L’islamophobie ambiante a remis au goût du jour la bataille de Poitiers, menée par Charles Martel. Si Charles Martel n’appartient pas au Panthéon des héros nationaux, ce que Pierre Nora appelle « le roman national », l’extrême-droite en fait un héros raciste et islamophobe attaché non à l’union nationale, mais à un nationalisme exclusif.

Quoique l’on en dise, Charles Martel et la bataille de Poitiers en 732, font piètre figure dans les manuels d’histoire de la fin du XIXe siècle. Ils n’ont pas vraiment contribué à construire l’image nationale, à la différence de Jeanne d’Arc par exemple, ou encore de Charlemagne. C’est à titre de symbole islamophobe, qu’il est depuis peu au-devant de la scène. Bien avant l’attentat contre Charlie Hebdo, Charles Martel est devenu, dans les années soixante-dix, le symbole d’une France raciste et qui le revendique.

Un débat était organisé à Bastille, dans un café, par l’association Thucydide le 16 juin 2015, sur le thème du « roman national », référence à Pierre Nora qui, dans Les Lieux de mémoire, le définit comme un récit patriotique et centralisateur, fixé par les historiens du XIXe siècle à la louange de la construction de la nation. C’est ainsi que sont nés « nos ancêtres les gaulois », Charlemagne et l’école, Jeanne d’Arc. Les historiens William Blanc et Christophe Naudin, présentaient ce soir-là leur dernier ouvrage, Charles Martel et la bataille de Poitiers, De l’histoire au mythe identitaire   . Le débat fut animé et certaines interventions piégées par ce fameux « roman national ». Si l’assemblée était d’accord pour concéder que Charles Martel était un mythe récent, certains participants en posant des questions parfois très éloignées du sujet, tombaient dans les travers dénoncés, tenant des discours relayant parfois les pires assertions antisémites.

Difficile de mener un débat sur des sujets qui déchaînent des réactions bien souvent irrationnelles, mais dès lors, indispensable aussi pour éviter de laisser la parole aux faussaires de l’histoire. C’est certes pour présenter leurs travaux qu’étaient présents les deux auteurs, mais aussi au nom d’un engagement militant au service de la vérité et de l’humain.

Le nationalisme n’est jamais très éloigné lorsqu’il s’agit de la nation. Le passage de l’un à l’autre est ténu, comme le montrent les divers exemples du « roman national » qui faisait répéter dans les colonies « nos ancêtres les gaulois ». L’idéologie nationaliste a toujours eu pour vocation de renouer les liens sociaux « contre… », pour consolider la nation. Cette attitude consiste à désigner un bouc émissaire sur lequel projeter la violence du groupe. À ce titre, la Bataille de Poitiers « est devenue [pour certains] le symbole de l’arrêt d’une invasion programmée depuis la création de l’Islam » et a contribué à une vision belliqueuse et barbare d’une réalité bien plus complexe. Une telle vision est en fait très récente et s’est mise au service de la théorie du choc des civilisations.

Le manque de sources a contribué pendant longtemps et encore aujourd’hui, à extrapoler tout et n’importe quoi sur les événements de 732. Ne pas tenir compte des sources ou de leur absence tout autant significative, met en question la valeur historique du discours de celui qui prétend en tenir un, le but étant, avant tout, de répandre peur et oppositions culturelles, niant le nécessaire passage entre les cultures.

Il y a d’autres idées fausses qui circulent. Ainsi est-il répété à l’envi que la bataille de Poitiers s’érige à présent en véritable « lieu de mémoire », notamment « à partir de la généralisation de l’enseignement de l’histoire de France par l’école républicaine à la fin du XIXe siècle. »   Ceci est faux si on s’attache à l’étude sérieuse des manuels de cette période. Ainsi le Petit Lavisse qui fut l’ouvrage d’histoire de milliers d’écoliers ne souffle pas un mot de Charles Martel dans sa version de 1913. Il préfère insister sur les pillages des Normands scandinaves. « Pour Lavisse, la cause est entendue : l’ennemi contre lequel il faut mettre en garde les jeunes élèves – et futurs soldats – n’est pas l’arabe, mais l’allemand. »  

Si William Blanc et Christophe Naudin proposent de rectifier ces assertions « souvent présentées comme des vérités indiscutables et pourtant peu discutées »   , c’est aussi pour rappeler que l’on ne s’improvise pas historien. Les faits relèvent d’un travail de construction méthodique à partir de traces. Si ces dernière sont absentes et que l’on extrapole, alors à l’histoire se substitue l’idéologie.

Il ressort de ce début d’analyse que Charles Martel, auquel la première partie de l’ouvrage consacre une mise au point historique, fondée sur des faits, et non sur des croyances ou des partis pris, n’est pendant plusieurs siècles qu’une figure mineure. Sous Louis Philippe, afin de valoriser le pouvoir de la monarchie chrétienne, commande est passée à Carl Von Streuben de réaliser une toile de la bataille de Poitiers, montrant le poids de la chrétienté. La construction du tableau met en valeur la croix sur le côté gauche, dans un triangle dont elle est le sommet en opposition à la hache de Charles Martel.

Cependant, sa mise en valeur au moment de la Restauration dans cette toile, ou dans l’ouvrage de William Blanc et Christophe Naudin, ne doit pas dissimuler le peu d’intérêt pour Charles Martel, du côté des historiens comme du public. Il sera largement distancié par Jeanne d’Arc par exemple.

Si Charles Martel a laissé si peu de souvenirs, pourquoi en parler ?

Depuis la crise économique de 1973, il va devenir un symbole pour une partie de l’extrême droite, contre les immigrés vivant en France. Les discours racistes et belliqueux qui se développent alors ne sont pas sans faire écho à Chateaubriand qui dans Les Mémoires d’outre-tombe écrivait : « Prétendre civiliser la Turquie en lui donnant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, en disciplinant ses armées, en lui apprenant à manœuvrer ses flottes, ce n’est pas étendre la civilisation en Orient, c’est introduire la barbarie en Occident : des Ibrahim futurs pourront amener l’avenir au temps de Charles Martel […] »   . Retraçant l’histoire de l’usage de la référence à Charles Martel, depuis les Commandos Charles Martel jusque récemment le slogan de Jean-Marie Le Pen ou le mouvement des Identitaires – nous sommes tous des Charles Martel –, en passant par les doctrinaires de la Nouvelle droite autour de la revue Eléments, il ressort qu’elle est récente. Mais en plus de vingt ans la référence a bougé : ce n’est plus l’immigré qui est combattu, c’est le musulman. La stratégie extrême-droitiste est de semer la terreur, ce qui fonctionne comme le disent les auteurs, auprès de la droite parlementaire   .

C’est dans le but de nous aider à comprendre qu’est écrit ce livre : comprendre que l’histoire n’est pas un récit pour endormir les enfants. L’historien n’est pas là pour raconter des histoires. Sa tâche est d’éveiller la réflexion critique…en construisant des faits, pas des inventions.

On leva la séance. A suivre

 

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