L’édition définitive du livre qui établissait, en 1981, la complicité de la France de Vichy dans le génocide nazi.

Le livre de Michael Marrus et Robert Paxton était d'abord paru simultanément en anglais et en traduction française en 1981. Il serait impossible de surestimer l'importance de cette publication. S'appuyant sur un dépouillement systématique des archives disponibles à l'époque — allemandes, notamment —, les auteurs y abordaient de front la question de la responsabilité de la France de Vichy dans la persécution et l'arrestation des Juifs durant la période de l'Occupation et de sa complicité dans le génocide nazi. Par une coïncidence remarquable, c'est aussi en 1981 que Le Canard enchaîné révélait publiquement que Maurice Papon, alors ministre du budget sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, avait directement supervisé, entre 1942 et 1944, la déportation de près de 1700 Juifs en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde. Le dépôt d'une plainte pour crimes contre l'humanité, délit inscrit dans le droit français depuis 1964, devait aboutir à l'inculpation de Papon deux ans plus tard et pour finir, en 1998, à l'issue d'un long procès, à la condamnation pour complicité de crimes contre l'humanité de celui que le général de Gaulle, en 1961, avait personnellement décoré comme commandeur de la Légion d'honneur. Vichy était décidément, pour reprendre l'expression d'Éric Conan et d'Henry Rousso, « un passé qui ne passait pas ».

Le nombre des travaux historiques réalisés depuis 1981 au sujet de la situation des Juifs pendant l'Occupation, d’ailleurs grâce, avant tout, à l'impulsion donnée par Marrus et Paxton, et le nombre accru de sources primaires désormais accessibles, justifiait la mise à jour de leur ouvrage, dont ils nous offrent ici l'édition définitive, publiée directement en français. Le livre de 1981 comportait 434 pages, celui-ci 601. Il s'agit donc d'une édition considérablement augmentée, à laquelle devront désormais se référer les utilisateurs de cet instrument de travail indispensable.

 

Les premières mesures antisémites prises par Vichy

 

La structure du livre demeure inchangée. Dans un premier chapitre, les auteurs examinent les initiatives prises par Vichy dès l'été 1940 pour imposer aux Juifs un statut juridique inférieur : abrogation le 27 août de la loi Marchandeau de 1939, qui protégeait les groupes visés par la haine raciale ou religieuse, adoption le 3 octobre du statut des Juifs, qui excluait ces derniers de nombreuses professions et positions dirigeantes dans l'armée et la fonction publique (dont l'enseignement dans sa totalité), ainsi que d'autres mesures visant implicitement les Juifs, en annulant notamment de nombreuses naturalisations accordées depuis1927. Aucune de ces mesures n'avait été exigée ni encore moins imposée par l'occupant nazi, dont les préoccupations étaient alors de se servir de la zone libre comme « dépotoir » (le mot est des auteurs) pour les Juifs expulsés du Reich et de mettre la main sur les propriétés abandonnées par des Juifs en zone occupée. Marrus et Paxton admettent l'existence de pressions indirectes mais ne sont pas convaincus par l'argument de la « stratégie préventive » avancé ultérieurement par certains responsables pour se disculper.

 

Les auteurs s'interrogent ensuite sur les origines de l'antisémitisme de Vichy. Constatant qu'« en 1930 l'antisémitisme semblait en perte de vitesse en France », ils voient la raison principale de sa recrudescence dans les années trente dans le fait que, devançant les États-Unis avec ses 515 immigrés pour 100 000 habitants, la France était devenue « le premier pays d'immigration du monde » ; dans ce contexte de xénophobie exacerbée, les Juifs, dont la propagande délirante de l’extrême-droite exagérait grandement la proportion dans cet ensemble, ont servi, une fois de plus, de boucs émissaires. La crise des réfugiés de 1938-1941, entraînant l’ouverture de camps comme celui, tristement célèbre, de Gurs n'a fait qu'aggraver la situation.

