Un examen critique de la législation française réprimant les propos racistes et antisémites.

La répression des propos racistes et antisémites est-elle justifiée ? La « loi Gayssot » interdisant les propos négationnistes instaure-t-elle un « délit d’opinion » ? L’ouvrage d’Ulysse Korolitski tente de répondre à ces questions à travers l’examen critique de la législation française réprimant les « discours racistes », une catégorie regroupant les délits d’injure, de diffamation et de provocation raciale, puis de négationnisme. L’ouvrage comble une profonde lacune : ces dispositions légales n’avaient jamais fait l’objet d’une analyse exhaustive auparavant. L’auteur apporte ainsi un éclairage sur des questions omniprésentes dans les débats publics, sans céder un instant au style polémique de rigueur lorsque sont abordés des sujets aussi « sensibles ».

L’importance de l’ouvrage, porté par une écriture dense mais limpide, tient à trois éléments principaux.

D’abord, son objet. L’auteur n’a pas seulement retracé et examiné les textes réprimant les discours racistes   , il a aussi analysé les débats parlementaires les ayant précédés, leur interprétation par la doctrine et leur application par les juges. L’histoire de ces lois, ainsi que les difficultés, voire les paradoxes théoriques qui les accompagnent, deviennent alors intelligibles.

L’ouvrage propose en second lieu une thèse forte : les lois reposent sur des justifications faibles et mal construites. La difficulté principale concerne les effets des discours : ceux-ci sont réprimés en raison d’une nocivité supposée, sans que cette nocivité ne soit clairement caractérisée. Cette difficulté trouve son paroxysme avec la création du délit de négationnisme (ou révisionnisme), qui réprime un discours apparemment théorique   . Toutefois, l’auteur ne déduit pas de ces difficultés que la répression pénale des discours racistes soit injustifiée   . Après avoir révélé les faiblesses des justifications de la législation, il entreprend, dans la seconde partie de son ouvrage, de construire des arguments plus solides et propose de meilleures raisons de réprimer ces discours. Il s’agit, en somme, de donner des fondements plus clairs et plus solides à ce que l’auteur appelle « l’antiracisme légal ».

Mais le livre est également parcouru d’un bout à l’autre par une seconde thèse. Tandis que la loi Pleven a été votée à l’unanimité en 1972, la loi Gayssot a divisé l’hémicycle et rencontré une forte opposition, provenant parfois d’historiens au travail reconnu. Le texte fut notamment accusé d’instaurer un « délit d’opinion » et d’imposer une « vérité officielle »   . Or selon l’auteur, ce serait aller un peu vite et se laisser aveugler par des slogans. En réalité, la loi Gayssot aurait radicalisé le problème fondamental des dispositions antérieures : la difficulté de prouver un lien de causalité entre les expressions racistes et les actes qui risqueraient d’en découler   . L’un des aspects les plus originaux de l’ouvrage est ainsi de dé-singulariser le délit de révisionnisme, qui suscite aujourd’hui encore de violentes polémiques, en le resituant dans la continuité des lois punissant les discours racistes.

L’ouvrage se signale enfin par l’originalité de la méthode employée. S’il s’agit d’un travail de philosophie   , l’étude est ancrée dans un terrain précisément délimité et décrit. Elle comporte un versant d’histoire du droit   , d’analyse des controverses   , et de théorie politique   . Les gains théoriques de cet ancrage dans le terrain sont considérables, car c’est souvent dans le corpus juridique lui-même que l’auteur trouvera des arguments nouveaux.

Nous allons résumer les axes principaux de l’ouvrage, puis ouvrir deux pistes de discussion.

Analyse critique des dispositions françaises contre les discours racistes

La première partie de l’ouvrage est un examen critique des justifications parlementaires de la législation contre les discours racistes. Ces dispositions sont récentes. La loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 ne faisait pas référence à la « race ». Le décret-loi Marchandeau de 1939 ciblait pour la première fois le caractère « racial » des discours, mais il fut abrogé par le régime de Vichy. En revanche, la loi Pleven de 1972 et la loi Gayssot de 1990 sont toujours en vigueur, ayant été intégrées à la loi de 1881. À chaque étape, le lecteur retrouvera le problème du rapport entre les discours et les actes : à partir de quel seuil peut-on considérer que des paroles entraînent des actes nocifs ? Plus difficile encore, dans quelle mesure certains discours peuvent être assimilés en eux-mêmes à des actes nocifs ?

