Un essai incisif qui questionne le "mythe" de l'égalité des territoires...dans une France aux inégalités territoriales de plus en plus criantes.

Alors que l'on parle depuis la reconstruction de la France d'un aménagement du territoire – dans une logique volontiers centralisatrice –, le déploiement des politiques territoriales des collectivités locales depuis la décentralisation propre aux lois Defferre (1982-1983), n'a pas été appréhendé par l'Etat comme un désengagement politique ni comme un dessaississement juridique mais davantage comme une nouvelle forme de régulation des territoires.

La création, depuis 2012, d'un ministère dédié à "l'égalité des territoires", terme inédit dans les décerts d'attributions jusqu'alors, plaide précisément en ce sens car, quel que soit le nom que l'on retient pour cette politique publique, une juste (sinon égale) répartition des richesses et des infrastructures reste nécessaire à l'échelle du pays. C'est pourquoi l'Etat et les collectivités territoriales ont chacun un rôle important à jouer pour atteindre cet objectif (cet idéal ?), correspondant non seulement à l'intérêt général mais également à l'efficience économique de territoires de plus en plus mis en concurrence dans un contexte de mondialisation et de métropolistaion – les deux phénomènes étant étroitement liés.

A propos de ce vaste sujet, le géographe Philippe Estèbe, directeur de l'Institut des hautes études en développement et aménagement des territoires en Europe (IHEDATE), publie un court ouvrage intitulé L'égalité des territoires. Une passion française   dans la collection "La Ville en débat" qu'il coordonne aux Presses universitaires de France.

Cette "passion française" dont parle Philippe Estèbe dans son essai constitue d'une certaine manière une forme de mythe, renvoyant à l'héritage "ruraliste" du territoire français qui, contrairement à ses voisins, n'est devenu majoritairement urbain que bien tradivement, dans l'entre-deux-guerres, en conservant même aujourd'hui des densités de population bien plus faibles que la moyenne européenne. Malgré "la fin des terroirs", pour reprendre le titre de l'ouvrage célèbre d'Eugen Weber   , la mythologie de la "République au village" chère à l'historien Maurice Agulhon   , est profondément ancrée dans notre système politico-administratif qui, bien que cherchant sous la IIIe République à souder les "petites patries" en une communauté nationale fortement homogène, s'est construit parallèlement sur le morcellement communal (plus de 36 000 communes en France, dont l'immense majorité comprend moins de 3500 habitants...alors que l'Allemagne en compte 16000 et l'Italie et l'Espagne environ 8000 !) et l'affaiblissement des villes, comme l'exprime la grande loi municipale de 1884.

Or, malgré – ou plutôt à cause de – cette grande diversité et de ce morcellement, Philippe Estèbe montre que "la France a créé un dispositif unique au monde d'égalité des territoires, à travers trois mécanismes : une redistribution financière très importante, une répartition inégalitaire des fonctionnaires d'Etat pour permettre une présence continue jusque dans les lieux les plus reculés, des grandes entreprises publiques assurant partout une continuité de prestation (Poste, SNCF, énergie, télécoms)". Cette logique de proximité du service public et de maillage territorial de la part des fonctionnaires et des réseaux techniques permet ainsi une desserte et une présence physique de la puissance publique (Etat mais aussi, de plus en plus, les collectivités territoriales) particulièrement importante et coûteuse.

Aujourd'hui, dans un contexte de raréfaction des ressources budgétaires (l'Etat réduisant drastiquement ses dotations aux collectivités locales) et de profonde réforme institutionnelle des territoires, ce dispositif d'égalité des territoires est confronté à une crise de croissance qui lui permet de tester sa robustesse. Or, le brillant essai de Philippe Estèbe nous montre précisement que cette politique publique protéiforme (à la fois dispostif national et déclinaison locale en fonction des spécificités des territoires, notamment sur le plan naturel, économique et social), qui a été conçue "pour une société rurale peuplée de sédentaires" doit faire face actuellement à l'émergence d'une nouvelle forme institutionnelle, la métropole, laquelle témoigne précisément de la tardive reconnaissance du fait urbain en France, ainsi que de la grande mobilité des habitants dans ces territoires "gagnants" de la mondialisation.

