Le philosophe Vincent Morch tente de réhabiliter la notion de vérité en se fondant sur les écrits évangéliques et son héritage chrétien.

Contre ses détracteurs modernes, armés du relativisme, Vincent Morch défend l’amour d’une vérité absolue, un amour capable de liberté et d’humanité. Et pourtant, cet essai ne parvient à convaincre, tant par le manque d’arguments de son auteur, que par la subjectivité de ce dernier dans la définition d’une vérité largement teintée de foi chrétienne.

Les ennemis de la vérité selon Morch

Morch dénote un certain nombre de détracteurs de « cette vérité éternelle et transcendante »   , dont les bases auraient été édifiées par le platonisme puis consolidées par l’ensemble de la culture judéo-chrétienne. Parmi eux s’inscrivent les philosophes du soupçon qui auraient participé à ce renversement d’une vérité transcendante et absolue. Nietzche et Marx sont ainsi les cibles de l’auteur.

Pour le premier, la vérité réside dans la « volonté de puissance », qui est la caractéristique majeure de la vie, poussant chaque être humain, via « l’impulsion vitale », à se préserver, à mettre tout en œuvre afin de se conserver soi-même, d’augmenter sa puissance et jusqu’à atteindre cette figure emblématique et souvent mal interprétée de la philosophie nietzschéen : le Surhomme. L’intensification constante de la vie que recherche cette volonté de puissance, tend à définir la vérité même de la vie selon le philosophe, se présentant comme tout de la réalité. A travers la figure du Surhomme, Nietzsche a souhaité soustraire la vérité des illusions du christianisme, vérité selon laquelle l’homme en tant qu’animal a vu ses pulsions éduquées par les discours religieux, au point de ne plus chercher qu’une consolation supraterrestre à sa condition d’homme. Le surhomme, qui puise donc sa vérité de la volonté de puissance, doit s’écarter de l’éducation judéo-chrétienne qui fonde la culture occidentale, une culture caractérisée par le nihilisme.

Chez Karl Marx, la vérité découle également de la volonté. Cependant, à l’inverse de Nietzsche, cette volonté est le résultat du rapport des forces socio-économiques, à savoir la lutte des classes comme vérité du devenir historique. Pour Marx, cette volonté prend moins racine dans la vie que dans la société, une société soumise à la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, via la détention des moyens de production par celle-ci et l’exploitation de la force de travail des prolétaires. La vérité de cette volonté marxiste trouve donc son origine dans l’élimination de la classe bourgeoise, jusqu’à la dictature du prolétariat et enfin, l’édification d’une société communiste sans classes, débarrassée des rapports de force socio-économiques, marquant ainsi la fin de l’Histoire.

Morch perçoit également un autre ennemi de la vérité universelle et transcendante : l’économie. Cette dernière constituerait « un domaine où le culte de la volonté se donne à voir de façon concrète et quotidienne »   . En effet, la base économico-technologique qui gouverne nos sociétés occidentales tend à aliéner l’ensemble des domaines de l’être, mais également du social et du politique. Morch évoque alors le spectaculaire développement des discours publicitaires comme autant d’outils capables de créer un « univers enchanté » au sein duquel le réel objectif s’efface au profit d’une volonté de consommation et d’un désir de satisfaction instantanée de celle-ci. La vérité ne naît plus de la vie en tant que volonté de puissance, ni de la conscience de classe en tant que volonté de lutte sociale. Elle naît bien plus de cette nouvelle base économico-technologique qui caractérise les systèmes d’organisation de type capitaliste en tant que « volonté toute-puissante »   . Ce faisant, pareille volonté met en avant la figure du selft-made man, au cœur d’un univers où les technologies alliées aux logiques capitalistes évincent toute sensibilité de nature humaine.

Analysant le célèbre ouvrage de la romancière et philosophe libertarienne, Ayn Rand, intitulé Atlas Shrugged, l’auteur décrit ce nouvel homme auquel nos sociétés néolibérales et hypertechnologiques donnent naissance : « Il est capable de parfaitement maîtriser ses pulsions sexuelles et respecte un code moral inspiré du comportement du parfait businessman : individualiste, rationnel, chevaleresque »   . Cet individu, que Morch perçoit comme déshumanisé par son absence d’émotion, de pitié et de conflit intérieur, devient, selon l’auteur, « la figure archétypale d’une humanité renouvelée car libérée de la mauvaise conscience, l’agent d’une société parfaite composée d’individus inventifs et parfaitement rationnels qui ne comptent que sur leurs propres forces »   .

