Un essai qui retrace le parcours des Arméniens dans la nomination du génocide, et d’une partie du peuple turc dans la réappropriation de son passé douloureux.

1915 : le génocide arménien fait près de 1,3 million de morts. La date, le chiffre, et les mots sont connus, mais l’histoire l’est-elle vraiment ? C’est la question que l’on se pose en refermant le livre de Michel Marian. L’histoire du génocide arménien est plus complexe que celle connue par le grand public. La déportation et le massacre des Arméniens par les Jeunes-Turcs pendant la Première Guerre mondiale constitue le commencement d’une douloureuse histoire mémorielle entourée d’indignation, de silence, d’oubli, de négation, d’espoir.

Michel Marian, philosophe d’origine arménienne, est rentré en « arménité »   il y a presque 40 ans, et il est depuis un partisan du dialogue arméno-turc. Après avoir publié avec Ahmet Insel Dialogue sur le tabou arménien en 2009, il livre ici un essai dans lequel se mêlent regard personnel et expérience de tout un peuple. L’ouvrage se présente en deux parties intitulées : « la bataille pour un mot » et « le dialogue du passé et du présent », deux combats menés par les Arméniens, et par une partie du peuple turc depuis une dizaine d’années. Michel Marian se penche moins sur l’histoire factuelle que sur la quête mémorielle du génocide.

De la Grande Guerre à nos jours, l’auteur retrace le parcours des Arméniens vers la reconnaissance du mot « génocide », reconnaissance par eux-mêmes, par la communauté internationale et bien sûr par le gouvernement turc. En 1915, le mot même de génocide n’existe pas encore. Ce néologisme apparu en 1943 sous la plume de Raphael Lemkin, juriste juif, en se référant au massacre des Arméniens, a été utilisé officiellement pour la première fois au procès de Nuremberg avant d’être inscrit dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de décembre 1948. La question du massacre des arméniens était tombée dans l’oubli après la Première Guerre mondiale et l’abrogation en 1923 du traité de Sèvres qui reconnaissait des réparations territoriales aux arméniens. Elle ressurgit à l’occasion de la commémoration des 50 ans de la déportation et du massacre des intellectuels arméniens du 24 avril 1915. Les arméniens peuvent alors mettre un mot sur leur histoire. Mais peut-on nommer un crime avec un mot créé plus de 30 ans après les faits ?

Le fait que « le premier génocide du XXe siècle »   ne soit pas encore reconnu au côté de la Shoah et du génocide des Tutsis, peut sembler difficilement concevable cent ans après les faits. Il faut alors comprendre que la reconnaissance du génocide des Arméniens se heurte à de nombreux obstacles : aux atermoiements politiques, d’abord – à l’image de ceux du Président Reagan, premier chef d’état à avoir prononcé le mot génocide en 1981 avant de faire marche arrière ; mais aussi aux dissidences entre la diaspora et l’Etat arménien sur la manière de mener ce combat de la reconnaissance ; et enfin, aux calculs diplomatiques de la Turquie. Le débat en France sur la pénalisation du génocide arménien, reconnu par une loi de 2001, illustre les difficultés et les questionnements rencontrés par les Arméniens dans leur combat. Peut-on pénaliser la négation du génocide arménien sans dénaturer le combat mené ? Dans une histoire passée sous silence, ne doit-on pas ouvrir le débat et laisser les opinions libres sans rien cacher ni omettre pour que la vérité historique soit faite ?

Michel Marian rappelle que, depuis une dizaine d’années, un nouveau regard s’est fait jour dans la société turque. Des intellectuels turcs luttent contre la négation persistante du génocide par le gouvernement. L’assassinat du journaliste Hrant Dink en 2007 a notamment provoqué une vive émotion en Turquie. L’historiographie s’est enrichie et a fait progresser la connaissance du génocide arménien en mettant en avant certains aspects de son histoire : le thème des Justes, celui des spoliateurs, ou encore celui des Arméniens islamisés grâce à l’ouvrage Le livre de ma grand-mère de Fethiye Çetin. Mais là encore les tensions sont grandes : si, en ce qui concerne l’histoire des Justes, il s’agit pour les Turcs de « recréer une mémoire de figures positives »   , pour les Arméniens, il ne faudrait pas qu’elle soit source de « circonstance atténuante »   .

Pourquoi le gouvernement turc, alors qu’il ne compte plus de kémalistes dans ses rangs, refuse-t-il toujours de prononcer le mot génocide ? Va-t-on à plus ou moins long terme vers une reconnaissance du génocide par la Turquie ? Les déclarations ambigües de Recep Tayyip Erdogan sont-elles davantage porteuses de doutes ou d’espoir ? Quel type de reconnaissance peut-on attendre de la part du gouvernement turc ? Quels liens entretiennent la reconnaissance du génocide et la réparation des spoliations ?, etc. Autant de questions soulevées par Michel Marian qui rappellent toutes les controverses et les débats autour du génocide arménien.

En cette année de commémoration du centenaire, publications, colloques et émissions retracent cette histoire longtemps oubliée, aujourd’hui encore mal connue. Michel Marian ne propose pas de retracer l’histoire du génocide arménien en faisant un récit des événements, mais en présentant une réflexion sur l’ensemble des débats, des questionnements et des controverses qui l’entourent. En ce sens, il s’adresse à tous ceux qui veulent partager cette « mémoire outragée »  
 

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Mikaël Nichanian, Détruire les arméniens. Histoire d'un génocide, par Gaëlle Verdy

Et sur Cases d'Histoire :

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