L’auteur rend compte de sa théorie de l’acte image en analysant des oeuvres d’art et des images puisées dans l’histoire des arts.  

Horst Bredekamp est peu connu en France. Pourtant, les travaux de philosophie de la culture ne devraient pas se dispenser de fréquenter ses écrits. Il est professeur émérite à l’université Humboldt de Berlin. L’ouvrage présenté ici a été conçu à partir des conférences Adorno tenues à Francfort en 2007, à l’invitation de l’Institut de recherches sociales, ainsi que des Editions Suhrkamp. La conclusion de l’ouvrage rend d’ailleurs hommage à Adorno et à sa théorie esthétique. L’auteur nous présente ici une réflexion qui ne se contente pas d’amplifier les discussions autour du concept d’image, de sa validité, du pouvoir ou de l’impuissance des images-objets, de la capacité des regardeurs à maintenir une distance entre soi et le défi posé par l’image. Il cherche surtout à comprendre pourquoi la question des images est devenue aussi omniprésente dans notre culture et à quel titre.

Bien sûr, au nombre de ces raisons, on retrouve ce que tout le monde évoque : la profusion des images au cœur même de la vie sociale. On en parle en termes de « déferlement des images », l’auteur relevant à ce propos que cette métaphore diluvienne résonne d’un mélange d’impuissance et de résistance. Mais il en est d’autres : la portée politique des images, leur incrustation dans la mémoire collective, les images de propagande surdéployées, mais aussi les images en danger (la police s’en méfie durant les manifestations), et surtout les images scientifiques attrayantes (imagerie médicale, climatologie, recherche spatiale). Cette omniprésence des images n’est pas sans être accompagnée d’un arsenal juridique sans précédent, qui organise l’économie de l’image. Mais elle est accompagnée aussi d’une pensée philosophique complexe dans laquelle les tenants du refus de l’image sont encore nombreux, lesquels nous reconduisent sans cesse à l’opposition entre l’image (sensible, démonisée) et le concept (l’intelligible).

 

Puissance de l’image

C’est oublier un peu vite que les images « créent » également des formes de ressentir et d’agir. Elles sont souvent pertinentes pour l’agir en commun, sans tomber toutes nécessairement dans le cadre d’une vénération. L’art visuel n’a-t-il pas un effet puissant, relevait Clément d’Alexandrie ? Il songeait alors au regard de Méduse dans les images qui lui sont consacrées. Certes, la peur suscitée par le danger du regard de l’image remonte à ce mythe. Persée ne réussit à la décapiter qu’en se revêtant du casque de l’invisibilité. L’image peut donc pétrifier le regard ? Mais vaut-il mieux élaborer une théorie du regard ou une théorie de l’image, laquelle rendrait compte de la potentia de l’image ?

Une image peut-elle avoir une dimension agressive allant jusqu’à provoquer la douleur physique (comme ce fut le cas pour les agresseurs des oeuvres de Barnett Newman, dans les années 1980) ? Ce que de nombreux théoriciens (de Henri Lefebvre à Philippe Dubois, en passant par Hans Belting et de nombreux autres, répertoriés entre les pages 40 et 48) affirment non moins que l’auteur pour les deux derniers siècles. Pouvoir de l’image, donc, mais aussi autonomie de l’image, tels sont les problèmes à partir desquels il convient de rediscuter des images. L’auteur ouvre son ouvrage non par une parabole textuelle, mais par une parabole visuelle portant sur la fascination exercée par l’image. Ce qui l’intéresse, c’est de prendre le problème à partir de la notion d’image agissante, d’image médium, à partir de l’idée selon laquelle l’artefact imagé constitue bien un vis-à-vis animé, qui peut agir sur le regardeur afin de lui offrir un modèle. Certes, cette idée d’un pouvoir immanent de l’image ne doit pas nous faire tomber ni dans une pensée magique,  ni dans une pensée organique de l’image. Elle relève plutôt de l’idée selon laquelle l’image correspond à un acte très vivant de « mise sous les yeux », impliquant non seulement une energeia de l’œuvre, pour parler comme Aristote, mais bien évidemment la place d’un regardeur. Ce serait donc à partir de l’image que l’on pourrait mesurer les effets du message adressé.

Afin de constituer son parcours, l’auteur cherche d’abord à définir l’image, en soulignant que l’humain est celui qui se montre capable de transformer des formations de la nature en image, et de caractériser celles-ci comme une sphère à part entière. Il existe ainsi un rapport élémentaire (anthropologique) entre la création d’images et l’évolution humaine. L’auteur n’est pas le premier à l’envisager. Les œuvres visuelles de l’humanité nous reconduisent très loin dans le temps. À cet égard, le concept d’image est sans doute plus intéressant que celui d’œuvre d’art. 

Il se déplace ensuite vers la philosophie pour résumer ce que l’on connaît bien : l’opposition entre la philosophie et l’image. Platon - puis ce sera le tour de Martin Heidegger (et les fameux souliers de Van Gogh) et de Jacques Lacan (et sa théorie du regard) - est ici classiquement pris à parti, lui qui développe les possibilités de sa philosophie à partir des zones de son propre aveuglement, mais l’auteur insiste surtout sur ceci : la critique des images constitue paradoxalement une reconnaissance de leur puissance effective. Platon pourrait même être le philosophe qui, de ce fait, a reconnu, d’ailleurs non sans quelques contradictions, l’acte d’image : les images sont plus puissantes que la lumière de la vérité, elles poussent à agir tout en dissimulant la vérité.

