Une introduction à l’œuvre de Dworkin qui restitue sa reconstruction normative des institutions libérales autour du principe d’égalité.

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L’étude d’Alain Policar, Ronald Dworkin ou la valeur de l’égalité. Le juste, le bien, le vrai (CNRS Editions, 2015), est la première à présenter au lecteur français une perspective d’ensemble sur l’œuvre du philosophe américain. Il y a à cela une raison contingente et une raison essentielle. La première tient au fait que c’est seulement dans ses derniers ouvrages, Sovereign Virtue et Justice for Hedgehogs, que Dworkin (disparu en 2013) dégage systématiquement l’épistémologie et l’ontologie qui sous-tendaient, parfois de manière implicite et hésitante, ses premiers travaux d’herméneutique du droit (Prendre les droits au sérieux, L’empire du droit). Mais il n’est pas difficile d’imaginer des interprétations de cette dernière version de l’œuvre qui, dans la lignée de certaines études antérieures, auraient considéré ces développements comme des excroissances hasardeuses et inessentielles. Le mérite du livre d’A. Policar est de prendre au sérieux non seulement la théorie d’ensemble du libéralisme de Dworkin, qui en fait à ses yeux un des philosophes politiques majeurs du XXe siècle, mais aussi, son « testament philosophique », au centre duquel figure la thèse selon laquelle les jugements normatifs peuvent être dits objectivement vrais – thèse qui, même si elle peut apparaître « improbable » aux yeux de nombreux contemporains, fonde son herméneutique du droit et sa théorie du libéralisme

Pour les lecteurs attentifs de Dworkin, il ne fait pas de doute qu’il s’agit là de la meilleure approche de son œuvre. La démarche de Dworkin est philosophique du fait de son ambition totalisante : sur la base de ses travaux d’herméneutique juridique, Dworkin prétend mettre en évidence un principe politique d’égalité régissant les sociétés libérales dans la totalité de leurs institutions (le système des libertés fondamentales, la démocratie constitutionnelle, l’économie de marché, mais aussi les politiques visant à compenser certaines des inégalités que cette dernière engendre) et fonder ce principe politique sur un principe moral et, au-delà, éthique. Elle l’est aussi en raison de son caractère constamment réflexif : elle se présente comme une méthode originale, interprétative, distincte de celle des sciences empiriques et de la logique, et indissociable d’une épistémologie (selon laquelle il existe des jugements politiques, moraux et éthiques vrais) et d’une ontologie (selon laquelle les valeurs sont, en un certain sens, objectives). Il suffit de parcourir le livre d’A. Policar pour constater qu’à ses yeux il est impossible de comprendre le projet « extrêmement ambitieux » de Dworkin sans accorder une égale attention à toutes les dimensions de sa pensée et s’interroger sur leurs relations et leurs tensions.

La première partie de l’ouvrage, consacrée à « l’herméneutique du juste », est sans doute celle où le lecteur se retrouvera le plus en terrain familier, cet aspect de l’œuvre de Dworkin ayant attiré assez vite l’attention des théoriciens du droit et suscité de nombreux débats. A. Policar restitue avec clarté et précision (en particulier tout ce qui concerne la délicate notion d’integrity) la théorie de l’interprétation juridique de Dworkin : le principe fondamental de celle-ci (les juges doivent tirer au clair les principes moraux « qui apportent la meilleure justification fondamentale possible de l’ensemble de la structure constitutionnelle » – ce qui signifie que le sens des énoncés juridiques, selon la formule d’A. Policar, « procède de fins qui lui sont extérieures »), les théories contre lesquelles elle s’est construite (le positivisme juridique), les objections qu’elle a suscitées, les relations qu’elle entretient avec d’autres herméneutiques (celles de Habermas et Ricœur, en particulier).

La suite de l’ouvrage met bien en évidence que l’herméneutique juridique fournit le principe d’égalité à partir duquel Dworkin, dans une démarche de reconstruction normative, en vient à soutenir, paradoxalement, que l’ensemble des institutions des sociétés libérales peut être compris dans son articulation cohérente : les membres d’une communauté politique ont le droit d’être traités par le gouvernement avec une égale attention à leur sort (en tant qu’ils sont des êtres capables de souffrance et de frustration) et un égal respect de leur responsabilité (en tant qu’ils sont des êtres capables de former des jugements intelligents sur la manière de donner une valeur à leur vie et d’agir selon ces jugements). La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à restituer la complexité de cette théorie (qui dérive d’un tel principe non seulement la distribution des droits fondamentaux mais aussi celle des biens, dans un débat serré où Dworkin défend un concept d’égalité de ressources en le confrontant avec les concepts concurrents, en particulier l’égalité de bien-être) et son originalité (cette dérivation justifie à la fois le marché – en tant qu’institution fondée non sur la liberté ou sur des considérations d’efficacité, mais sur le principe d’égalité – et l’ensemble des mesures visant à compenser, par l’assurance ou l’impôt, le revenu minimum garanti, le système de retraites, la fiscalité sur les successions, etc. certaines des inégalités qu’il engendre). Particulièrement intéressantes, à cet égard, sont les pages où A. Policar cherche à mettre en cohérence certains des arguments de Dworkin (en faveur de l’affirmative action, par exemple) qui semblent contredire les principes libéraux, ou du moins une certaine interprétation de ceux-ci. Confrontant cette construction avec celle de Rawls, l’auteur signale enfin à juste titre la parenté de cette théorie du libéralisme, qui considère que les principes libéraux, loin de relever d’un droit naturel, sont choisis et progressivement mis en œuvre par une communauté politique, avec le républicanisme français (Dworkin, à qui il arrive de rapprocher son principe d’égalité du concept français de fraternité, est selon A. Policar un « libéral républicain »).

