Éliane Viennot est professeure de littérature française du XVIe siècle à l’université de Saint-Étienne. Elle a consacré ses premiers travaux de recherche à Marguerite de Valois et au mythe de la Reine Margot. Élargissant son champ d’étude, elle s’est aussi intéressée aux rapports de pouvoir entre les sexes sur la longue durée, et à un autre mythe : celui de la loi salique. Récemment, elle a publié un livre, au titre éloquent, Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française   , qui revient sur une des règles apprises à l’école dès le plus jeune âge, celle qui voudrait que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Elle a accordé à Laurent Angard pour nonfiction.fr une interview où elle explique pourquoi il est important de considérer la langue française comme un vecteur de l’inégalité – ou de l’égalité des sexes, selon ce que nous en faisons.

Laurent Angard : En 2009, dans un entretien pour le site Fabula, vous nous expliquiez l’importance du renouveau des études consacrées aux femmes d’Ancien Régime au XXIe siècle. Pensez-vous qu’entre temps, les choses aient changé ou évolué ?

Éliane Viennot : Je pense qu’elles changent très doucement… Les chercheurs et les chercheuses en place ne sont généralement pas convaincues (je fais là un accord de proximité !). Quant aux jeunes, qui le sont souvent davantage, il faut qu’elles et ils puissent entrer dans les institutions. Ce qui n’est pas facile en ce moment.

L.A. : Comment définiriez-vous la notion de Genre ? Et que sont pour vous les Gender Studies ? Sont-elles si importantes pour qu’elles rentrent dans les cursus universitaires français ?

É.V. : Le fait de considérer les choses (les événements, les productions culturelles, la société, mais aussi les faits biologiques – la stature par exemple) sous l’angle de la différence des sexes et des interventions humaines sur cette différence, en fonction des idées qu’on s’en fait, est tout bonnement un prérequis pour faire de la bonne recherche ; ou pour dispenser de bons enseignements, À part les mathématiques, la physique, la chimie et les sciences de la terre, toutes les disciplines sont concernées. Des milliers d’études, menées depuis une quarantaine d’années dans l’ensemble du monde, ont mis en évidence les efforts déployés dans la plupart des sociétés pour organiser l’inégalité des sexes – souvent par certains groupes en particulier ; et, à l’inverse, les actions d’autres groupes pour les entraver. Des centaines d’études ont montré à quel point les savoirs constitués sont à la fois le produit de ces efforts et les canaux de la diffusion des idéologies qui les sous-tendent, les moyens de leur perpétuation. Une initiation aux problématiques du genre est donc absolument nécessaire, non seulement pour former des citoyen-nes conscient-es de leurs devoirs et de leurs marges de manœuvre, mais pour faire de bonnes chercheuses et de bons chercheurs, qui aient un regard averti sur la réalité qu’ils observent. Pour qu’ils ne la voient pas à travers un prisme déformant, qu’ils ne prennent pas des vessies pour des lanternes.

L.A. : En quoi l’étude de la langue française, qui est fortement structurée par les rapports entre le masculin et le féminin, s’insère-t-elle dans vos travaux ? 

É.V. : Mes travaux sur la longue durée m’ont permis de voir émerger la Querelle des femmes, vers le milieu du XIIIe siècle, et de la voir évoluer. Dans les premiers temps, cette controverse sur ce que sont ou ne sont pas les femmes, ce qu’elles peuvent faire ou non, ce qu’elles doivent faire et surtout ce qu’elles ne doivent pas faire, porte sur le leadership (gouverner, prophétiser, décider…), sur l’exercice des charges (administratives, militaires, religieuses…), sur l’éducation, sur leur rôle dans la famille. Au début du XVIIe siècle, la Querelle s’invite sur le terrain de la langue – avec l’argumentaire forgé pour les autres domaines. Il se dit par exemple que les activités prestigieuses ne devraient se dire qu’au masculin (auteur et non plus autrice, médecin et non plus médecine, poète et non plus poétesse, peintre et non plus peintresse, etc.) ; et que, lorsque le féminin se trouve en concurrence avec le masculin, par exemple lorsque plusieurs substantifs de genres différents se rapportent à un verbe ou à un adjectif, c’est au masculin à donner ses marques, parce que c’est « le genre le plus noble ». Les grammairiens masculinistes ne se sont pas contentés de ça : ils sont intervenus sur bien d’autres faits de langue. Ce qui m’intéresse ici, c’est que ces infléchissements imposés au français n’ont aucun fondement linguistique – ils s’opposent même au fonctionnement naturel, spontané, de cette langue. Ils ont tout à voir, en revanche, avec des objectifs politiques.

