Une analyse empirique et historique du rap en France : pour se détacher du cliché associant banlieue et rap.

Écrire sur la musique pour un chercheur en sciences sociales est un exercice particulier, qui nécessite de se tenir à l’écart des considérations esthétiques, dans l’optique de traiter son sujet avec un souci d’objectivité. La sociologie française considère volontiers certains sujets comme plus sérieux que d’autres, et la place qu’elle accorde aux travaux sur la musique est souvent secondaire. Un livre comme Une histoire du rap en France de Karim Hammou, s’avère être aussi intéressant qu’instructif, tord le cou aux représentations sur le rap et constitue un apport pour la sociologie, ce qu’il convient de signaler. Karim Hammou retrace les étapes constitutives de l’institutionnalisation du rap en France, en interrogeant les principaux acteurs dans un livre qui plaira aux passionnés, aux mélomanes, aux curieux autant qu’à ceux qui travaillent sur le sujet, sociologues ou autres.

 

La naissance du rap en France

 

Une introduction assez académique nous permet de découvrir la problématique de l’ouvrage. L’auteur se positionne sur le rapport entre sociologie et histoire   ,  souligne l’absence de base empirique et de travaux sur le sujet   . Il s’inscrit dans la filiation des travaux d’Howard Becker sur les mondes de l’art et finit par une présentation de son corpus et plus généralement de la façon dont il a conduit son étude   .

Le livre est structuré autour de trois périodes historiques durant lesquelles les événements qui participent au développement du rap en France sont analysés. L’auteur interroge tout au long de son enquête trois types d’acteurs participant à ce milieu musical : les médias (journaux, radios et télés), les producteurs (maisons de disques et labels indépendants), et les artistes, musiciens, DJ’s ou MC’s qui sont à l’œuvre dans la réalisation de morceaux ou d’albums estampillés rap.

La période qui voit naitre le rap en France s’étend du début des années 1980 à 1991. Le premier morceau rappé en français est celui du groupe Chagrin d’amour, « Chacun fait c'qui lui plait »   , et si l’on est encore loin des standards de ce que l’on qualifie aujourd’hui de rap, ce morceau sert de marqueur chronologique. C’est bien la première fois qu’en France on entend cette technique vocale qui sera reprise et développée par la suite. L’auteur retranscrit durant cette décade, les modes hip-hop, l’importance des boites de nuit, lieu de diffusion ayant joué un rôle majeur   , alors que les radios ou les maisons de disques se désintéressaient de ce courant musical. Dans cette partie, il s’attarde aussi sur les émissions ou les modèles ayant façonné le rap français comme Sydney et son émission «  H.I.P H.O.P. »   .

Certains passages s’avèrent passionnants, donnant le sentiment d’être au cœur des choses, comme l’anecdote sur la formation du groupe Benny B   , ou certaines tractations contractuelles de maisons de disques. Cette impression résulte du travail de terrain, puisque les personnes qui témoignent sont celles qui ont vécu cette histoire du rap de l’intérieur. Les éléments mis au jour sont clairement illustrés par les propos des personnes concernées ainsi que par les analyses d’archives. La lecture agréable doit beaucoup au style de l’auteur, l’ouvrage respectant les codes d’un travail académique, mais sans mettre de côté la passion ou, du moins, l’attachement de son auteur pour le sujet.

D’autres passages sont en termes de style des tours de force, comme le chapitre sur le featuring. Celui-ci éclaire un phénomène, le fait d’inviter un autre artiste sur un morceau, propose une typologie dans le cas du rap, évalue sa portée symbolique, son impact commercial et ses évolutions. La difficulté de l’écriture en sciences humaines réside parfois dans cet équilibre à trouver dans les mots pour retranscrire certains phénomènes, surtout quand ceux-ci proviennent d’un vocabulaire déjà signifié et marqué symboliquement. Autrement dit traduire dans un langage scientifique un vocabulaire specifique. Cette passerelle entre les mondes est ici brillamment réussie   .

 

L’institutionnalisation du rap

 

En 1994 le processus d’institutionnalisation est à l’œuvre. Le rap se scinde alors en deux courants l’underground et le mainstream. Le rap underground possède un mandat de responsabilité minoritaire, autrement dit il est gage d’authenticité   , mais le rap mainstream, celui qui est diffusé sur les médias nationaux participe à son développement et permet de toucher d’autres publics. L’auteur revient également sur le rôle des compilations et des featurings dans la diffusion et l’émergence de nouveaux artistes rap français. Un des tournants dans ce développement et cette nouvelle médiatisation est la transformation de Skyrock en radio à l’identité rap   . Cette dernière confie plusieurs programmations d’émissions à des rappeurs, permettant à ceux-ci de se faire connaître et à la radio de se donner une légitimité en tant que radio rap, son slogan devenant : « Skyrock, premier sur le rap ».