Ainsi, du point de vue des transferts économiques et de la péréquation, les espaces urbains denses financent désormais largement l'espace rural et commencent à contester le mécanisme de redistribution propre à la philiosophie de l'égalité des territoires. Tout se passe en effet comme si l'affirmation de cet idéal par le gouvernement s'effectuait précisément au moment où les réalités économiques et sociales se polarisent plus que jamais au niveau des territoires. La concurrence entre les territoires et l'appel des pouvoirs publics à renforcer leur "attractivité" constituent des phénomènes fortement encouragés par le processus de mondialisation économique, celle-ci redonnant une importance très grande à la localisation des activités industrielles et tertiaires. Les entreprises, investisseurs et agents économiques sont donc amenés à repenser cette question à l'aune des "délocalisations" (étudiées de manière précise par l'économiste Olivier Bouba-Olga   ) et, comme le remarque Philippe Estèbe, "les personnes traversent les territoires au cours de leur trajectoire et les mettent en concurrence pour l'habitat, les services, l'emploi et les loisirs".

Ainsi, parler d'une "égalité des territoires", comme le fait aujourd'hui le gouvernement, semble dans ce contexte relever de la gageure et, du moins, s'apparenter à un dispositif coûteux voire inefficace, notamment au vu de la très importante hétérogénéité de l'espace français et de ses disparités territorales en termes économiques et sociaux. Certains auteurs, tel le géographe (et pamphlétaire) Christophe Guilluy dans ses essai Fractures françaises   et La France périphérique   se sont d'ailleurs spécialisées dans la critique de l'aveuglement des élites républicaines, croyant béatement à une égalité formelle des habitants des territoires urbains, périurbains et ruraux, alors même que la réalité semble témoigner d'un accroissement des inégalités entre le fait métropolitain, désormais reconnu comme une réalité institutionnelle incontournable, et les territoires à rebours de la mondialisation, à la fois dans les campagnes et dans les zones moyennement denses, plus ou moins condamnées à une forme de déclassement, sinon d'oubli.

Pourtant, comme on l'a montré ici, une telle vision volontiers simplificatrice, opposant à l'envi territroires "gagnants" et "perdants", fait fi d'une politique nationale et locale de plus d'un demi-siècle qui, si elle a connu des difficultés certaines (en particulier les mutations économiques territoriales liées à la fin des "Trente Glorieuses" et à la crise contemporaine de l'Etat providence) et relevé des défis non moins importants – en particulier la décentralisation et l'approfondissement de l'intercommunalité –, constitue une singularité française que  Philippe Estèbe développe précisement dans son essai.

Cela ne signifie pas cependant que le "mythe" de l'égalité des territoires ne doit pas s'adpater et, comme le montre Philippe Estèbe, "il nous faut donc trouver les termes d'un nouveau contrat territorial", en prônant notamment une "solidarité horizontale" (et non plus uniquement verticale) entre les communes. Aussi, selon Philippe Estèbe, "les territoires doivent donc opérer deux mutations : être des opérateurs de mobilité pour les individus qui les habitent ou les fréquentent de façon que ceux-ci puissent  se construire des itinéraires de vie positifs ; et pour ce faire, s'inscire dans des systèmes territoriaux où ils doivent prendre leur place et comprendre quel rôle ils peuvent y jouer. L'égalité formelle des territoires – qu'il s'agisse de celle des droits, des places ou des chances – doit faire place à une égalité de situations et de relations où ce sont les individus et les groupes sociaux qui doivent être les destinataires finaux et explicites du programme égalitaire".

C'est donc bien à un changement de paradigme socio-économique qu'appelle Philippe Estèbe – et il ne fait guère de doute qu'une telle évolution dépasse le cadre trop étroit du changement institutionnel porté par le discours actuel sur la "réforme territoriale"