Soumission à l’économie du marché, précarisation : un portrait à charge de l’université et des politiques qui la gouvernent.

La colère : c’est très clairement l’émotion qui domine ce livre et qui habite son auteur, Christophe Granger, historien contemporanéiste. Le livre s’ouvre significativement sur une citation de Genet : « ce qu’il nous faut, c’est la haine. D’elle naîtront nos idées ». La haine, donc, posée en exergue, comme une évidence. A la suite de cette citation, l’auteur ne cache pas sa colère et ne mâche pas ses mots. « L’université française a vécu » : telle est la première phrase de ce livre. La colère est légitime, justifiée, et d’autant plus acceptable qu’elle ne vire jamais en attaque ad hominem. L’auteur, il faut également l’ajouter, prend grand soin de citer ses sources, de proposer de riches notes de bas de page, et de mettre en œuvre une méthodologie comparatiste très pertinente – l’université française est en effet comparée à celles d’autres pays, comme l’Allemagne ou les États-Unis, et à d’autres secteurs de la société française, comme les milieux hospitalier ou juridique.

S’ouvrant sur un avis de décès, l’ouvrage entreprend ensuite de revenir sur la destruction de l’université française, comme le proclame le titre. Une destruction qui – l’auteur insiste – n’est pas un phénomène, encore moins un processus, mais un choix délibéré, le résultat d’un ensemble de politiques et de décisions. L’auteur revient, dans trois parties, sur les trois grandes tendances de cette destruction. Le premier chapitre, intitulé « l’oubli de l’histoire », est le moins fort : l’auteur retrace la genèse de la condition d’universitaire, un statut qui se forme peu à peu au XIXe siècle et se caractérise avant tout par l’articulation de deux fonctions, le développement des savoirs et leur diffusion dans la société – deux fonctions résumées par le titre même des universitaires : enseignant-chercheur. Christophe Granger montre ensuite comment le modèle libéral américain s’est peu à peu imposé en France, notamment au moment de l’explosion des effectifs étudiants dans les années 1950-1970. C’est le chapitre le moins riche, notamment parce que, paradoxalement, il oublie souvent l’histoire : l’université n’est pas née au début du XIXe siècle, et il aurait été intéressant de revenir sur son histoire, notamment sur le moment médiéval qui a vu à la fois sa naissance et son affirmation. Granger a également tendance à mythifier quelque peu cette université du début du XXe siècle, par exemple lorsqu’il insiste sur son « indépendance » par rapport au pouvoir   .

 

L’université sur le marché

 

C’est dans le deuxième chapitre, « Liquidation totale », que l’auteur en vient vraiment au cœur du problème. De quoi parle-t-on ? D’une soumission de l’université à la logique de l’économie capitaliste et du marché du travail. La science s’efface : désormais, on raisonne en termes d’appels d’offre, de rentabilité, de flexibilité. Les cours doivent répondre aux besoins du marché, pour former de futurs travailleurs : ils doivent être utiles. Au-delà des réformes ponctuelles, de la « Loi relative aux libertés et responsabilités des universités » (LRU) de Valérie Pécresse à la « Loi relative à l'enseignement supérieur et à la recherche » (ESR) de Geneviève Fioraso, on est face à une entreprise globale de dérégulation du système, qui entre en écho avec le tournant ultralibéral des années 80. Derrière, il y a une technique de gouvernement, qui brandit la crise comme une menace permanente imposant, et même exigeant des réformes – la peur, toujours, comme moyen de gouvernement... La crise joue dès lors comme le prétexte des réformes, imposant « un acquiescement dramatique au désastre présent au nom du désastre à venir »   . Avec la LRU, l’État se désengage et les universités doivent s’auto-financer, ce qui leur impose de chercher des capitaux privés et de diminuer leurs dépenses.

La course à l’excellence, manifestée par les classements des universités, cache en fait une volonté de restructurer le champ universitaire sur le modèle du marché, dominé par la compétition – certains universitaires vont jusqu'à proposer le concept de « désexcellence » pour résister. On « mesure » les universités en fonction du nombre de leurs étudiants, de la taille de leurs campus, des prix remportés par les professeurs. On insiste sur le fait que les enseignements ne doivent plus fournir des savoirs mais bien des compétences, un « capital professionnel »   ; les études ne sont plus un temps à part, permettant de se former un esprit critique, mais une antichambre du temps du travail. L’invasion du discours et de la logique économique se traduit également par une augmentation très sensible des frais d’inscriptions, les étudiants étant de plus en plus considérés comme des clients et les universités comme des entreprises. Les chefs d’entreprise envahissent les conseils d’administration des universités, les passerelles vers le secteur privé se multiplient, les formations « professionnelles » représentent désormais plus de la moitié des diplômes délivrés.

