Entre émotion et pensée, les arts de la scène comme « expériences individuelles et collectives, politiques et sociales ».
 

Ce livre est un recueil d'interventions qui ont eu lieu au Festival d'Avignon 2014 dans le cadre de la première édition des « Rencontres Recherche et Création », organisée par le festival et l'Agence Nationale de la Recherche. Depuis sa création par Jean Vilar, le Festival se veut un lieu de rencontres où la scène pense le monde et le donne à penser. Aux différents ateliers et forums, s'ajoute cette première édition fondée sur l'idée que « la recherche qui s'effectue sur les plateaux (n'est pas) différente de celle qui s'invente dans les laboratoires ou les bibliothèques ». Ce livre s'adresse donc à un public averti (de chercheurs, d'artistes ou de spectateurs), intéressé par les débats alliant fond et forme sur la manière dont la création artistique est tout à la fois causée et causante dans la « naissance et la transformation des systèmes symboliques (et) du fonctionnement des sociétés »   . La force de ces rencontres, et donc l'intérêt de ce livre, est de faire se croiser les points de vue d'artistes et de chercheurs autour d'une thématique affichée comme commune : le corps en scènes.

 

Sur ce titre, il convient d'apporter quelques commentaires pour préciser ce que celui-ci engage effectivement derrière une formulation qui pourrait induire de multiples appréciations. Le lecteur ne trouvera pas de traitement direct et systématique du corps tel que cela peut l'être dans les ouvrages relatifs à la danse. « Corps » n'est pas ici à prendre dans la dimension de corporéité mais de sensibilité. Le corps est considéré dans sa capacité d'expression, comme lieu des émotions perçues, ressenties, représentées et suscitées. Ainsi dans les différentes scènes de la création (un pluriel compris dans la diversité des champs artistiques concernés mais aussi selon l'époque de l'histoire et les différentes cultures), il s'agit de comprendre comment « perception, attention et émotion sont simultanément activées par les gestes ou le récit [... et] permettent le partage d'expériences et la projection d'univers imaginaires ».

 

La structure de l'ouvrage reprend le programme thématique des rencontres en quatre temps : Rituels, corps et performance / Expression et réception / Fiction et narration : expérience de pensée et expérience politique / Raconter les sentiments et modifier les sensibilités. Les contributions s'y succèdent selon différentes formes : synthèse de recherches, interview, retour d'expérience sur des créations et représentations. Bien que chaque partie tende à offrir la parole à la fois aux chercheurs et aux artistes, les premiers sont bien majoritaires, mais affichent une belle pluridisciplinarité, alors que les seconds ne se manifestent qu'un par thématique, les arts de la scène concernés étant ceux présents au festival, à savoir la danse et le théâtre. Parmi les chercheurs d'horizons et de pays différents, citons entre autres, Laurent Gabail en anthropologie (Toulouse), Franck Vidal en psychologie cognitive (Aix-Marseille), Béatrice de Gelder en neurosciences (Maastricht), Pierre Destrée en philosophie (Louvain), Salikoko S.Mufwene en linguistique (Chicago), Line Cottegenies en littérature britannique (Paris 3), Alexandre Gefen en littérature française contemporaine (Paris 4), Ruth Webb (Lille) et Anne-Sophie Noël (Lyon) pour la tragédie grecque. Parmi les artistes à l'engagement corporel reconnu : les danseurs-chorégraphes Sandrine Maisonneuve et Arkadi Zaides, les metteurs en scène Nathalie Garraud et Olivier Saccomano et Giorgio Barberio Corsetti.

 

Une variété de disciplines qui concourt à envisager la question selon différentes perspectives historiques et différents angles. Les périodes de référence sont ainsi l'Antiquité grecque (Platon, Eschyle, Euripide...), l'Âge classique (Racine, Shakespeare), Les Lumières et la période contemporaine (théâtre anglais, israélien, français, italien...). Neurosciences, littérature, philosophie, danse et théâtre se côtoient dans ces objets de pensée. Une telle richesse est traversée par des idées-forces et questionnements qui sous-tendent l'ensemble de l'ouvrage : la valeur cognitive des émotions motivée par les paradoxes de la fiction ; la langue et les langages qui forment les récits, et donc les images mentales, qui accompagnent nos actions ; la puissance des oeuvres en ce qu'elles, tout à la fois, sont liées à l'époque qui les a vues naître et portent en elles les transformations du monde à venir ; notre perception des oeuvres, fonction d'une perception toujours en évolution, traduisant notre conception du corps, du geste et du rapport à l'autre... Et le rapport au politique justement : la tragédie grecque comme ébranlement de l'ordre et questionnement du fonctionnement démocratique, le scandale propre à la langue chez Shakespeare, le corps collectif avec Sandrine de Maisonneuve, ouvrir un autre temps et amener à regarder autrement avec Giorgio Barberio Corsetti.

 

L'interview d'Arkadi Zaides   illustre les questionnements croisés du livre :  les dimensions émotionnelles et perceptives temporelles et spatiales, psycho-cognitives, les enjeux de la représentation, l'individuel et le collectif, donc le politique. La démarche artistique est la suivante : le chorégraphe travaille le mouvement sur scène à partir d'images projetées provenant des archives vidéos de B'Tselem, centre israélien d'informations sur les droits de l'Homme dans territoires occupés. Un tel dispositif interroge sur ce que « la présence physique du danseur peut ajouter à la perception des images » et la manière dont « le corps peut ouvrir les yeux du spectateur » pour l'amener à « une nouvelle qualité d'attention ». Des images vidéos d'une part, pour la plupart non médiatiques mais médiatisées sur scène et qui agissent, et des images mentales d'autre part suscitées par le corps du danseur et des corps filmés. Les simulations sensitives   sont ainsi mises en jeu et démultipliées chez le spectateur. Comment le corps se déplace par rapport aux images, corps filtre, obstacle ou double, pour faire comprendre que « l'engagement physique des violences » et que « nul n'est immunisé contre la potentialité de (celles-ci) ».

 

Les « Rencontres Recherche Création » ont poursuivi leurs investigations en juillet 2015 proposant des nouvelles réflexions autour des thèmes :  « Pouvoir, morale et séduction », « Mises en intrigues », « Corps en présence », « Verbal, non verbal » et « Fictions, interprétations et politique »