Ce que cherche à faire remarquer l’auteur est finalement assez simple : la raison a évincé Dieu et la volonté du gain s’est substituée à la foi religieuse dans l’édification des valeurs et de l’avenir des hommes. Malgré les tentatives permanentes d’enchantement auxquelles se livre l’univers consumériste et technologique, rien ne parvient à dissimuler le désenchantement des sociétés occidentales modernes que Max Weber avait déjà pu observer à son époque. La volonté toute-puissante du désir de consommation est allée jusqu’à transformer la réalité et produire les rêves qui emplissent nos esprits, dès lors entièrement obnubilés par la réalisation de ces derniers. Dans ce contexte, la seule volonté tend à dépasser la raison qui n’interroge plus les finalités, et se retrouve simplement sollicitée par la volonté comme moyen de juger du bien-fondé ou non d’une action. Ainsi en va-t-il de l’essor technologique de ces dernières années, et plus précisément en matière de biotechnologies : la raison devient l’instrument d’une volonté toute-puissante afin de justifier le fait qu’« à partir du moment où une technique est réalisable, pourquoi ne pas la réaliser ? »   .

C’est à partir de cette vérité, née de la volonté d’un système économico-technique, qu’apparait notamment aujourd’hui l’idéologie transhumaniste à même de changer la réalité sur la conception que les hommes avaient jusqu’ici d’eux-mêmes et de leur nature. Tandis que pullulent les images d’un cyborg comme avenir d’une humanité délivrée de la maladie, du vieillissement et, au stade ultime du prophétisme mélioratif, de la mort, Morch s’indigne des conséquences de cette « fausse vérité » capable d’édifier sa propre réalité de l’homme à venir comme soutient à l’idéologie transhumaniste.

Comme il le souligne, pareille réalité fait du corps humain un « échec patent »   , un objet obsolète qu’il faudrait dépasser pour le salut de l’humanité. La vérité de la volonté économico-technologique actuelle est donc celle d’une augmentation de l’homme par dépassement de sa corporalité, ce que promeuvent les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologiques, Informatique et sciences Cognitives) auxquelles s’intéressent fortement les entreprises telles que Google, Facebook, Apple ou encore Intel, et qui ne sont pas sans lien avec quelques idéologies et partisans libertariens.

Face à ces « dérives » de la volonté et à l’instauration d’une vérité douteuse, Vincent Morch prône le retour à un « christianisme vivant »   , dont la conception de la vérité permettrait la sauvegarde de l’idéal humaniste.

« Qu’est-ce que la vérité »… selon Morch et le christianisme ?

C’est ici que l’auteur révèle son éloge véritable d’une vérité, tendant à devenir la Vérité, et plus exactement sa vérité.

L’Evangile selon Saint Jean pose, selon Morch, la question de la vérité sous le meilleur angle. Plus que de « poser la question de la vérité », elle en donne une signification particulière, qui à l’inverse de ce que défend l’auteur, n’échappe pas à une certaine forme de dogmatisme : « elle [la vérité] est une personne, incarnée et vivante, que l’on a pu toucher, que l’on a pu écouter, que l’on a pu suivre sur les chemins poussiéreux de la Palestine. La vérité a un visage et elle a un nom d’homme, Jésus de Nazareth »   .

La ruse de l’auteur est de faire naître la vérité au cœur du Christ, dont la parole est le rayonnement même de cette vérité, une parole incarnée dans la chair : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. […] Car la Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ »   .

Ainsi la vérité est née du Verbe incarné dans la chair du Christ, cet homme descendu parmi les hommes pour répandre la Parole de Dieu, cette vérité universelle et transcendante que défend Morch. Que signifie pareille définition de la vérité ? Tout d’abord qu’elle est compatible avec la chair qui devient le lieu même de la vérité. Ensuite que cette chair fut à la fois semblable à celle des hommes et différente par sa divinité (le Christ étant à la fois homme et Fils de Dieu). En somme, cela revient à dire que la vérité puise son origine et sa puissance dans l’Etre, qu’elle est ontologique. De ce fait, la vérité éclairerait de l’intérieur chaque être humain, et lorsque celui-ci serait en mesure de l’écouter – puisque la vérité est Verbe –, elle se révèlerait « […] dans l’éclat – dans la gloire – d’un être au sommet des potentialités de l’être : le Christ, vrai homme et vrai Dieu »   .

Depuis la parole de Dieu, parvenue jusqu’aux hommes à travers la chair du Christ, s’exprime en chacun la vérité universelle et transcendante. Celle-ci « se niche et se développe dans le cœur de chacun, irrigue les paroles et les gestes, inspire les décisions, fortifie la volonté, et rend progressivement capable d’affronter sans aigreur et sans haine la contradiction et la mort »   . Cependant, pour que la vérité atteigne cette capacité, qui revient à promettre aux hommes le salut supraterrestre, il faut suivre les enseignements du Christ. Puisque la vérité se manifeste dans le Christ, médium entre Dieu et les hommes, sa parole ne pourra trouver un écho que chez ceux qui l’écoutent, révélant cette vérité en leur être, pour se trouver à leur tour illuminés par elle : « Quiconque est de la vérité écoute ma voix ».