L.A. : Vous montrez dans votre livre qu’ils ont dépensé beaucoup d’énergie pour convaincre, et que leurs idées n’ont véritablement triomphé qu’avec la mise en place de l’école primaire obligatoire, c’est-à-dire au cours du XIXe siècle. Mais le résultat est là. Pour vous, quelle est la solution ? 

É.V. : Ils n’ont pas triomphé, sinon nous ne serions pas en train d’en parler ! De fait, ils n’ont véritablement gagné que sur quelques points assez dérisoires. Le premier est la disparition de noms de métiers dans lesquels on entendait une finale féminine – en vertu d’une règle phonétique des langues romanes, qui correspond à un besoin de clarté. On ne dit plus apôtresse, jugesse, libraresse, mairesse, notaresse, peintresse, philosophesse… Même si c’est ennuyeux, car nous ne pouvons plus marquer le genre que par l’article (un juge/une juge), ou alors en rajoutant un mot (les hommes juges/les femmes juges), cela ne touche qu’un petit nombre de mots. Ils ont aussi eu la peau du pronom attribut la (« Vous êtes malade ? — oui je la suis » répondaient les femmes jusqu’à la fin du 18e siècle). 

Pour le reste ? Ils ont créé des distinctions byzantines entre les adjectifs verbaux, qui continuent de se décliner en genre et en nombre, et les gérondifs et participes présents, qu’ils ont voulu bloquer sur la forme masculin singulier ; sans parler des distinctions orthographiques qui en ont – parfois ! – découlé (fatigant/fatiguant). Avec pour résultat que la plupart des gens hésitent, ou « font des fautes » ; et il n’y a qu’à lire attentivement ses courriels pour voir avec quelle facilité les gens réaccordent les participes présents. Quant aux deux « gros morceaux », la masculinisation des noms de fonctions prestigieuses et l’accord du masculin qui l’emporte sur le féminin, ils présentent deux cas différents. Pour le premier, la chose a toujours fait controverse ; et elle fera controverse jusqu’à ce qu’on y renonce, parce que la langue française elle-même s’y oppose. C’est dans son système que de désigner les femmes par des termes féminins et les hommes par des termes masculins. Pour la règle d’accord au masculin, qui n’a été adoptée que par les doctes jusque tard dans le XIXe siècle (pour la bonne raison que la langue française s’en était passée jusqu’à ce qu’on l’invente), elle doit être abandonnée. Du moins si nous avons pour objectif d’aller vers l’égalité des sexes. La formule « le masculin l’emporte sur le féminin », répétée semaine après semaine durant toutes les premières années de nos apprentissages, nous met dans la tête un ordre politique bien plus qu’une règle linguistique – dont, encore une fois, le français peut se passer. Toutes les langues romanes laissent le choix de l’accord, et pratiquent bien souvent, comme cela s’est fait en français jusqu’au XIXe siècle, « l’accord de proximité », c’est avec le mot le plus proche. Parce que c’est la première chose qui se propose à l’esprit : « les conducteurs et les conductrices sont arrivées à temps. On peut aussi faire des accords en fonction de la majorité : « la musique, la danse, la visite des musées, le théâtre étaient devenues ses principales sources de joie ». Tout cela devrait être laissé à l’appréciation de chacun-e, comme chacun-e décide de faire des phrases longues ou courtes ; ne pas constituer une « faute ».

L.A. : Mais quelle est la position des instances académiques ?