Parallèlement à cette dérivation des institutions libérales à partir du principe politique d’égalité, Dworkin s’est de plus en plus attaché à expliciter d’une part le fondement moral et le fondement éthique de ce principe, à partir des Tanner Lectures on Human Values de 1990, d’autre part les présupposés épistémologiques et ontologiques de son herméneutique juridique et de sa théorie du libéralisme, cela essentiellement dans La vertu souveraine et Justice pour les hérissons – deux mouvements non plus vers l’aval mais vers l’amont, en direction des fondements, auxquels A. Policar accorde une particulière attention.

S’agissant du premier de ces mouvements, A. Policar souligne à quel point peu d’auteurs ont la « joyeuse imprudence » d’affirmer que le principe d’égalité politique des sociétés libérales a son fondement dans un principe moral et, au-delà, dans un principe éthique. Pourquoi un gouvernement libéral doit-il traiter chaque homme avec la même attention et le même respect? Dworkin se distingue de J. Rawls ou de Ch. Larmore en ce qu’il refuse de considérer que cette remontée vers le fondement prend fin avec l’idée de consensus par recoupement ou de neutralité philosophique du libéralisme. La dernière version de la fondation du principe politique d’égalité, dans La vertu souveraine et Justice pour les hérissons, affirme que le principe de l’égalité politique est ancré dans un principe moral (nous devons traiter tous les humains avec la même attention et le même respect) et, au-delà, dans un principe éthique (nous devons nous traiter nous-mêmes avec attention et self-respect – c'est-à-dire considérer que nous avons des intérêts éthiques fondamentaux et une responsabilité particulière dans la réalisation de ceux-ci) – et que c’est parce que nous devons nous traiter ainsi que nous devons traiter tout homme de la même manière et que l’État libéral doit mettre en œuvre l’égalité politique. Il va de soi que de telles affirmations, par lesquelles Dworkin reprend le projet des Lumières de fondement de la politique dans la morale et, au-delà, avec les Grecs, dans l’éthique, ne peuvent que susciter le débat. Le mérite du livre d’A. Policar est de rendre possible celui-ci en élucidant les distinctions complexes de Dworkin (comme il le fait, par exemple, s’agissant de la morale et de l’éthique) et en dissipant certaines tensions apparentes de la théorie de Dworkin (par exemple entre l’ancrage téléologique du juste dans le bien et l’affirmation de la neutralité de l’État).

Le deuxième mouvement en amont fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage, consacrée à l’épistémologie et à l’ontologie de Dworkin. A. Policar ne cache pas qu’il s’agit là de l’aspect le plus problématique de la théorie de Dworkin (le fait de souscrire à l’esprit du projet, déclare-t-il, ne doit pas suspendre le jugement critique). Le cœur de cette épistémologie et de cette ontologie réside dans trois idées fondamentales : les concepts politiques, moraux et éthiques sont interprétatifs (ils ne sont pas définis par une liste de critères ni ne réfèrent à une espèce naturelle mais exigent de la part de ceux qui les utilisent la construction, toujours révisable, de l’ensemble des valeurs au sein duquel ils prennent sens) ; une telle conception de l’interprétation implique le rejet du pluralisme des valeurs, tel que le conçoit I. Berlin en particulier (l’herméneute ne peut se contenter d’une multiplicité de cohérences locales, il cherche à dépasser celle-ci par la construction de principes supérieurs rendant possible une interprétation d’ensemble) ; enfin l’interprétation, dans le champ politique, moral et éthique, bien qu’elle ne puisse espérer prendre appui sur une ontologie réaliste des valeurs (il n’existe pas de mystérieuses entités morales – ce que Dworkin nomme des « morons » qui, même si elles existaient, ne fonderaient rien, le devoir-être ne pouvant se déduire de l’être) est cependant en droit de prétendre à la vérité et à l’objectivité. Les jugements de valeur, qui ne relèvent pas de la vérité et de l’objectivité au sens où les sciences positives entendent ces termes, ne sont pas non plus simplement posés (comme le sont les commandements) ni subjectifs (comme le sont les jugements expressifs) mais trouvent leur justification dans des arguments rationnels contraignants, toujours révisables, qui rapportent les concepts qu’ils contiennent, dans une construction cohérente, à des valeurs et à des principes plus généraux ne pouvant être dérivés de ce qui est. L’affirmation selon laquelle il y a une objectivité des interprétations se confond finalement, chez Dworkin, avec celle selon laquelle il existe une indépendance du champ politique, moral et éthique.