 

Intitulé en 1981 « La stratégie de Xavier Vallat », le troisième chapitre porte désormais le titre « Les jeux de Darlan et de Vallat ». Il y est question de la création, en mars 1941, du Commissariat général aux questions juives (CGQJ), confié à Vallat, ancien député de l'Ardèche. Contrairement aux lois antisémites de 1940, l'ouverture de cet organisme d'État, rattaché à la vice-présidence du conseil (c'est-à-dire à Darlan lui-même), avait été préconisée par les autorités d'occupation, et notamment par Theodor Dannecker, le jeune directeur du Judenreferat au sein des services de sécurité allemands à Paris. Toutefois Vallat, antisémite de type maurrassien, était le candidat de Vichy et non des Allemands ; et sa politique à ta tête du CGQJ montre bien qu'il avait ses objectifs propres, qui ne se confondaient pas toujours avec ceux des Nazis. Sa première tâche a été la préparation d'un second statut de Juifs, daté du 2 juin 1941, qui modifiait la définition du Juif en un sens plus religieux et renforçait l'exclusion des Juifs des professions libérales (la loi du 17 novembre allait étendre cette exclusion au domaine agricole). Vallat procédait ensuite au recensement des Juifs dans la zone non occupée — alors que, comme le rappellent les auteurs, la religion et les origines ethniques ne faisaient plus partie de l’état-civil français depuis le début de la Troisième République. Enfin, Vallat mettait en place la loi du 22 juillet 1941 qui étendait à la zone non occupée le programme d’« aryanisation » des biens et entreprises juifs déjà en cours dans la zone occupée. Vallat passait ensuite à l'établissement d'un Judenrat français, mesure demandée par Dannecker, avec la création, le 29 novembre 1941, de l'Union générale des Israélites de France, dont la finalité ultime aurait été de « ghettoïser » les Juifs de France. Néanmoins les rapports entre Vallat et Dannecker n’ont pas tardé à s'envenimer et Darlan, inquiet de son côté de voir Vallat montrer tant de zèle, a fini par révoquer ce dernier en mars 1942.

 

Comment la législation antisémite de Vichy a été appliquée

 

Comme le rappellent les auteurs, les lois sont une chose, et leur application une autre. Le quatrième chapitre, l'un des plus amplifiés par rapport à 1981 car nourri des nombreux travaux effectués depuis à ce sujet, porte donc sur la manière dont la législation antisémite de Vichy est entrée en vigueur. Force est de constater qu'elle a été rigoureusement mise en œuvre par l'administration française, privant ainsi de travail, en moins d'un an, à peu près la moitié de la population juive du pays. Le livre met certes en relief les dissensions et rivalités inévitables entre le nouvel organisme et les ministères et préfets concernés, mais il est remarquable qu'assez peu nombreux semblent être les fonctionnaires et les juges qui ont trouvé moyen de freiner l'application des lois antisémites de Vichy pour des raisons de simple humanité, même si le zèle des préfets était variable et certains maires sont effectivement parvenus à protéger les Juifs de leur commune des persécutions, administratives ou autres.

Des sections spéciales de ce même chapitre sont consacrées à l'aryanisation, qui n’a pas concerné moins de 5000 entreprises juives dans la zone non occupée ; à l'émigration, qui en raison de difficultés matérielles mais aussi des pesanteurs administratives n’a permis qu'à un petit nombre de Juifs étrangers de s'enfuir avant que l’émigration soit stoppée par les Nazis dans les premiers mois de 1942 ; et aux camps d'internement où furent internés les Juifs étrangers, dans des conditions si lamentables que le cabinet de Pétain, destinataire du rapport remis à ce sujet par le préfet Jean-Faure en juillet 1942, a jugé préférable de ne pas même en accuser réception.

 Un chapitre plus bref est consacré à l'état de l'opinion publique entre 1940 et 1942. Non sans indiquer les difficultés de la tâche, vu l'absence de données complètes et fiables, les auteurs constatent la recrudescence de l'antisémitisme populaire en 1941-1942 ; ainsi les Juifs, boucs émissaires de toujours, se retrouvèrent accusés, en ces temps de misère commune, de se livrer au marché noir. Il semble que les zones rurales et les centres touristiques aient été spécialement affectés par ces manifestations d'hostilité, en plus du cas particulier de l'antisémitisme des colons d'Algérie. L'attitude de l'Église, presque unanimement favorable au régime, fait l'objet d'une section à part. En fait d'opposition, Marrus et Paxton mentionnent essentiellement des milieux protestants, traditionnellement plus sensibles à la persécution ; dans une lettre à Pétain citée par les auteurs, René Gillouin écrivait ainsi que la Révocation de l'Édit de Nantes était « une bergerie » comparée aux « lois juives » du Maréchal. Quant à la grande majorité de la population, les auteurs la caractérisent comme indifférente, mais plutôt favorable aux grandes lignes de la politique antisémite du régime.