É.V. : L’Académie défend les mêmes positions aujourd’hui qu’en 1700. Elle est à des années lumières des besoins sociaux, politiques et langagiers des francophones. C’est une sorte de dinosaure, sur lesquels comptent toutes les forces réactionnaires du pays, comme en témoigne la récente affaire Julien Aubert-Sandrine Mazetier. Tout au long de l’année 2014, il s’est amusé à lui donner du « Madame le président », et il a fini par se voir priver d’une partie de son indemnité parlementaire. Stupéfait, il ne cessait de répéter : « Je parle selon les règles de l’Académie ! » Et c’est aussi ce que pensaient les 140 député-es de droite qui ont cru bon de le soutenir ! Appelée à la rescousse, l’Académie a dit qu’il avait raison sur le fond, mais qu’il fallait être poli avec les dames… Mais l’Académie n’est pas seulement un dinosaure grotesque. Elle a une réelle capacité de nuisance. Non seulement elle ne fait pas le travail pour lequel les contribuables la paient (donner des avis pour les questions nouvelles qui émergent – sans parler du fameux dictionnaire, qu’elle renouvelle tous les… cinquante ans environ), non seulement nous payons deux fois, puisque l’État a dû mettre en place des commissions de terminologie pour pallier sa mauvaise volonté, mais elle entrave leur travail, ou elle torpille leurs résultats, en faisant savoir qu’elle n’est pas d’accord avec leurs conclusions. 

En fait, il y a deux choses à bien comprendre. La première, c’est que l’Académie est historiquement liée à la masculinisation du français : les grammairiens favorables à ces réformes ont souvent œuvré depuis ses murs. De même qu’elle est historiquement liée à l’idéal selon lequel « le masculin est le genre le plus noble », au sens humain du terme : doit-on rappeler que la première femme acceptée dans le Saint des Saints l’a été en 1980 ? La seconde, c’est que l’Académie est incapable de faire son travail : il n’y a en son sein aucun-e linguiste, aucun-e grammairien, aucun-e historien de la langue – seulement des célébrités désireuses de signer leurs livres « X, de l’Académie française ». Les avis qu’elle émet sporadiquement sont préparés par des enseignant-es détachés à son service, qui n’ont pas davantage de compétences en langue française, et qui perdraient leur place à aller contre la tradition.

L.A. : La Querelle des femmes se poursuit donc ? 

É.V. : C’est effectivement ce qu’il semble. Sur les autres terrains, elle a fini par s’essouffler. On n’entend plus aujourd’hui de personnes en position d’autorité soutenir que les femmes sont faibles, pusillanimes, peu intelligentes, comme cela s’est entendu durant des siècles ; ni qu’elle ne peuvent pas aller à l’université, ou exercer des métiers importants, ou diriger un parti ni même un pays. Il n’y a plus guère que l’Église catholique qui persiste dans cette voie. Bien entendu, cela ne signifie pas que tout le monde est convaincu : les résistances sourdes, au jour le jour, sont innombrables. Mais du moins les discours justificatifs se sont tus. En revanche, il y a encore des gens auréolés de diplômes et de dignités qui défendent l’idée de la masculinité indispensable des noms de fonction (bien qu’ils ne disposent d’aucun argument linguistique pour étayer cette thèse), ou qui vont répétant sottement que « écrivaine, c’est laid, parce qu’on entend vaine dedans » (sans doute n’entendent-ils rien dans écrivain).

L.A. : Pensez-vous que c’est un débat important au XXIe siècle, à l’heure où les médias nous rabâchent la nécessité de la parité dans tous les domaines ?