Aussi, à l’inverse de la vérité contemporaine issue d’un système économico-technologique qui prône de plus en plus la séparation entre le corps et l’esprit comme salut, Morch cherche à réaffirmer l’union des deux à travers laquelle s’exprimerait la véritable vérité : celle prenant racine dans la chair et que la dimension spirituelle serait à même de révéler sous la forme d’une étincelle divine ontologiquement ancrée en chacun.

Contre le transhumanisme qui fait de l’évasion de la prison charnelle et de son oubli la vérité de la liberté et de l’immortalité à venir, Morch retient les préceptes de Saint Paul selon lesquels « le corps est revêtu […] de l’extraordinaire dignité de "temple du Saint-Esprit" »   . Ainsi l’Eglise s’attache-t-elle à la chair pour ne pas renoncer à l’Esprit ; la première étant, via une discipline et une ascèse, le réceptacle du second et l’espoir d’un salut possible.

Or, cette vérité défendue par Morch et entièrement révélée par sa foi chrétienne, peut ne pas être écoutée ou entendue. Par ceux qui ne partagent pas cette foi par exemple. Vivent-ils pour autant en dehors de toute vérité ? Sans la rechercher et à travers cette recherche questionner leur être ? A en croire Morch, il n’en fait aucun doute, et à la manière d’un Pilate, deviendraient ce « triste archétype de l’homme qui a manqué sa rencontre avec la vérité », c’est-à-dire avec la parole du Christ.

De la volonté de puissance à la volonté divine

Pour un ouvrage intitulé « Petit éloge de la vérité », il est étonnant de constater que l’auteur ne propose une définition de la vérité qu’au chapitre cinq de son manuscrit. Car en effet, lorsque l’on fait l’éloge d’une notion aussi complexe et débattue, il est toujours plus sûr d’en préciser rapidement les conceptions mobilisées et les sensibilités qui sont les nôtres. Puis, en lisant l’ouvrage de Morch, on en vient à comprendre sa structure, toute entière consacrée à la défense d’une vérité universelle et transcendante, celle de la Parole christique.

En identifiant d’abord les ennemis de sa vérité, l’auteur cherche à nous convaincre des paradoxes et des dangers de leur conception d’une vérité comme culte de la volonté. On s’aperçoit alors que si les philosophes du soupçon que sont Nietzsche et Marx furent ciblés, ce n’est pas par hasard. Ces derniers participèrent notamment – et ils ne sont bien évidemment pas les seuls puisque cette logique débuta notamment avec Descartes – au renversement du fonctionnement transcendantal des sociétés au profit de son immanentisation. Or, c’est bien de cette disparition de toute transcendance au sein de sociétés ultra-rationnelles et hypertechnologiques dont s’offusque Morch. Le salut réside alors dans la maîtrise de l’homme sur son environnement et, a fortiori, sur lui-même, que la raison soumise à la volonté toute-puissante lui octroie. L’individu ne s’en remet plus à la Loi divine, mais aux lois du marché, et l’image du dollar supplante les pieuses images (notons que cette observation est à nuancer, car nous concevons la religion comme inhérente aux sociétés humaines, et ne pouvons nier que celle-ci demeure ancrée dans notre modernité et notre culture, bien que certains auteurs déplorent avec emphase et excès sa disparition).

Ainsi donc, Vincent Morch procède à la critique de la vérité issue du culte de la volonté (de puissance ; de lutte sociale ; de la base économico-technologique) pour mieux prêcher sa conception chrétienne de la vérité, une vérité finalement issue de ce même culte de la volonté : la volonté divine.

De ce fait l’ouvrage entier s’oriente dans une lutte contre le mal, non pas celui insufflé par le Malin, mais bien celui qui corrompt le cœur des hommes oublieux qui errent sans foi dans les sociétés contemporaines désenchantées : « en d’autres termes, le mal s’enracine dans l’incapacité à reconnaître dans l’être l’expression authentique de la bonté divine et à vouloir y substituer une organisation qui semblerait plus conforme à l’idée que l’on se ferait du "vrai Bien" »   . De la volonté divine, finalement entendue comme « volonté toute-puissante », elle aussi, naît la seule véritable vérité, universelle et transcendante, qui se révèle possiblement en chacun de ceux qui suivent les enseignements et la parole du Christ. Quant aux malheureux qui vivraient dans le silence de cette voix si humaine et pourtant singulièrement divine, l’auteur leur adresse cette menace : « Nul n’est à l’abri de manquer un tel rendez-vous [celui de la vérité incarnée par le corps du Christ, c’est-à-dire la parole christique]. Mais nul ne peut plus, désormais, en ignorer la conséquence ultime »   .

Suivre les pas du Christ jusqu’à la vérité intérieure qu’il révèlera et prendra forme en ceux qui croient. Voilà bien l’impératif d’une volonté divine toute-puissante dont l’ouvrage fait ici l’éloge. Se drapant du manteau de la philosophie, Vincent Morch propose un discours prosélyte, faisant moins un « petit éloge de la vérité » qu’un sermon de sa vérité