloux dans la littérature

 

« Les morts sont-ils jaloux ? Jaloux des vivants, et de leur survie ». Claude Rabant revisite la jalousie à partir de ce pas de côté suggestif qui autorise différentes lectures : la haine et l’inclination au meurtre du jaloux seraient peut-être déterminées par une injonction. Le mot n’est pas employé, mais le spectre de la culpabilité plane au-dessus du jaloux. Claude Rabant laisse à son lecteur le soin de prolonger sa réflexion et reprend deux chapitres plus loin l’hypothèse de cette jalousie des morts, qu’il imagine incarnée par les vampires   . En 29 chapitres, de « l’affaire Caïen » à « Jalousies extrêmes » en passant par « Il ne faut jurer de rien ou la fin du libertinage » ou par « Sagesse des femmes », l’auteur se livre à différentes associations autour de la jalousie. Claude Rabant ne suit pas d’autre ordre apparent que celui que lui inspire sa promenade lettrée. On y rencontre Médée (celle de Sénèque, celle d’Euripide, mais aussi l’adaptation qu’en fit Pasolini). Othello et Andromaque sont convoqués. Des jaloux comiques sortent du placard au détour du chapitre 13   : le jaloux aurait tendance à s’afficher, écrit Claude Rabant, et le Sganarelle de Molière dans Sganarelle ou le cocu imaginaire comme les personnages de La Vénus à la fourrure de Polanski souligneraient la puissance comique que recèle la jalousie quand apparaît un tiers spectateur. Parfois, la jalousie se présente sous son versant de fait divers. Valérie Tierweiler traverse la scène. Mais ce sont surtout des figures mythiques que Claude Rabant nous raconte : l’injustice de Yahvé qui fait basculer l’émulation fraternelle entre Caïen et Abel en une rivalité meurtrière ; Médée dont l’infanticide commis sous le coup de la jalousie soulève l’horreur et l’incompréhension publique ; Othello quant à lui nous entraîne dans un chassé-croisé entre jalousie et envie. Car le personnage éponyme de la pièce de Shakespeare est conduit au meurtre de Desdémone par une jalousie soigneusement ouvrée par Iago. C. Rabant situe du côté de l’envie le ressort de l’officier au service d’Othello. Et de fait, le psychanalyste revient sur l’inévitable question de l’opposition entre jalousie et envie. Le « zèle » où la jalousie trouve son étymologie est l’état de celui qui « bouillonne ». Sa souffrance est du registre de l’« être », tandis que l’envieux en voudrait à ce que l’autre « a ». Pour autant, Claude Rabant ne fait pas de cette distinction le point de départ d’une interrogation conceptuelle. 

 

La jalousie au crible d’une série de références théoriques  

 

Pour s’éclairer dans sa promenade, l’auteur en appelle à des hypothèses et des notions centrales avancées par quelques uns de ses prédécesseurs. Les références de Claude Rabant sont majoritairement psychanalytiques, mais pas toujours : Pierre Clastres notamment lui inspire l’hypothèse que l’éclatement du couple amoureux serait peut-être le but recherché dans la jalousie, comme c’est le cas des sociétés qui se distinguent les unes des autres dans la guerre d’après l’auteur de Archéologie de la violence   . Et de fait, Claude Rabant nous présente la jalousie comme une réponse à une confusion « primordiale », que Freud appelle « Imago maternelle » et Victor Tausk « monde anobjectial ». À propos de la relation duelle qui s’établirait sur un tel « fond », l’auteur fait d’abord appel au même Tausk et à la notion d’un espace indéfini où les personnalités pourraient s’échanger. Elias Canetti, pour sa part, avait décrit, dans Masse et Puissance (1960), l’identification du chasseur au gibier comme une « métamorphose réversible ». L’auteur du présent essai propose ainsi d’appliquer la formule à ce prédateur que peut devenir le jaloux. Pour concevoir l’ambivalence propre à la jalousie, Claude Rabant n’oublie pas que Lacan avait introduit l’idée d’une relation en miroir, entée sur le « stade du miroir ». Sur un autre plan, un chapitre entier est consacré aux analyses de Lacan sur l’« envie » infantile telle qu’elle a été racontée par saint Augustin dans ses Confessions autour de l’image d’un frère puîné suspendu au sein de la mère   . Mais c’est aussi Paul-Claude Racamier dont les propositions sont mises à l’épreuve des figures de la jalousie : « Les nouveaux personnages que Paul-Claude Racamier a propulsés sur la scène du monde psychiatrique font-ils partie de la cohorte des jaloux ? Sans doute, si l’on réussit à introduire Iago parmi eux, ce qui n’est pas très difficile»  

 

Une jalousie non référée aux structures psychopathologiques

 

Claude Rabant dévoile ici la fragilité de sa démarche. Si l’éclectisme et le rejet des concepts ou des catégories cliniques sont des partis pris revendiqués, ils ne sont pas sans laisser l’impression d’un certain forçage pour passer au crible de références littéraires ou historiques des notions isolées des systèmes de pensée qu’elles ont servi à construire. Mais il y a plus gênant : lorsque Claude Rabant présente le « déni » ou la « récusation » du mystère de la féminité comme le « roc » sur lequel buteraient peut-être ces naufragés que sont les jaloux, il continue de ne pas distinguer la jalousie telle qu’elle se présente dans les organisations psychotiques, perverses, ou dans la jouissance du névrosé. Le projet montre ici les difficultés qu’il rencontre. Les figures du fonds mémoriel collectif sont appelées et mettent à l’épreuve des hypothèses charpentées pour la clinique ; l’auteur cherche moins à élaborer une théorie à proprement parler qu’à établir des rapprochements, acrobatiques parfois, notamment lorsqu’il s’exprime sur l’actualité. Par exemple, Freud aurait mis à jour un « Je n’en veux rien savoir », dont la jalousie participerait ; or, devant le terrorisme, seule une démarche telle que celle de Freud dans son Moïse et le monothéisme pourrait enrayer cette volonté d’aveuglement : « C’est parce qu’il y a du délire dans le monde, voire que ce monde même se trouve constitué comme un délire, que le sujet se trouve exclu de cet univers, et qu’il doit le reconquérir, sous la forme de la sublimation, pour en délivrer le message et s’y inscrire lui-même »   . On s’étonne aussi de cet usage du terme de « délire ».

 

Une lecture pour le seul plaisir  

 

L’auteur boucle son essai comme il l’avait ouvert, par une question : « Les passions jalouses peuvent-elles faire l’histoire en détruisant des pans entiers d’espace-temps ? ». Or, précisément, pour le lecteur, cet essai fait douter de la possibilité de reprendre l’histoire des « passions jalouses » en détruisant des pans entiers de pensée théorique pour y substituer des associations éclatant le cadre espace-temps. On sait que l’inconscient méconnaît la logique du temps linéaire, et l’on peut apprécier le souci chez Claude Rabant de chercher à s’approcher par là d’une logique que l’écriture peut tenter de rappeler sans parvenir à la rejoindre. On peut trouver plaisir aux trouvailles heureuses (elles sont légion). L’auteur répond bien au programme de la collection (« Et si lire et écrire relevaient du principe de plaisir ? »), mais partage-t-on autre chose que des trouvailles heureuses dans ce nouveau livre consacré à la jalousie ?