La loi Pleven de 1972 a créé, parmi d’autres innovations importantes, un délit de « provocation » à la haine, à la violence et à la discrimination contre des personnes en raison de leur « race ». Or la création de ce délit pose un problème théorique sur lequel l’auteur insistera tout au long du livre : peut-on mettre sur le même niveau la provocation à la violence et la provocation à la haine ? Car, comme il le note à juste titre, « la haine est un sentiment, elle n’est pas un délit »   . Et à partir de quand peut-on dire de propos qu’ils « incitent à la haine » ? Pour répondre à cette question difficile, les députés ont en général recouru à un raisonnement causal : punir la provocation à la haine, c’est punir des mots qui provoquent à la haine, elle-même risquant de provoquer des actes. Or cette causalité est bien trop diffuse et indirecte pour être constatée ; pire encore, en interdisant des discours au nom de cette causalité incertaine, ne risque-t-on pas de frapper un grand nombre de propos ?

Deux décennies plus tard, la loi Gayssot de 1990 punissait, par son article 9, la contestation de crime contre l’humanité tel que défini par le tribunal de Nuremberg – avec, en ligne de mire, la négation du génocide commis par les nazis. Pour la première fois, la loi vise directement une théorie. Toutefois, l’auteur insiste sur le fait que ce problème était déjà apparu dans la répression de la provocation à la haine raciale. La loi Gayssot retrouve ainsi, sous une forme radicalisée, une difficulté déjà présente : le risque de réprimer des discours, y compris « neutres » ou « théoriques », dont rien ne prouve qu’ils entraînent des actes illicites.

L’analyse des arguments de la majorité fait apparaître deux autres failles dans les justifications de la loi. D’une part, les députés ont utilisé une formule souvent reprise depuis : « le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit »   . Or cette affirmation est fausse, mais surtout, elle repose sur l’idée selon laquelle les théories racistes seraient pourvues d’une sorte de nocivité intrinsèque ou engendreraient mécaniquement des effets désastreux – ce qui reste à prouver. D’autre part, les défenseurs de la loi ont maintes fois invoqué la fausseté du négationnisme pour justifier son interdiction, s’érigeant du même coup en défenseurs de la vérité historique   . Or cette attitude se heurte à l’objection forte selon laquelle le mode normal d’élimination des idées fausses, en démocratie, n’est pas l’interdiction mais la réfutation.

Les partisans de l’antiracisme légal ont ainsi plusieurs défis théoriques à relever : le rapport incertain entre les discours et les actes qu’ils provoquent, la nocivité intrinsèque des paroles et des théories, et le rapport entre le droit et la vérité historique. Ne pas regarder ces problèmes en face a pour conséquence de laisser le champ de la critique à une propagande raciste et antisémite de plus en plus bruyante.

Des voies nouvelles pour l’antiracisme légal

L’auteur tire parti des difficultés identifiées dans l’analyse des débats parlementaires   pour asseoir la répression des discours racistes sur des justifications nouvelles. On peut interpréter la reconstruction à laquelle se livre l’auteur comme une invitation à s’émanciper de justifications causales   et scientifiques   pour adopter des arguments plus normatifs (affirmer, par le droit, les valeurs antiracistes) et politiques   . Le contenu des justifications se déplace alors vers un usage plus explicite des valeurs.

En premier lieu, Ulysse Korolitski recourt à une notion déjà existante dans le droit français : la présomption. Pourquoi ? Comme nous l’avons vu, la difficulté majeure de la répression des discours racistes est qu’elle s’appuie sur un lien causal entre les paroles et les actes, sans que ce lien soit certain   . Or ce problème s’allègerait si l’on s’émancipait du modèle causal pour entrer dans celui de la présomption, qui guide la prise de décision en situation d’incertitude   . Tout l’intérêt de la présomption est de prendre en compte la gravité des effets des discours   . Il s’agit d’ajouter aux considérations probabilistes   une évaluation qualitative des actes qu’il s’agit d’empêcher : en l’occurrence, des violences et des discriminations racistes. Il devient alors possible de présumer   que des discours se traduiront en acte, et de les réprimer, en raison de la gravité toute particulière des actes racistes. Le modèle de la présomption consiste ainsi à assumer plus explicitement les valeurs antiracistes, et s’appuie sur une appréciation politique de la montée du racisme et de l’antisémitisme en France   .