 

Le tournant de 1942 et la mise en œuvre de la « solution finale » 

 

Le « tournant » de l'été 1942 est le sujet du chapitre suivant. Le 22 janvier 1942, à la conférence de Wannsee, la « solution finale » était mise sur pied. Heydrich, l'un de ses artisans, estimait alors le nombre des Juifs de France à liquider à plus de 850000, chiffre dont l'énormité est révélatrice de l'obsession maladive dont les Nazis étaient habités. Le premier train de déportés quittait Drancy le 27 mars 1942 ; des 1112 Juifs, français et étrangers, qui le composaient, 19 seulement reviendraient d'Auschwitz. Dès lors, il s'agissait pour Eichmann et ses troupes de faire partir vers l'Est, à une « cadence forcée », le plus grand nombre de trains possible, ce qui impliquait, naturellement, la participation de la SNCF et celle de la police française. Laval, revenu au pouvoir en avril 1942, et René Bousquet, nommé le mois suivant secrétaire général pour la police au ministère de l'Intérieur, acceptaient en juillet 1942 de livrer « dans un premier temps » aux Allemands « tous les juifs apatrides des zones occupée et non occupée ». Le 4 août 1942, Bousquet signait avec le général Oberg, chef des forces de sécurité allemandes en France, un accord de coopération entre police française et gestapo en zone occupée — accord reconduit en avril 1943 pour tout le territoire. C’est dans ce contexte, aggravé encore par l’obligation du port de l’étoile jaune faite à tous les Juifs de la zone occupée en juin, que se situe le navrant épisode de la rafle du Vél’d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942, qui, si elle n’obtint pas les résultats escomptés par Dannecker, eut néanmoins pour conséquence l’arrestation de près de 13000 personnes, rendue possible par la complicité de la police française et par le fichage des Juifs par la préfecture de police. Quelques semaines plus tard commençait la déportation des Juifs étrangers de la zone non occupée, le total pour les deux zones atteignant 27000 en septembre, dont 6000 enfants. On trouvera dans le livre un récit déprimant de l’échec des Quakers à organiser le transfert aux États-Unis de 5000 de ces derniers, Laval et Bousquet étant soucieux avant tout d’éviter à Vichy toute propagande négative. C’est néanmoins le sort fait aux enfants qui déclenche à l’automne 1942 un revirement de l’opinion ainsi que des prises de position de l’épiscopat catholique (mais un silence complet au Vatican).

 

Quant au CGQJ, il était depuis mai 1942 dans les mains du sinistre Louis Darquier dit « de Pellepoix », dont le chapitre qui lui est consacré trace un portrait qui dans un contexte moins grave serait presque savoureux. Son organisme se vouait désormais avant tout à l’aryanisation des biens des Juifs, dans des conditions permettant toute la corruption imaginable, tandis que son « Service d’enquête et contrôle » pourchassait les infractions à la législation antijuive avec un zèle que Marrus et Paxton comparent à celui des SS. 

 

L’invasion de la zone sud en novembre 1942, si elle a permis la reprise des déportations, sans distinction de nationalité désormais, donne lieu à l’un des épisodes les plus édifiants de l’ouvrage: l’attitude des autorités d’occupation italiennes, chargées de huit départements du sud-est, et qui firent de leur mieux pour empêcher les déportations et décourager les préfets d’appliquer les mesures antisémites de Vichy (la dernière en date étant la mention « Juif » apposée sur la carte d’identité et les cartes d’alimentation). Que ce soit l’Italie fasciste qui ait donné à la France de Vichy des leçons d’humanité (leçons du reste assez mal accueillies) en dit long sur l’administration française de 1943.

 

La dernière année du régime 

 

Le seul cas de résistance active aux exigences allemandes de la part de Laval, qui semble pourtant avoir accepté, en septembre 1942, de livrer tous les Juifs naturalisés français depuis 1933, aura été le refus, en août 1943, de promulguer un projet de loi, ardemment soutenu par Darquier, visant à ôter la nationalité à tous les Juifs ayant acquis la nationalité française depuis 1927. Les auteurs expliquent l’attitude de Laval par son pragmatisme foncier : en 1943, la victoire de l’Allemagne (qu’il avait comme on sait publiquement souhaitée) n’était plus assurée et il s’agissait de ménager l’avenir autant que possible. C’est alors que les Allemands, accélérant le rythme des arrestations et des déportations, en prirent presque entièrement le contrôle. Il est néanmoins remarquable, comme le soulignent Marrus et Paxton, que jamais pendant cette période les chemins de fer français n’entravèrent le bon fonctionnement des trains en partance vers l’Est. 