Appuyé sur des enquêtes récentes, l’auteur ne cesse de révéler des éléments tous plus choquants les uns que les autres : les salaires des présidents d’université s’envolent alors que de plus en plus d’universités sont en faillite, la mixité sociale s’effondre à l’université, l’Etat finance très lourdement des établissements privés comme HEC ou Sciences Po, qui font concurrence à l’université publique, et les chercheurs passent parfois plus de temps à remplir des dossiers de demande de financements qu’à faire véritablement la recherche. Les conséquences sont importantes et se feront sentir à long terme : la mise en place d’un marché de la recherche qui pousse les chercheurs à publier vite – c’est le fameux « Publish or Perish » – interdit le libre choix des questionnements scientifiques et pousse à rester dans des territoires bien connus. La compétition et la pression poussent également à l’apparition de fraudes à la publication, telles que les dénonçait récemment Pierre Barthélémy sur  le blog « Passeur de sciences ».

 

L’organisation de la précarité

 

Dans un troisième et dernier chapitre,  « le purgatoire » , l’auteur revient sur la précarisation de l’université – comprenons la multiplication des emplois précaires. Partout, les universités recrutent des contractuels, temporaires, mal payés – souvent moins que le SMIC ! –, sans poste ni statut stable. Le nombre de docteurs sans poste bat des records – 16 % des docteurs en chimie sont au chômage. En reprenant les chiffres publiés en 2011 par le collectif Pécres   , l’auteur peut affirmer qu’aujourd’hui un chercheur sur deux est un précaire. Les témoignages individuels soulignent que ce statut se paye cher : démissions, dépressions, suicides   .

Là encore, cette situation n’est pas présentée par Christophe Granger comme une conséquence de la crise, mais comme une des conditions de la dérégulation, de la mise en place volontaire d’un système qui éclate les statuts pour mieux écraser les hommes. Les précaires sont placés dans une perpétuelle situation d’incertitude, forcés de se montrer humbles, de prendre ce qu’on leur offre, dans l’espoir, sans cesse repoussé, de décrocher enfin un poste. Là encore, les conséquences sont lourdes : au-delà des existences broyées, c’est l’ensemble de la communauté des universitaires qui s’atomise, perdant en cohérence, et donc aussi en capacité d’action collective.  « Ce qui a cédé, c’est le nous ancien qui faisait la profession »   , « l'honneur des universitaires », pourrait-on dire en reprenant le titre de l'ouvrage d'Antoine Destemberg. Cette précarité frappant surtout les chercheurs les plus jeunes, elle contribue également au non-renouvellement des savoirs, et donc à la fossilisation de la science.

 

Pour une université  « hors du monde »

 

L’auteur revient enfin sur les luttes étudiantes, du Chili de 2011 au printemps érable canadien. Il faut briser l’image des étudiants grévistes parce que bordéliques ou paresseux : les mobilisations étudiantes expriment un vrai  « désir d’avoir prise sur les événements »   . On croisera utilement ces réflexions avec l'ouvrage d'Eric Hazan sur la dynamique des révoltes, paru chez le même éditeur. Dans la conclusion, l’auteur propose plusieurs pistes pour sortir de l’impasse. Certaines sont très concrètes – fermer les classes prépas et les grandes écoles, sortir de l’obsession de l’utile et de l’évaluation, qui permettent aux classes les plus favorisées de mettre en place des stratégies d'évitement nuisant profondément à l'université – d’autres plus abstraites. L’auteur appelle en effet à inventer une université  « hors du monde », qui ne soit plus pensée comme un marché mais comme une forme de vie collective ; à conquérir l’université pour en faire un  « lieu perpétuellement bouillonnant de refondation de l’édifice social »   .

On peut ne pas adhérer à tous les arguments de l’auteur, ou à toutes ses suggestions. On peut également s’exaspérer quelque peu d’une utilisation parfois envahissante des italiques, façon typographique de marquer l’insistance, donc de faire entendre la colère de l’auteur. On peut, on l’a dit plus haut, critiquer sa vision historique trop rapide, et souligner qu’il aurait trouvé, en d’autres temps ou d’autres lieux, d’autres modes d’articulation entre les savants et la société, qui auraient pu renouveler utilement son discours. Toujours très clair, l’auteur a parfois tendance à mélanger un peu tout, passant rapidement de la critique du système « Licence-Master-Doctorat » (LMD) à une attaque contre les classes préparatoires via une remarque sur la domination des neurosciences : il veut visiblement faire feu de tout bois, mais cela le conduit parfois à passer trop rapidement sur des points précis.

Ce ne sont là que des critiques de surface, qui n’enlèvent rien à la pertinence et à la force de l’ouvrage. Le constat que dresse l’auteur est plus qu’alarmant. Dans son édito du 1er janvier 2016, Le Monde appelait à  « ne plus subir », et à réinventer en profondeur la société. L’université ne doit pas être oubliée – ce qui veut dire que les universitaires doivent s’engager massivement dans ce processus. Non pas pour conduire une révolution aussi stérile qu’impossible ; mais pour montrer la voie de ce qu’Alain Damasio appelait une volte   , un changement social et idéologique profond, une réélaboration durable des règles du jeu, l’invention d’un autre modèle de société. La balle est dans notre camp

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