Ce processus atteint son point culminant en 1998, l’année des plus grosses ventes de disques rap en France. Cependant, la crise industrielle du marché musical nous invite à nuancer ces chiffres. Car si l'on vend aujourd’hui moins de disques que dans les années 1990, c'est aussi que les formats et l’accès à la musique ont changé. Néanmoins le rap devient à ce moment-là un segment à part entière de l’industrie du disque   .

Après un chapitre sur ce que le rap doit à « la rue », dans lequel l’auteur souligne le caractère polysémique de l’emploi de ce terme dans le milieu rap, à la fois garant de légitimité (la street credibility), et de réponse au désenchantement professionnel. Être ou venir de la rue est une façon de prôner la passion pour le rap et de se distancer des sirènes commerciales. L’ouvrage se termine sur un long épilogue qui couvre les années 2000. Dans celui-ci, lumière est faite sur les procès faits à l’encontre du rap et son succès commercial. L’auteur qualifie ce phénomène de « paradoxale illégitimité »   .

Deux postfaces viennent conclure ce livre, une première signée Howard Becker qui se sert de ce travail pour réaffirmer sa théorie des mondes de l’art. La seconde postface est signée par l’auteur et fait état de son désir transversal de se détacher du cliché associant banlieue et rap, de proposer une analyse empirique de ce qu’est le rap pour mieux évaluer les interactions entre les deux éléments.

 

Quelques limites ou des envies d’encore ?

 

Un des regrets que l’on peut avoir à la lecture est la place accordée au rap par rapport au reste des courants musicaux, de l’évolution générale de la musique durant cette période. Peu de références sont faites à l’histoire de ce courant musical, aux États-Unis ou ailleurs. Sans doute fallait-il déjà élaborer un cadre d’analyse du rap en France ou encore circonscrire son histoire nationale. Cependant, ces deux éléments peuvent donner à voir le rap français comme un phénomène musical exogène, détaché de son histoire en tant que courant musical et plus généralement détaché de son rapport à la musique, l’art et la culture de façon globale.

Le corollaire de ce parti pris est l’analyse qu’il propose de l’action des acteurs du milieu (artistes/médias/producteurs). Tout est présenté comme si ces acteurs avaient une influence directe sur le cours des ventes, sur l’avancée des choses. Autrement dit, parce que l’on produit, parle ou écrit plus de rap, de façon mécanique on influe sur l’institutionnalisation ou la légitimité de celui-ci.. L’auteur ne propose pas d’analyses avec le reste des courants musicaux, comme si les interactions avec le monde extérieur étaient absentes. À aucun moment, une distance n’est prise vis-à-vis du rap. Par exemple si nous connaissons la part de marché du rap dans les ventes de disques ainsi que ses évolutions, les pourcentages restants nous sont inconnus. Il n’y a pas de mise en relation avec les autres composantes du marché musical français. Il semble que d’autres variables (le reste de la musique, de la culture) et d’autres agents (le public notamment) pourraient être pris en compte dans l’histoire du rap, qui doit être resituée dans un contexte historique et musical plus général.

Un autre point s’avère frustrant, la présentation des notes de lectures. Celle-ci est rébarbative et freine la lecture. Un double référencement parcourt l’entièreté du livre. Un système chiffré renvoie à la fin du document qui contient la composante scientifique (les références bibliographiques, les entretiens, etc.) ; et un autre lettré se situe en bas de page. Ce choix interroge, l’abondance de notes aurait sans doute saturé la mise en page, mais ces ressources sont un vrai complément à la lecture et les allers-retours sont vite fatigants. Les rares notes de bas de page consistent généralement en des traductions d’anglicismes comme featuring ou autres termes propre au rap, et ne semblent être là que pour les néophytes. Le lecteur immergé par la plume et le propos du livre se perd et s’use vite à chercher les références, cet exercice casse la dynamique de lecture. D’autant que la qualité de ce matériau est à souligner : entre les archives radiophoniques et télévisées, la presse spécialisée et nationale en plus des entretiens, le contenu est vivant. Peut-être faut-il voir ici un choix de la maison d’édition voulant démocratiser le plus possible l’ouvrage, mais c’est dommageable et peu pertinent.

Ce travail original, hors des sentiers battus des sciences humaines, est d’une qualité rare, et deviendra –  si ce n’est pas déjà le cas –une référence incontournable. Karim Hammou démarre ici avec brio sa carrière d’auteur