 

Exigée par les Allemands, la démission forcée de Darquier en février 1944, et son remplacement par Charles Mercier Du Paty de Clam (apparenté à l’officier qui avait arrêté Dreyfus) ont contribué à l’effacement du rôle du CGQJ durant les derniers mois du régime. En revanche, la Milice de Darnand a participé activement à la traque des Juifs et, dans certains cas, à leur assassinat. Et on notera que pendant les derniers mois de son existence le gouvernement de Vichy, activement poussé par Joseph Antignac, dernier commissaire aux Questions juives, a non seulement continué de mettre en œuvre sa politique antisémite mais a même tenté d’en renforcer l’application.

 

Vichy a-t-il « limité les dégats » ?

 

Dans leur longue conclusion, les auteurs en viennent à la question souvent posée depuis 1945, et naguère encore par Jacques Semelin    : Vichy a-t-il, en quelque sorte, « limité les dégâts » ? Marrus et Paxton estiment, au contraire, que la politique antisémite de Vichy a alourdi le bilan. Non seulement le régime a cyniquement livré aux Allemands les Juifs étrangers dont le seul crime avait été de choisir la France comme terre d’asile ; en faisant des Juifs français (définis selon des critères plus rigoureux que ceux de l’Allemagne nazie) des citoyens de seconde zone, puis en les fichant, Vichy les a exposés davantage au risque de l’arrestation et de la déportation. Les auteurs n’estiment pas possible non plus de disculper Vichy au nom de la théorie du « bouclier », si monstrueuse qu’elle puisse sembler aujourd’hui (protéger les Juifs français au détriment des étrangers). Il est plus difficile de déterminer exactement ce que Vichy savait de la « solution finale » ; mais dès l’été 1942 le Consistoire central alertait Laval dans les termes les plus clairs sur l’extermination « impitoyable et méthodique » des Juifs par les Nazis. On peut donc en conclure, même si les auteurs le formulent plus prudemment, que les autorités de Vichy ont surtout préféré ne pas savoir. Certes, la proportion des Juifs de France qui ont péri est inférieure à celle que l’on constate aux Pays-Bas ou en Yougoslavie, mais ces différences de proportion s’expliquent pour d’autres raisons. Comparant la politique de Vichy à celles de la Hongrie de l’amiral Horthy et de la Roumanie d’Antonescu, avec  lesquels elle offre plusieurs points communs, Marrus et Paxton soulignent le caractère unique de la situation française dans l’Europe nazie : ni alliée ni totalement occupée, la France a vécu, même après novembre 1942, sous un régime d’armistice qui a pu donner à ses dirigeants l’illusion qu’en collaborant avec les Nazis, elle finirait par obtenir, en cas de victoire de ces derniers, des conditions avantageuses qu’Hitler n’a en fait jamais envisagé de lui accorder. Si 75% des Juifs de France ont donc pu survivre, les auteurs se refusent à en créditer Vichy, expliquant plutôt ce chiffre par la libération relativement précoce du territoire, ses particularités géographiques, et l’action d’un petit nombre de Français qui ont partiellement racheté le déshonneur de leur pays. 

 

La traduction de Marguerite Delmotte est de bon niveau et, si quelques fautes de grammaire sont à déplorer, restitue bien la prose admirablement claire et éloquente de l’original. On regrette simplement une certaine insensibilité aux temps des verbes et à leur concordance, qui va jusqu’à obscurcir le sens dans quelques passages (on trouve même un « aurait », correct, de 1981, modifié en un « aura » incorrect). Et s’il faut remercier Calmann-Lévy d’avoir restauré les notes de bas de page, il est dommage de n’avoir pas fourni de bibliographie de fin de volume. Vu l’abondance et la richesse des sources, cela aurait épargné au chercheur de se frayer laborieusement son chemin dans la jungle des op. cit. (presque tous inutiles au demeurant) pour retrouver la citation complète, notamment des articles parus en périodiques. Mais ces infimes réserves pèsent de peu de poids face à ce monument de l’historiographie contemporaine, dont la lecture, accablante pour tout citoyen intéressé par le passé de son pays, n’est pas moins riche en leçons pour l’avenir, et peut-être plus que jamais dans la période actuelle