Le Moyen âge philosophique est ici décrit au croisement des cultures méditerranérennes.  

Peut-on à nouveau accorder à certains philosophes une place authentiquement philosophique dans l’histoire de la philosophie alors que le mépris les poursuit depuis longtemps ? La notion de Lumières doit-elle être réservée aux Lumières modernes ? Certes, du point de vue des Modernes, que les Lumières soient modernes est un pléonasme. Mais, ne peut-on pas les rétrocéder à des auteurs médiévaux antérieurs à la révolution de la modernité ? Un ancien ouvrage d’historienne avait déjà déclaré la « grande lumière du Moyen âge ». Ne peut-on reconnaître que les débats portant sur la philosophie et la loi durant des décennies médiévales ont une portée au-delà du Moyen âge ? Encore convient-il de ne pas non plus traiter les philosophes que l’on veut ainsi isoler comme des pré-modernes, puisque cela ne confère aucun signe distinctif à leurs propos.

Pierre Bouretz se fait ici un malin plaisir de piéger les propos trop faciles ou trop spéculatif sur ce plan, en proposant des références à la conception de l’histoire de la philosophie de GWF. Hegel. Les modernes ont oublié, rappelle-t-il, que les auteurs du Moyen âge avaient leurs anciens, et se voyaient « modernes » !

Voici maintenant le deuxième aspect de son parti pris, qui construit une autre ligne directrice. Fârâbî, Maimonide, Averroès ne s’en laissèrent pas compter sur ce plan. C’est d’eux qu’il s’agit maintenant. Et c’est une autre pierre lancée dans le jardin de ceux qui ne voient le Moyen âge pensant que dans une uniformité réduite à la théologie chrétienne. Est-il vraiment nécessaire de donner des preuves de l’existence d’une ou de plusieurs autres situations ? Et Bouretz de multiplier les charges contre les simplifications.

Un troisième aspect se fait jour simultanément. À qui s’adressaient les écrits de ces philosophes du Moyen âge ici pris en compte. Parfois, ils déploient un ésotérisme sur lequel il faut statuer. Bouretz joue ici la carte d’une relecture des écrits de Léo Strauss consacrés à ces questions.

Plus généralement donc, en philosophie, souligne-t-il maintenant, juifs et arabes ont eu destins liés, en raison des conditions de ce que l’on nomme alors la translatio studiorum. Et il en appelle à l’étude plus précise, mais urgente, de ce qui s’est réellement passé entre la fermeture de l’Ecole d’Athènes par Justinien en 529, et la réapparition de la philosophie grecque en arabe après avoir transité par le syriaque à Bagdad, dans le courant du XI° siècle.

De ce fait, c’est toute la Méditerranée qui défile sous nos yeux, celle-ci étant prise dans l’acception spatiale de Fernand Braudel. Elle est bien le lieu de rencontre, de convergence et d’interaction entre trois cultures trop souvent perçues comme hétérogènes : judaïsme, christianisme et islam. Du point de vue territorial, Bouretz nous fait circuler entre l’Andalousie sous domination almoravide puis almohade, Fez, et l’Egypte fatimide puis ayyubide. Elle fait exister à nos yeux ce personnage, Maïmonide, qui est à la fois théologien, savant critique des sciences de son temps, médecin, astronome, philosophe, mais aussi – l’auteur ose l’expression – « phénoménologue » de la religion.

D’une manière ou d’une autre, et à l’encontre des lectures réductrices, Bouretz veut décrire dans cet ouvrage très important, même s’il n’est pas si abordable lorsqu’on ne peut lui consacrer un plein temps – si Maïmonide reconnaît volontiers s’adresser à une élite, Bouretz ne peut non plus croire autre chose –, une figure originale du philosophe, ni encore ancien, ni déjà moderne, discret sur les questions litigieuses, mais décidé à faire entrer petit à petit un peu de philosophie sur la place publique, porteur d’un projet à la fois philosophique et politique de réforme graduelle des opinions communes visant à faire époque.