É.V. : Personnellement, je trouve bon qu’on « rabâche » cette nécessité ! Il n’y a guère que vingt ans qu’elle a émergé, et elle n’est toujours pas réalisée. Et oui, je pense que la question du langage est intrinsèquement liée à la progression, ou à la stagnation, ou au recul de l’égalité dans les faits. La montée en puissance de « l’homme » dans les textes savants du XVIIIe siècle, par exemple, est contemporaine de la baisse de pouvoir des femmes dans la société (il n’y a plus de dirigeantes, les femmes de la cour ne pèsent plus rien, la domesticité se féminise à vue d’œil, l’éducation des femmes progresse sans pour autant leur ouvrir davantage de portes…). La « Déclaration des droits de l’homme », en 1789, a signé l’exclusion des droits politiques des femmes pour 150 ans, et ouvert la route au Code civil, qui a fait d’elles des mineures à vie. Les femmes mariées ont perdu leur nom, et même jusqu’à leur prénom (ma mère a encore des cartes de visite sur lesquelles il est inscrit Madame Henri Viennot !). Et que dire du « suffrage universel » adopté en 1848, et qui n’a concerné que les hommes durant un siècle ? Et que les livres d’histoire ont conservé jusqu’à la fin du XXe siècle ? N’y avait-il pas un rapport avec les 1 à 4% d’élues que le Parlement a abritées entre 1945 et 1996 ? Oui, le langage est essentiel. Il traduit notre vision du monde, il formate notre esprit.

L.A. : La SIEFAR (Société Internationale pour l'Étude des Femmes de l'Ancien Régime) créée, sous votre impulsion, a ouvert un répertoire des noms féminins de métiers et de fonctions. À quel objectif cela correspond-il ?

É.V. : Nous en avions assez qu’on nous dise que les noms de métiers ou de fonctions au féminin étaient des néologismes québécois ou des barbarismes ! Alors que nous les voyions employés sans problème dans les textes de la Renaissance, du XVIIe siècle, du XVIIIe siècle ! Il nous a paru très important de faire connaître ces emplois, pour que les locuteurs et les locutrices d’aujourd’hui s’en emparent. Et évitent effectivement de créer des mots quand il n’y en a pas besoin, comme auteure et chercheure, qui sont de vrais néologismes – inutiles puisqu’autrice était là depuis le latin, et chercheuse depuis (au moins) qu’on cherche de l’or ! Ce répertoire montre aussi qu’il n’y a aucune distinction entre les métiers et les fonctions dans l’histoire de la langue, ni entre emplois au sens propre et emplois au sens figuré. Les femmes et les hommes, qui défendaient une cause, par exemple, en ont toujours été dit les avocates et les avocats, alors même que ce n’était pas leur profession. Enfin, les citations données pour ces termes montrent parfois les controverses qui ont pu exister à leur sujet, comme pour l’un des plus disputés, autrice.

L.A. : À votre avis, pourquoi les femmes mêmes sont-elles parfois réticentes à les employer ?

É.V. : C’est assez compréhensible. On leur a fait croire que cela ne se faisait pas pour les fonctions les plus prestigieuses. Or ce sont précisément ces fonctions que les hommes se sont réservées le plus longtemps. Quand elles y parviennent, c’est à dose homéopathique, et elles doivent s’imposer. Elles ont autre chose à faire que de mener des bagarres linguistiques. Les autrices ont été les premières à accepter de s’appeler des « femmes auteurs ». Parce qu’on leur faisait une guerre incessante sur le terrain même des lettres, en leur fermant les portes des académies, en se moquant d’elles, en disant qu’elles n’écrivaient que de petites choses sans intérêt, ou alors que d’autres écrivaient leur livres, etc. Elles ont concentré leurs efforts sur leurs livres. Et elles ont gagné très vite, ce qui a d’autant plus énervé ces messieurs… C’est la même chose aujourd’hui avec les députées, les sénatrices, les conseillères, les chevalières de la Légion d’honneur… Elles sont de plus en plus nombreuses, et la preuve est faite que les femmes sont aussi compétentes (ou aussi incompétentes) que les hommes. La rage des partisans du masculin est la preuve que les femmes avancent – sur les terrains sociaux et politiques. Mais le jargon des élites a déjà pris un bon coup dans l’aile. Il va continuer de régresser, au profit du « bon français »…

Les choses ainsi dites, il nous reste à remercier Éliane Viennot de nous avoir accordé cette interview.

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