Il n’en reste pas moins que le fond de l’affaire tient moins aux seules oeuvres qu’à la corrélation entre l’œuvre et le spectateur, et il semble que l’auteur insiste moins sur cet aspect des choses, même s’il y revient sur la fin de l’ouvrage, grâce à une référence à Adorno. Pourtant, l’auteur le reconnaît, l’image ne joue un rôle actif qu’en relation avec un regardeur. La problématique de « l’acte d’image » consiste à déterminer la puissance dont est capable l’image, ce pouvoir qui lui permet, dans la contemplation ou l’effleurement, de passer de la latence à l’influence visible sur la sensation, la pensée et l’action. A ce titre, par ailleurs, on évitera de trop grands parallélismes avec la notion d’acte de langage dégagée dans la philosophie de J. Austin. L’image, qui reste en règle générale muette, n’est pas en mesure d’agir comme le locuteur de l’acte de langage. De toute manière, dans le cas de l’œuvre d’art, ou de l’image en général, ce n’est que dans la corrélation que quelque chose de l’ordre d’une mobilisation peut se produire.

Afin de donner toute son ampleur au propos, l’auteur ne se contente pas de puiser ses exemples dans la culture classique, il poursuit son investigation dans la culture musulmane, et donne des exemples à travers la culture syrienne, etc. Toutefois l'auteur montre un intérêt particulier pour les images qui sont traitées à la première personne (et auxquelles on prêtait des discours : « Moi, tableau de... ») et les portraits classiques, lesquels mettent en avant un portraituré qui ne cesse pas de regarder le regardeur, sachant que l’activité de ce regard ne varie en rien selon la position ou le mouvement de celui-ci. Néanmoins, qu’on ne croie pas que l’auteur ne se voue qu’à l’image classique. Une analyse de l’œuvre de Niki de Saint-Phalle montre non moins comment l’artiste pose des images qui semblent agir d’elles-mêmes : l’artiste mettait fin ainsi à la peinture de représentation, à partir de son histoire personnelle, tout en permettant simultanément aux images de vivre sans rester dominées par la secondarité platonicienne.

Trop souvent, dans ces pages aux belles démonstrations, appuyées sur une iconographie qui ne néglige pas du tout l’art moderne et contemporain (entre Gilbert & George, Pollock, Bellmer, Fontana, Yves Klein, etc.), l’auteur semble ne prendre en charge que le pouvoir d’attraction de l’image. Mais un tel pouvoir existe-t-il en soi ? Après tout, voir le pharaon dans l’image du pharaon, pour ne pas évoquer les célèbres caricatures qui font encore débat de nos jours, cela relève-t-il de l’image en tant que telle ou faut-il s'intéresser de plus près à la fonction du regard qui investit l'image? La publicité connaît bien ces fonctionnements de l’image.

 

Pensées de l’image, pensées contre l’image

Autant dire qu’une réflexion sur l’image doit évidemment tenir compte des pensées de l’image ou contre l’image au travers des siècles (par conséquent de la querelle byzantine des images, par exemple) et des civilisations, mais aussi des modes de rapport à l’image : prend-on l’image pour elle-même, dissocie-t-on dans l’image le corps et l’image ou les confond-on (ainsi en va-t-il des pouvoirs qui, à défaut de trouver le coupable en chair et en os, flétrissent son effigie ; ou les hussites qui exécutaient leur châtiments sur des images qu’ils prenaient pour des vivants), qu’en est-il du voile de Véronique ? L’image n’est-elle qu’une reproduction de quelque chose d’essentiel caché derrière elle (obligeant à réfléchir au statut des agressions iconoclastes, ainsi qu’au mobiles de ces agressions qui demeurent souvent théologiques) ? Comment relier la reproduction et son modèle (tout en préservant le droit à l’image, par exemple des morts), et qu’en est-il des empreintes ? Quel statut accorder à l’image vraie et qu’en est-il de l’illusion ? Que dire de ceux pour lesquels les images photographiques sont plus importantes, dans certains cas, que les objets mêmes (les archéologues, les savants) ? Comment l’image permet-elle à certains objets de devenir dignes d’une confiance massive (les pièces de monnaie) en stabilisant une valeur qui ne correspond à aucun objet ?

L’auteur, pour insister sur un autre plan de ses analyses, s’arrête longuement et à juste titre sur la philosophie de Thomas Hobbes, en ce qu’elle met au jour un point central de la politique : l’activité de l’image a pour but de faire de la présence visuelle du Léviathan un bouclier protecteur face à la menace de guerre civile ; n’oublions pas à cet égard la thèse de Ernst Kantorowicz portant sur les deux corps du roi ! Autant dire que la question n’est pas close par là. L’auteur reprend l’ensemble du dossier concernant les images contribuant au sentiment d’appartenance à une communauté, non pas d’ailleurs comme des formations sacro-saintes, mais comme des symboles évolutifs. Les images d’Etat font d’ailleurs leurs preuves en cas de conflit.

 

Fonction punitive, réparatrice, substitutive, politique des images, guerre des images, chute des images des tyrans, etc. autant d’objets d’études, chacun pris en charge dans l’ouvrage. L’auteur en utilise deux références philosophiques majeures. D’abord Maurice Merleau-Ponty analysant le chiasme du regard, partant du principe que le voir serait une forme de toucher, mais qui développe la thèse inverse : c’est le vu qui exercerait une pression visuelle sur celui qui voit. C’est ensuite Adorno dans la mesure où il a tenté de définir le rapport entre œuvre d’art et récepteur envisagé comme acte d’image de l’artefact. De là son esthétique. Si une œuvre d’art n’est pas immédiatement orientée vers le regardeur, puisqu’elle est plutôt en soi un champ de force, elle n’accède à la vie que sous le regard d’un spectateur.

Alors, vivement le temps où les images pourront se voir reconnaître un droit à l’existence afin de pouvoir venir à la rencontre du spectateur dans leur libre autonomie !