Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, à l'occasion de la journée du droit de grève, un retour sur des chevaliers du XIIIe siècle qui arrêtent le travail...

 

Aujourd'hui, c'est la journée mondiale d'action en faveur du droit de grève. Bon, c'est aussi la Sainte-Bernadette, mais on va surtout parler de la grève...

Été 1272. Hughes III, roi de Chypre et de Jérusalem, est confronté à l’opposition frontale et décidée de ses grands barons chypriotes : ceux-ci refusent d’accomplir leur « service d’ost », autrement dit d’accompagner le roi à la guerre, arguant qu’ils ont déjà accompli leur temps de service réglementaire cette année-là. Pas d’heures sup’ pour les chevaliers ! Surtout que Hughes veut les emmener faire la guerre autour d'Acre : avec une mauvaise foi palpable, les chevaliers arguent qu'ils ne sont pas tenus d'y aller, car ils doivent le service « de corps et de cheval », et pas de bateau, et qu'ils n'iront faire la guerre outre-mer que s'ils peuvent y aller à cheval. Refusant le service d’ost, les chevaliers refusent aussi de discuter avec le roi, et restent dans leurs châteaux. Osons l’anachronisme : ils font grève.

 

Grèves contemporaines, grève féodale

 

La grève est un mot contemporain, associé à une pratique politique éminemment contemporaine. Même si ses origines sont médiévales, et plutôt à chercher du côté des universités et des étudiants déjà mobilisés autour de leurs droits, plusieurs siècles avant le printemps érable, la grève occupe une place-clé dans nos vocabulaires politiques, et la lente conquête du « droit de grève » a accompagné le développement de l’État-Providence. Cette pratique, consistant au fond à paralyser la vie économique, sociale et politique en refusant d’accomplir son travail, s’enracine cela dit dans une longue histoire, comme l’illustre l’exemple qu’on a cité ici. Les chevaliers du Royaume de Chypre n’ont ni pancartes ni slogans, ni syndicats, ni manifs... Reste qu’il s’agit bien d’une grève, un bras de fer engagé avec le maître, le seigneur, le patronus, littéralement.

Cette anecdote rappelle deux choses. Tout d’abord, elle souligne que les chevaliers du Moyen Âge ne sont pas des brutes aveugles ne pensant qu’au combat : ils se préoccupent de légalité, de droit, des droits – surtout des leurs. La guerre, certes au cœur de leur identité aristocratique, est également perçue comme un risque, face auquel ils savent rester méfiants. Bref, la grève souligne que le chevalier médiéval est moins un guerrier bestial qu’un animal politique.

Deuxième leçon de cette grève de chevaliers : elle renvoie à la façon dont la société féodale pense le pouvoir. Pour les nobles de ce temps, en effet, le pouvoir doit circuler dans tout le tissu social, et non se concentrer entre les mains d’une personne. Société fluide, caractérisée par des relations interpersonnelles et pas institutionnelles, la société féodale n’aime pas le pouvoir immobile. Les chroniques et les chartes le rappellent à l’envi : chaque décision, aussi infime soit-elle, est prise par le seigneur avec l’avis et l’accord de ses proches, parents et familiers. Significativement, les deux devoirs-clés dus par un vassal à son seigneur sont l’aide militaire, l’auxilium, et le conseil, consilium. Le seigneur, aussi puissant soit-il, ne décide rien sans de longues heures de conciliabule avec ses vassaux : c'est une façon de partager le pouvoir en partageant la parole. Pour les chevaliers du roi Hughes, faire grève, c’est réaffirmer leur capacité d’action, c’est redire qu’ils sont au cœur du tissu social et qu’ils doivent être consultés avant toute décision. En refusant l’auxilium, les chevaliers montrent symboliquement l’importance du consilium, autrement dit rappellent que le pouvoir du seigneur, y compris du roi, repose toujours sur l’aval de ses hommes.

 

Pouvoir et acteurs dans la grève

 

Leçon à méditer, pour nous : la grève sert certes à réclamer des droits ou à s’opposer à une réforme ; mais elle permet aussi, et peut-être surtout, aux grévistes de réaffirmer leur place-clé dans le jeu politique, contre l’autorité d’un seigneur – d’un patron, aujourd’hui – jugée inacceptable car trop lointaine, trop formelle, trop figée. La grève de 1272, évidemment, fait long feu. Hughes démontre facilement aux chevaliers que leur opposition est illégale, allant contre les us et coutumes du royaume – il faut dire aussi que, franchement, l'excuse du bateau ne tenait pas la route. Promettant du butin, payant de sa poche les chevaliers les moins convaincus, il réussit à réunir ses troupes. Ralliés, les chevaliers n’ont pas à râler : leur grève a eu l’effet escompté, puisqu’elle a rappelé au roi qu’il ne pouvait agir comme bon lui semble, qu’il devait composer et pas imposer. La pratique de la grève par les chevaliers médiévaux souligne que les revendications sont peut-être moins importantes que le fait même de revendiquer. Par leurs mots ou leur silence, les grévistes rappellent qu’ils existent, en tant qu’acteurs et pas seulement comme travailleurs.

Les chevaliers de 1272, comme tous ceux qui font grève aujourd’hui, rappellent au fond que le pouvoir doit circuler. Un rappel nécessaire, hier, comme aujourd'hui.

 

Pour aller plus loin :

- Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011.

- Jonathan Riley-Smith (éd.), The Oxford Illustrated History of the Crusades, Oxford, Oxford University Press, 2001.

- Guy Groux et Jean-Marie Pernot, La Grève, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

- Eric Hazan, La Dynamique de la révolte, Paris, La Fabrique, 2015.

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