Une collection d’essais textuels et visuels basée sur l’exposition « Celebration of the body » organisée par Ingrid et Iain Baxter (rassemblés sous l’organisation N.E Thing Co.) en 1976 à Windsor (Canada) et sa réactivation en 2012 en trois actes, à Lyon, Saint-Fons et Londres par Fabien Pinaroli et une quinzaine d'autres contributeurs. 

« Un livre se produit, évènement minuscule, petit objet maniable. Il est pris dès lors dans un jeu incessant de répétitions ; ses doubles, autour de lui et bien loin de lui, se mettent à fourmiller ; chaque lecture lui donne, pour un instant, un corps impalpable et unique […]. Je voudrais que cet objet-évènement, presque imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se fragmente, se répète, se simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être. »

Dès la préface, Pierre Bal-Blanc exprime les intentions du livre, faisant siens les mots de Michel Foucault   : passer du live au livre en conservant « l’impalpable et l’unique » du live pour le faire transparaître dans l’ouvrage.

L’enjeu est de taille : il s’agit de la dernière phase d’un projet « curatorial » commencé en 2012 par l’auteur. Au cœur de ce travail, une exposition de 1976, « Celebration of the body », réalisée par deux artistes – également mari et femme – Iain et Ingrid Baxter. Pendant près de douze ans, de 1966 à 1978, le duo crée au sein de la première entreprise critique : la N.E Thing Company (NETCO). Ce simulacre d’entreprise, segmentée et hiérarchique, leur fournit un cadre de travail au sein duquel ils interrogent les structures impliquées dans la production d’une œuvre et le système de l’art et ses modalités de mise en marché.

« Celebration of the Body » a lieu en 1976, parallèlement aux Jeux Olympiques de Montréal. L’exposition présente des objets sans hiérarchie de valeur, montrant à égalité des œuvres réelles et des reproductions photographiques, de l’Antiquité aux années 1970. L’évènement est ponctué à de nombreuses reprises de performances artistiques, de démonstrations sportives et le ministère de la Santé y dispense même différents tests, tandis que les JO sont diffusés en direct au sein même de l’exposition. Véritable « radiographie décomplexée du corps dans le sport, dans l’art et partout ailleurs »   , cet événement présente en réalité un corps déformé et clownesque à travers le burlesque, le body-art, l’érotisme ou encore le kitsch.

Paradoxalement, cette exposition qui tomba dans l’oubli dès la fin des Jeux Olympiques aurait pu faire parler d'elle : Dennis Oppenheim et Roger Welch y ont réalisé des performances, des œuvres vidéos de B. Nauman, J. Baldessari, L. Benglis ou S. Forti étaient présentées, ainsi que des travaux d’artistes féministes comme Lucy Lippard, Willoughby Sharp et Liza Bear. A la lecture du livre de Fabien Pinaroli, on comprend vite que son échec relatif tient avant tout à la démarche artistique singulière d'Iain Baxter. Plus encore que l'exposition de la NETCO ou que cette organisation elle-même, la personnalité d'Iain Baxter semble au cœur des recherches menées par l'auteur.

Qui est donc Iain Baxter ? Alors qu'outre-Atlantique, de grands musées nord-américains commencent à lui consacrer des rétrospectives (MCA Chicago, 2011; l’AGO Toronto, 2012), il reste relativement méconnu en Europe. Il commence dans les années 1950 des études de zoologie avant de se tourner vers l’art, suite à une expérience du dessin d’observation. Il développe dans les décennies qui suivent une pratique conceptuelle associée à la culture matérielle et aux échanges sociaux. Tout son travail est imprégné des réflexions de M. Mc Luhan, compatriote canadien et contemporain dont il adule le travail. Une performance d'Iain Baxter évoquée dans le livre fait expressément référence à cette influence.

En 1970, alors qu’il est invité à parler de son travail lors d’une conférence, l'artiste enjoint le public à poser les mains sur la poitrine, à presser (« press ») et à relâcher (« release »). Il les remercie enfin de leur participation à Press-release, performance aussi brève qu’improvisée qui évoque l’influence du dossier de presse, ce support qui, par ses formules banalisées et sa structure, impacte autant le travail des critiques que celui des artistes.

Pendant douze ans, de 1966 à 1978, il travaille avec sa femme Ingrid au sein de la N.E Thing Company. En 1978, en même temps que le couple se sépare, l’entreprise N.E Thing Co. est dissoute. Après des décennies de recherches plastiques menées dans la discrétion et liées au langage et aux transformations technologiques, Iain Baxter dépose en 2005 le copyright sur le « & » qu'il a accolé à la fin de son nom, se faisant désormais appeler Iain Baxte& (prononcé Baxterand).

L'ouvrage se focalise ainsi en filigrane sur cet artiste et son attitude relevant d’un rapport profondément non-hiérarchique au monde social, « plutôt du côté de la grève du zèle que de la logique de résistance et de confrontation », comme le rappelle Christophe Domino dans un entretien : « cette manière très particulière de ʺplacementʺ de son œuvre sur l’échiquier socio-culturel, délibérément extérieur mais sachant très bien que cette extériorité même est ce qui le rattache au monde de l’art, par sa manière de faire sienne des pratiques qui précisément se définissent par refus, par non-attachement. »

La presse quotidienne et les journaux populaires se sont ainsi davantage attachés à sa figure que la presse spécialisée qui demeure prudente face à cet artiste imprévisible qui cultive paradoxalement la figure de l’artiste comme personnage public. Les « mondes de l’art » ne l’intéressent pas en soi mais il ne les refuse pas pour autant, conscient que le statut de ses gestes s’y trouve reconnu.