La deuxième voie théorique explorée par l’auteur, celle des rapports entre le droit et la vérité, touche plus directement le cas du révisionnisme. Il s’agit probablement de la partie la plus stimulante et la plus polémique de l’ouvrage, dans la mesure où elle réfute l’idée, souvent avancée par les opposants à la loi, selon laquelle la répression du révisionnisme instaurerait une « vérité officielle ».

Faut-il interdire le révisionnisme parce qu’il est faux ? Ulysse Korolitski, reprenant les analyses de Pierre-André Taguieff, démontre que l’antiracisme légal a tout à perdre lorsqu’il prétend protéger la vérité historique contre les « faussaires de l’histoire ». Il perd sur le terrain logique, puisqu’il confond les faits et les normes (qui sont le terrain propre du droit), mais également sur le terrain stratégique puisqu’il s’expose à l’accusation d’instaurer une « vérité officielle » et un « délit d’opinion »   .

L’auteur développe alors une interprétation audacieuse du délit de révisionnisme, à travers une articulation complexe du rapport entre le droit et la vérité. Il tente de montrer qu’en interdisant le négationnisme, on ne réprime pas une théorie fausse, mais un acte de langage d’une nature particulière    : celui de la contestation de la vérité de l’holocauste. Ceux qui dénoncent une « vérité officielle » se méprennent sur ce que fait le droit : il ne s’agit pas d’imposer une vérité historique, mais de qualifier normativement l’acte de parole que constitue sa négation. Ce n’est donc pas la fausseté du négationnisme qui justifierait son interdiction, mais sa nocivité. L’évaluation du caractère dommageable de cet acte de parole réside dans une appréciation politique : étant donnée la signification de l’holocauste dans la société française, et la montée du racisme et de l’antisémitisme (qui prend le masque du négationnisme), l’acte de parole que constitue le négationnisme est d’une gravité particulière (p. 336).

Ulysse Korolitski a ainsi construit des arguments neufs pour justifier la répression légale des discours racistes. Ces arguments mettent l’accent sur les valeurs antiracistes et l’appréciation de la situation politique. Les voies explorées par l’auteur peuvent être discutées, mais la discussion reprend sur des bases claires et explicites.

Points de discussion

Le style de l’ouvrage, caractérisé par une grande précision dans l’utilisation des termes et la construction des arguments, amène tout naturellement le lecteur à prendre position vis-à-vis des thèses de l’auteur.

Ulysse Korolitski insiste sur la continuité entre la répression des discours racistes et celle du révisionnisme. Cette thèse est originale, car de nombreux auteurs (en particulier des historiens) ont critiqué la loi Gayssot sans pour autant remettre en cause les lois antérieures, en particulier la loi Pleven. L’hypothèse de la continuité est également, pour l’auteur, un choix de méthode : l’analyse des justifications de la loi (controversée) de 1990 permet d’interroger rétrospectivement la pertinence de la loi Pleven, votée à l’unanimité en 1972. Plus encore, en montrant que les luttes contre le racisme et contre le révisionnisme sont coextensives, l’ouvrage apporte un démenti solide à la propagande antisémite actuelle, laquelle prospère sur l’idée que les juifs bénéficieraient d’un traitement de faveur dont la loi Gayssot serait l’incarnation. La conclusion est claire : la répression pénale des discours racistes est d’un seul tenant, et ceux qui croient pouvoir contester la loi Gayssot devraient y réfléchir à deux fois, car à terme, c’est l’ensemble du dispositif de lutte contre le racisme qui serait fragilisé.

Or l’hypothèse de la continuité rencontre des difficultés, en particulier dans la qualification du délit lui-même. L’auteur a raison de souligner que l’incertitude relative aux effets des paroles et des discours ne touche pas seulement le négationnisme, mais qu’elle frappe l’ensemble des expressions racistes, par exemple la provocation et la diffamation. En ce sens, le délit de révisionnisme ne diffère pas par nature des autres délits. En revanche, la différence joue à un autre niveau, qui est celui de la qualification du comportement lui-même. Jusqu’à la loi Pleven, les dispositions antiracistes ne visaient aucun discours précis, mais des atteintes : l’injure, la diffamation et la provocation à la violence et à la haine. On peut discuter de la clarté de ces atteintes (en particulier dans le cas de la provocation à la haine), mais le droit ne dit encore rien du contenu des discours qui seront réprimés. La loi Gayssot, elle, touche directement le contenu des discours, sans référence à une atteinte quelconque faite à des individus ou des groupes. Or on peut se demander s’il n’existe pas une différence de nature entre, d’une côté, réprimer des paroles (y compris théoriques) parce qu’elles constituent une atteinte aux individus et aux groupes, et, de l’autre, percevoir un discours comme une atteinte par le fait même qu’il est énoncé. À proprement parler, la loi Pleven ne réprime aucun « discours » au contenu préétabli. La loi Gayssot touche la substance des discours, et il y a là quelque chose de troublant dans le cadre d’une démocratie libérale.

