Nonfiction vous propose un compte rendu de la rencontre philosophique du 13 février 2016 au Théâtre de l'Odéon : « William Shakespeare : nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits ». Avec Michael Edwards. Cette rencontre fait partie du cycle « La vie comme un songe » animé par Raphaël Enthoven, dans le cadre des Bibliothèques de l'Odéon.

 

Au-delà de la philosophie, la frontière du songe et du réel a innervé pléthore d’œuvres et distille diverses perspectives d’un même questionnement aussi fondamental qu’obnubilant. Comment saurait-on ce qu’est un rêve si la vie elle-même en était un elle aussi ? L’hypothèse d’une confusion entre le réel et le songe modifie notre certitude quant à nos sentiments, nos pensées et notre libre arbitre. « William Shakespeare : nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits » fut le thème de la rencontre philosophique du 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, la deuxième des six rencontres du cycle « La vie comme un songe », préparées par Raphaël Enthoven (assisté de Julien Tricard), et qui s’échelonnent de janvier à juin 2016. En dialogue avec son invité intervenant, le poète, critique littéraire, traducteur et professeur franco-britannique Michael Edwards   , Raphaël Enthoven questionne la frontière entre la vie et le songe, à la lumière des textes shakespeariens, lus par les comédiens Georges Claisse et Sophie Bourel. Le théâtre de Shakespeare devient le socle d’une réflexion philosophique sur le thème de la vie et du songe ; le dépassement du cadre scénique offre des expériences de pensée autour de ce thème philosophique. Cette rencontre est l’occasion de reconsidérer l’œuvre shakespearienne à l’aune de la réflexion philosophique sur la thématique de la vie et du songe et de sonder l’emprise du rêve dans la perspective des expériences de pensée extra-philosophiques.

 

Féérie et rêve dans les imbroglios shakespeariens

 

Dès lors que rêve et réalité en viennent à se confondre, le réel se peuple de la magie surnaturelle venue d’autres dimensions, tandis que des méprises découlent nécessairement dans le rapport d’un personnage au monde qui l’entoure. Dans le théâtre shakespearien, on retrouve ces expériences des limites du songe et du réel, où l’imbrication des dimensions crée un nouveau champ de force autour duquel se nouent les intrigues.

 

Dans le Songe d’une nuit d’été comme dans La Tempête, Shakespeare mêle le monde des esprits au monde réel, et tisse les intrigues autour de ce centre gravitationnel où il puise des ressources insoupçonnées. En particulier, le Songe d’une nuit d’été retrace ce brouillage étrange où, à la frontière du réel, des êtres surnaturels interagissent avec les personnages du vrai monde : autour de deux histoires d’amour croisées, la magie devient un élément central de l’intrigue qui opère des déconvenues et des illusions. Les imbroglios qui en découlent créent sur scène un entre-deux, un monde multidimensionnel où l’hypothèse du rêve déplace le réel vers les limites de sa compréhension. À l’explication rationnelle succèdent l’indicible et son flot d’incertitudes qui se juxtaposent à la réalité du monde sensible. La féérie et l’imagination distillent ainsi de l’étrangeté dans le réel ; or, ce régime de l’étrange est ce qui nous donne une voie d’accès au réel. En effet, entourés de signes de l’étrangeté du monde, l’ailleurs dans l’ici nous met en contact avec un monde imaginaire qui a prise sur le réel. Pour Michael Edwards, « c’est par l’imagination que nous prenons contact avec le monde […] C’est par l’imagination que nous voyons le possible des êtres et des objets autour de nous  […] C’est l’imagination qui nous donne le réel », comme il le rappelle dans un des entretiens enregistrés au Collège de France   .

 

Faisant converger ces deux mondes distincts, celui que nous reconnaissons comme réel et le monde de la féérie, Shakespeare explore, à travers l’écriture théâtrale, une échappée vers un univers fantastique sur lequel l’homme n’a pas de prise. Les méprises des personnages, piégés par l’interaction des deux mondes créent des palinodies étranges avant de clore avec la rupture de l’illusion scénique, lorsque le personnage de Robin, à la fin du Songe d’une nuit d’été, demande l’indulgence des spectateurs. À l’instar des personnages qui font l’expérience du rêve, le spectateur est privilégié et peut percevoir la dimension du rêve. Le Songe d’une nuit d’été donne à voir la confusion entre le réel et le surnaturel, l’incertitude entre le rêve et la réalité, aussi bien que le mélange des registres, tandis que le procédé de mise en abyme crée un théâtre dans le théâtre, où le spectateur se retrouve en position privilégiée, témoin des rêves, autant que partie prenante de l’illusion théâtrale.

 

Le théâtre, métaphore de la vie

 

Aux confins du réel, le rêve intervient pour rendre sensible, à travers les ressources du théâtre, la possibilité d’autres choses que ce qui se passe, en nous déplaçant vers d’autres niveaux, ceux d’une autre dimension, pourtant présente mais que les personnages traversent sans comprendre. Raphaël Enthoven et Michael Edwards tracent les contours de cette féérie théâtrale dont le décalque direct est la réalité elle-même. La magie et la féérie du songe sont au réveil ce que l’illusion théâtrale est à la vraie vie : un miroir déformant qui transpose et dévoile le spectre fragile de ce que nous tenons pour « vrai ». Le monde entier s’apparente à un théâtre, où nous tous serions les dupes d’une mise en scène à grande échelle. Quelle est la nature de l’illusion produite sur scène ? De la magie de l’histoire à la magie du théâtre pour le spectateur, il n’y a qu’une variation de degré, créant un miroir de la société, pour dévoiler des vérités latentes ou méconnues. D’ailleurs, pour Yves Bonnefoy, « l’illusion du théâtre est vérité. Elle tend à défaire l’auto-illusionnement dont hommes et femmes se drapent dans l’existence réelle »   . Si le réel n’est qu’une scène de théâtre, une illusion grandeur nature, et que la vie n’est qu’un songe, alors, comme le déclare Prospero dans La Tempête, « Nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits. Notre petite vie est au creux d’un sommeil… »   .

 

L’oscillation entre la certitude de la veille ou celle du songe nous laisse sans démonstration possible, le doute ne pouvant avoir pour résultante que la certitude de lui-même. La pensée philosophique trouve un écho précieux dans les ressources du théâtre qui, par leur pouvoir de dramatisation, magnifient cette interrogation et nous invitent à la repenser à travers l’immersion dans les situations qui résultent de la confusion entre rêve et songe. Le croisement disciplinaire de la littérature shakespearienne et de la philosophie fait émerger un nouveau terrain de réflexion, où les concepts et les expériences de pensée croisent la profondeur poétique du lyrisme shakespearien. En sortant la réflexion philosophique de ses cénacles habituels, Michael Edwards et Raphaël Enthoven proposent un décloisonnement philosophique qui crée des passerelles entre les grands textes philosophiques, les arts et notre propre expérience du réel. La concentration extraordinaire des idées des textes philosophiques se recoupe avec la profondeur et la richesse de la langue shakespearienne dont l’atemporalité défie les traductions et dépasse l’univers littéraire et théâtral pour résonner dans la sphère philosophique. L’étude philosophique de la pensée shakespearienne offre des ressources précieuses et atemporelles, des clefs de réflexion sur nos sentiments et notre existence propre. La puissance de la philosophie est de permettre ce regard sur d’autres arts et nous donner les outils pour analyser et interpréter les diverses mises en forme de l’expérience de la vie ou du songe

 

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