Afin de conduire cette opération à bien, Bouretz choisit donc Maïmonide (Cordoue 1138-Fostat 1204), bien connu tout de même pour son célèbre Guide des égarés. L’auteur décide alors de montrer que ce livre sans exemple ne se tient pas dans le vide, mais constitue un lien architectonique avec les autres textes de son auteur. De ce fait, il s’attache aussi à saisir la manière dont Maïmonide s’adresse à plusieurs destinataires à la fois, grâce à une structure particulière de l’ouvrage, à une écriture spécifique et aux divers cheminements qu’il permet.

Afin d’ouvrir le terrain de la discussion, Bouretz entraine le lecteur dans un parcours des propos de Fârâbî, pris par Maïmonide pour son maître. Même si ce n’est qu’un détour, cela permet à chacun de se frayer un chemin dans une philosophie minorée, elle aussi, voire ignorée, alors qu’elle participe de tout ce mouvement que l’auteur veut reconduire au jour. Mais justement, ce n’est pas un détour (par le statut conféré au philosophe par Fârâbî, sa relecture de la République de Platon, sa conception du philosophe en politique, la manière dont Fârâbî s’adresse à une élite constituée, alors que Maïmonide doit constituer une élite pour s’adresses à elle, etc.). Certes, deux siècles séparent le monde de Fârâbî de celui de Maïmonide. La comparaison établit que le monde intellectuel du second diffère de celui du premier. D’autant que le second n’a pas eu l’opportunité d’être formé dans une communauté savante possédant la philosophie. Il a été contraint de tout apprendre par lui-même, par la lecture des livres disponibles dans les différents endroits où il a vécu. Enfin, pour des raisons théoriques, il a du prendre quelques précautions, notamment lorsque ses propos frôlaient la transgression d’un interdit. De là, et répétons que Léo Strauss en a fait la matière d’un de ses ouvrages, la question de la pratique du secret ou de l’écriture dissimulée. Et Bouretz de résumer : privé de maîtres, ne disposant pas d’un public constituant une « élite », écrivant dans un contexte politique incertain, Maïmonide entreprend de défendre la philosophie dans un âge de croyance. Lumières donc. Mais Lumières populaires, écrit Bouretz, parce que son souci est de composer des textes destinés à l’enseignement public de la loi orale, afin que celle-ci ne soit pas transmise seulement de bouche à oreille. Il s’aventure dans le geste de rédaction d’un livre transgressant l’injonction à n’exposer certains sujets que de façon strictement privée.

En ce point, une remarque : l’ouvrage occupe 945 pages. Nul compte rendu ne peut se permettre de décliner toutes ses perspectives pour un futur lecteur. À cela s’ajoute que 430 pages de notes viennent compléter le texte ! Et elles sont presque toutes importantes dès lors qu’elles discutent des textes, des ouvrages, des citations ou des interprétations. Parfois elles apportent des informations non négligeables sur la situation des archives, des documents. Enfin, elles s’étendent à des synthèses sur des auteurs qui rebondissent sur la pensée de Maïmonide. Autant dire alors qu’un compte rendu de toute cette matière sera toujours très en deçà de ce qui pourrait être dit ou de ce qui pourrait conduire le lecteur à la prise en main de cette somme. Précisons au moins que le lecteur que nous avons été est arrivé au terme de ce parcours en en reconnaissant l’importance et la place dans une bibliothèque philosophique. Et c’est bien peu de s’en tenir à cela.

L’ouvrage, quoiqu’il en soit, développe six points majeurs : la recherche d’un modèle de philosophie chez Maïmonide, le rapport du philosophe à son ou ses publics, le rapport à la prophétie, les conflits théologoci-philosophiques, le savoir des philosophes, la connaissance et les modes de vie. Ce qui doit être démontré au travers de ce parcours, c’est la créativité du Moyen âge pour ceux qui en douteraient encore. Pourquoi créativité ? Parce que Maïmonide, aux côtés de ses collègues en philosophie – outre Fârâbî déjà cité, Avicenne et Averroès – ne se contente pas de répéter la pensée grecque de manière affadie, comme beaucoup le croient. Mais il pose de nouveaux problèmes, invente de nouveaux termes et s’oriente dans de nouvelles directions : ici, le conflit entre la raison et la foi.