A. Policar restitue avec rigueur ce dernier mouvement de la pensée de Dworkin. Il soulève les difficultés de l’objectivisme antinaturaliste de Dworkin et envisage l’hypothèse qu’un naturalisme (inspiré de Sayre-McCord et de Stuart Hampshire) pourrait être compatible avec sa construction. La fin de l’ouvrage consacre un chapitre à la dernière publication (posthume) de Dworkin, Religion sans Dieu. A. Policar y met en évidence que la métaphysique objectiviste que Dworkin développe dans cet ouvrage (où il considère avec Einstein qu’il existe « une valeur transcendante et objective qui imprègne l’univers, une valeur qui n’est ni un phénomène naturel ni une réaction subjective à des phénomènes naturels ») s’inscrit dans la continuité de la théorie de Dworkin. Quelle importance faut-il accorder à ces hypothèses métaphysiques – aux spéculations parfois hasardeuses sur la structure de l’univers et sa beauté intrinsèque – qui peuvent sembler durcir inutilement l’objectivisme moral de Dworkin et peut-être le ramener dans le voisinage du réalisme moral ? Faut-il considérer, avec A. Policar, que sa théorie se parachève en métaphysique ? Faut-il chercher, comme il le fait, à articuler cette métaphysique avec une forme de naturalisme ? Quoi qu’il en soit, il faut, comme le fait A. Policar, les prendre au sérieux et chercher à les interpréter.

À un moment où, en France particulièrement, les inégalités font l’objet de multiples études empiriques et travaux théoriques (Piketty, Rosanvallon, Savidan, etc.), il serait regrettable que l’œuvre de Dworkin, tout entière construite autour d’un concept d’égalité, demeure trop peu connue au-delà d’un cercle de juristes et philosophes, malgré la notoriété qui est la sienne dans le monde anglo-saxon. Les reconstructions normatives de ce type, qui embrassent l’ensemble des institutions libérales ne sont pas si nombreuses. C’est une ambition analogue qui anime, dans une perspective très différente inspirée de Hegel, la reconstruction à laquelle se livre A. Honneth dans Le droit de la liberté – ouvrage lui aussi paradoxal puisqu’il fonde dans la valeur de liberté, et non d’égalité, une conception des sociétés « libérales-démocratiques » plus ancrée dans l’héritage de la gauche européenne et dans une tradition égalitariste. Les sociétés démocratiques d’aujourd’hui auraient tout à gagner à prendre au sérieux le débat entre, d’une part, le libéralisme de Dworkin, qui défend au nom de l’égalité les libertés individuelles (la neutralité de l’État en matière de religion et de mœurs, par exemple) et une certaine conception du Welfare State, et, d’autre part, la théorie social-démocrate de Honneth, qui défend au nom de la liberté des « politiques de la reconnaissance » visant à traiter les citoyens comme des égaux (dans les sphères de la famille et du travail, en particulier). Un tel débat, outre les éclairages qu’il peut apporter sur les problèmes politiques cruciaux du moment (quel concept d’égalité le Welfare State doit-il mettre en œuvre ?) a le mérite de remettre sur le chantier la question des fondements derniers de nos institutions (incarnent-elles des valeurs morales et éthiques ? si c’est le cas, ces valeurs sont-elles multiples et en conflit ou se laissent-elles ramener à une valeur fondamentale ?). Un des intérêts du livre d’A. Policar, dont le sous-titre est Le juste, le bien, le vrai, est de rappeler fortement que les débats sur le juste, le bien, et même le vrai ne se déroulent pas dans une sphère étrangère aux préoccupations sociales et politiques de nos sociétés. Si la théorie de Dworkin est une théorie philosophique, c’est aussi parce qu’elle cherche à comprendre pourquoi le principe politique d’égalité à l’œuvre dans le réel, qu’elle entend restituer dans sa pureté pour rendre intelligible la cohérence d’ensemble de nos institutions, se laisse diversement interpréter dans nos sociétés, au point que certaines de ces interprétations (en particulier conservatrices et communautariennes) risquent de nous éloigner de l’idéal de la communauté libérale. Comme le montre A. Policar, dont le livre tient les deux bouts de la chaîne – la réflexion sur les fondements du libéralisme et l’examen des débats qui se déroulent aujourd’hui au sein des sociétés libérales – la restitution du principe, qui relève de la justification normative, est ce qui rend aussi possible la prescription et l’engagement, qui peuvent agir en retour sur les citoyens et modifier leurs concepts et leurs comportements.