Christophe Domino réévalue par ailleurs la place d'Iain Baxter comme précurseur de l'art conceptuel canadien et le qualifie volontiers d'« artiste brut du conceptuel », confrontant ainsi son attitude artistique et sa place dans le champ de l'art. Ce réexamen se fait entre autres à l'aune du dernier accrochage de l’Art Gallery d’Ontario, lequel fait apparaître une filiation très claire entre Iain Baxter et Jeff Wall : une light box du premier datant de 1968 et quasiment oubliée dans les réserves du Musée depuis 1975 a récemment été confrontée à une belle et grande light box de Jeff Wall plus tardive mais pourtant présentée seule depuis plusieurs années. Cette réévaluation soulignée par Fabien Pinaroli se fait sans aucune volonté de retirer aux grandes pièces de J.Wall leur puissance, mais dans un souci de restituer l’historicité factuelle.

Historicité factuelle d’autant plus difficile à établir qu’Iain Baxter n’écrit pas, contrairement à de nombreux artistes qu’il a contribué à former. Il n’écrit pas au sens où il ne fournit pas de récit pour nourrir le travail du critique. A l'instar de la NETCO, le travail d'Iain Baxter n'est que prolifération, dispersion et éparpillement. Mais l'auteur rappelle qu'il y a un prix à payer pour cette manière de faire œuvre, sans permettre la possibilité de constituer un récit formel et biographique : Iain Baxter est très souvent considéré comme un artiste pour artistes, notamment pour ceux qui arrivent bien deux générations après et qui trouvent leur compte dans cette attitude qui n’est pas attachée à la constitution du grand récit moderne.

Chez Iain Baxter l’histoire est au présent et aucune attention ni intention n'est portée à l’archivage ou à la documentation aux fins de mémoire. Cette attitude paradoxale explique à la fois le peu de retentissement de l'exposition de 1976, la relative méconnaissance de la carrière d'Iain Baxter, en même temps que les rétrospectives récentes qui commencent à dévoiler le travail de cet artiste singulier.

Le projet de Fabien Pinaroli “Celebration of The Body #2” (CoB#2) est ainsi un travail de reenactment à partir de l'exposition de 1976 en même temps qu'une véritable réflexion sur la démarche artistique de l'un de ses protagonistes principaux, Iain Baxter. Le livre Re: est donc double : il met en évidence les différentes influences qui ont présidé à CoB#2 tout en se présentant comme un projet « curatorial » en lui-même puisqu'il est l'aboutissement d'une expérience commencée en 2012, année des Jeux Olympiques de Londres, lorsque Fabien Pinaroli réactive l'exposition de 1976 à Lyon puis Saint-Fons.

Ce projet a également donné lieu à des journées de rassemblement à Londres, qui ont donné son titre au présent ouvrage. Réunissant de commissaires, des universitaires, des étudiants, etc., ces journées accordaient une place importante à la lecture-performance en interrogeant les conditions du reenactment et en considérant ce procédé à travers un prisme critique et non pas seulement dans la réitération. Plus précisément, ces débats, qui constituent la matière première du livre, traitaient en écho à “Celebration of the Body” d'expositions et de performances qui n'ont pas eu de retentissement historique. Antony Hudek, en introduction de ces journées, rappelait ainsi qu’il est urgent d’identifier « quelques histoires mineures d’expositions et de performances et de contribuer ainsi à une historiographie du mineur, concernant ce qui, pour différentes raisons résiste à son inclusion dans les grands récits historiques ».

L'ouvrage en lui-même rassemble des images et des textes, prenant souvent la forme d'expérimentations éditoriales, qui mettent en avant les questions liées à la pratique de Iain Baxter& et de la N.E Thing Co ainsi que les problématiques relatives aux méthodologies de la réactivation. Il permet également de développer une réflexion sur le thème des expositions de 1976 et 2012 : le corps.

La première partie « Celebration of the body » rassemble ainsi des interventions qui ont particulièrement mis à contribution le corps de l’orateur ou celui du public : la performance « mineure » de Gina Pane, « Comment devenir Je et cela en vaut-il la peine? », fait par exemple l'objet d'une étude par Kiff Bamford ; Adrien Sina étudie quant à lui les ratures faites par F.T. Marinetti dans le manuscrit du Manifeste du Futurisme (1908) et réévalue la place de Valentine de Saint-Point qui prit en charge l’action féminine au sein de ce mouvement; Jean-Philippe Antoine rend un hommage à Marcel Broodthaers dans « Moule, Muse Méduse », etc.

La deuxième partie du livre, « Re: », rassemble des interventions qui présentent un éclairage particulier concernant les procédures d’un reenactment. Dans « Réplique de Grinder Chess de Takako Saito, étude d’un cas pratique », Emilie Parendeau établit un acte « judiciaire » comparant le résultat obtenu et l’objet historique. Pierre Bal-Blanc a demandé à des artistes de choisir une œuvre et de la « décréer » et présente les résultats de ce projet dans « Réversibilité : un théâtre de la dé-création ». Matthieu Copeland adapte pour sa part le concept de reprise dans l’univers musical et « reprend » une exposition historique sur la violence dans l’art contemporain (ICA, Londres, 1964/2011) avec « Reprise #1 ». Lucas Bouissou repère un « couplet » dans la « reprise » de M. Copeland, l’augmente en le doublant d’une « Reprise #2 », basée sur une exposition de BD (MAC Lyon, 1999/2012), etc. 

Ce livre est donc la dernière remise en forme de l’exposition initiale et grâce à cet « objet-évènement » conçu par Fabien Pinaroli et ses différents contributeurs, le processus de reenactment est global et réfléchi. Il invite parfaitement « à une pensée critique de nos capacités à transmettre et à expérimenter ce qui a, une fois déjà, déjoué les pièges de la capture par la raison, par l’histoire, par la vidéo, etc. », comme l'a voulu l'auteur-curateur