Bouretz nous offre des passages brillants portant sur tel ou tel conceptualisation de Maïmonide. Par exemple, il analyse comment le philosophe se démarque des Grecs pour éviter leur idée d’une éternité du Cosmos, et comment il arrive à réinscrire le « suprême régulateur » dans l’ordre du monde. Il analyse aussi comment Maïmonide explique la nécessité de réformer la pensée sans procéder de manière brutale. Il insiste aussi sur la nécessité de raffiner la compréhension des procédés littéraires de l’auteur, notamment les mises en scène de dialogues par objections et réponses typiques de l’argumentation dialectique orale. On le voit bien, toute l’habileté de ce type de démarche tient en cela que l’auteur place dans la bouche de son lecteur, fictivement mis en position d’objecter, la formulation la plus exacte de sa thèse. La grande précision de Maïmonide étant sa conviction forte selon laquelle il devrait toujours être possible de faire bouger les lignes dessinant la société de son temps en délivrant à chacune des catégories qui la composent un enseignement adapté à sa capacité de compréhension et visant à élever celle-ci d’au moins un degré. Entre autres choses, les œuvres de Maïmonide rendent accessibles à un nombre considérable de lecteurs des connaissances dont ils étaient à l’époque privés. Mais simultanément, elles visent des objets précis. L’objet de l’enseignement destiné au plus grand nombre étant l’incommensurabilité entre Dieu et l’homme.

Bouretz donne aussi l’occasion au lecteur de frayer avec la bibliothèque de Maïmonide. Le philosophe lui-même a fait le tri de ce qu’il convenait de lire ou non, par exemple dans les ouvrages Grecs (on peut se dispenser de Platon, car Aristote le résume, etc.). Evidemment on ne peut surseoir à la lecture de Fârâbî : « tous ses écrits sont excellents ». Il n’en reste pas moins vrai, conclut Bouretz, que cette reconstitution n’apporte finalement pas grand chose à la problématique théorique.

Mieux vaut se centrer sur les points de débats théoriques : la prophétie, la promesse, les secrets de la Torah, la critique de l’imagination, l’éternité du monde (et il est nécessaire de relier cette question à celle de la prophétie), les prétentions spéculatives du Kalam, l’existence, l’unité et l’incorporéité de Dieu, etc. Bouretz s’attache tout particulièrement à la promesse faite par Maïmonide de fournir une preuve personnelle de la création du monde. Encore Maïmonide diffère-t-il le moment de la rendre publique. Mais Bouretz sait habilement nous conduire entre physique et métaphysique tout en laissant le lecteur accéder, via Maïmonide, à la compréhension des mystères des livres prophétiques. Pour ce qui est ensuite de l’explicitation du vocabulaire nécessaire pour la saisie de ces thèses, il faut revenir au Guide, dont l’intention est justement cette mise au jour.

Terminons d’un mot, après avoir réaffirmé la nécessaire modestie d’un compte rendu qui ne peut offrir au lecteur que le goût de se plonger dans cet ouvrage. Bouretz rédige son propre texte avec une souplesse qui mérite d’être relevée. Il suit les arcanes de la pensée de son philosophe avec patience, et en laissant aux cheminements de pensée leur latitude. Autrement dit, Bouretz ne résume pas les pensées, mais il les suit comme des trajectoires, se heurtant à des objections, contournant des obstacles, s’aventurant sur des pistes incertaines, toujours exposées à la clarification. C’est sans doute trop peu dire, mais cela permet de souligner encore une fois que, à l’échelle du Moyen âge, commun ici aux Juifs et aux Arabes, d’un point de vue intellectuel, Maïmonide a sa place dans la galerie des philosophes qui ont fait de celui-ci une époque de Lumières, au sens précisé ci-dessus, pour autant que la vie de l’esprit n’y était pas réduite à la répétition de l’enseignement des Anciens. Chacun, dans cet ouvrage, Maïmonide comme les autres, a manifesté une véritable créativité spéculative. Les uns et les autres font bouger les lignes de la pensée. Ils s’exercent aussi à tenter de rapprocher les élites éclairées d’une majorité de personnes adhérant encore à des croyances dont certaines leur apparaissent d’un autre âge !