C’est la raison pour laquelle le délit de révisionnisme requiert des justifications supplémentaires. Le chapitre portant sur les rapports entre le droit et la vérité peut ainsi être perçu comme donnant une justification ad hoc à ce délit, puisque c’est bel et bien le seul qui interdise littéralement la négation d’un fait. Comme nous l’avons vu, l’auteur montre que le négationnisme n’est pas considéré par le droit comme une « théorie » ou une « doctrine », mais comme un acte de parole nocif, au même titre que d’autres formes d’atteintes. Ce qui permet de déduire la nocivité du négationnisme, c’est le constat du caractère exceptionnel de l’holocauste, et sa signification dans la société française, sa négation cristallisant l’antisémitisme contemporain. Cette singularité explique pourquoi la négation du génocide des arménien n’est pas réprimée.

Or comme l’admet l’auteur, la signification que revêt l’holocauste dans l’histoire et la société française ne justifie pas en elle-même la répression de sa négation. Elle révèle le caractère pervers ou ignoble du négationnisme, mais ne suffit pas pour justifier son interdiction. La continuité entre la loi Gayssot et les lois précédentes, ainsi que la légitimité de l’interdiction du négationnisme, sont des éléments qui sont encore ouverts à la discussion.

La seconde piste de débat porte sur le recours à la voie répressive pour lutter contre le racisme. Si l’auteur consacre une grande attention aux justifications qui soutiennent les lois, il ne remet peut-être pas assez en cause la pertinence même du recours à la loi pour combattre les discours racistes. Or ce point est fondamental. Nous avons vu que les voies théoriques explorées par Ulysse Korolitski déplacent le terrain des justifications vers l’affirmation de valeurs et l’appréciation des situations politiques et sociales présentes. Dans ce cadre, le droit devient explicitement un instrument de combat contre le racisme. Si l’on se place dans cette perspective politique et axiologique, la question de savoir si l’instrument est adapté à cet objectif n’est pas secondaire, elle est centrale.

Certes, cette réserve ne vaudrait sans doute pas pour toutes les dispositions antiracistes, et il faudrait alors déterminer celles qui apparaissent indispensables. D’autre part, le fait que les lois soient mal appliquées, ou difficiles à appliquer, ne plaide pas en lui-même pour un rejet de ces lois. Reste une possibilité : que la voie légale soit mal adaptée à un objet insaisissable qui ne cesse de se transformer, et finisse par être contre-productive. C’est le sens des remarques de Spinoza, dans les dernières pages du Traité théologico-politique : « Où, en effet, les hommes s’efforcent de ravir cette liberté à leurs adversaires […], des exemples sont faits, qui semblent plutôt des martyres d’hommes honnêtes, et qui produisent plus d’irritation, excitent plus à la miséricorde, sinon à la vengeance, qu’ils n’inspirent d’effroi ». L’actualité de la sentence est frappante. S’il s’agit, avec les meilleures intentions du monde, de permettre au premier provocateur venu de s’improviser briseur de tabous et d’humilier les autorités en contournant habilement la loi, il n’est pas sûr que l’exercice soit profitable. Ces réserves, rappelons-le, valent surtout pour la fonction qu’Ulysse Korolitski assigne aux dispositions légales : combattre le racisme et les valeurs qui le sous-tendent.

Ces points de discussion ne font qu’illustrer les qualités d’un ouvrage dont la finesse et la densité sont hors du commun. L’étude est majeure à deux égards : il s’agit de la première analyse critique exhaustive des dispositions légales réprimant les expressions racistes ; et surtout, de la première enquête philosophique approfondie, en langue française, sur les justifications des limites de la liberté d’expression