En réfutant longuement la pensée de Louis Althusser, E.P. Thompson nous livre sa conception de l'histoire et du marxisme.

Dans les années 1960 et 1970, Louis Althusser, philosophe quasi-officiel du Parti Communiste Français (PCF) longtemps en poste comme caïman   à Normale Sup', a eu une influence déterminante sur toute une génération d'intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Etienne Balibar, Manuel Castells, Roger Establet ou Nicos Poulantzas. Si certains d'entre eux finiront par prendre leurs distances avec l'homme ou avec le marxisme, son œuvre a rayonné internationalement et continue d'être enseignée dans certaines universités, bien que ses ouvrages les plus connus comme Lire Le Capital et Pour Marx ne soient vraisemblablement plus très lus et qu'Althusser ne soit davantage associé au sordide meurtre de sa femme. Althusser a toutefois bénéficié d'une importante réception dans le monde anglo-saxon, au même titre que les philosophes de la French Theory   , ce qui n'a pas manqué d'en agacer certains. Faut-il voir dans l'attitude antagoniste d'historiens comme Tony Judt ou E. P. Thompson une réaction typiquement anglaise opposant à la théorie, à l'abstraction et au cartésianisme français, la pratique, l'empirisme et le pragmatisme britannique ? Dans une recension en date de 1994 de l'autobiographie d'Althusser : L'Avenir dure longtemps, reprise dans Retour sur le XXe siècle, Judt règle littéralement son compte au philosophe de la rue d'Ulm. Ce dernier n'aurait jamais vraiment compris Marx, aurait pioché ce dont il avait besoin dans son œuvre pour élaborer la sienne qui ne serait qu'un structuralisme déconnecté de l'Histoire. Judt terminait sa recension en se demandant : « Comment tant de gens intelligents et cultivés ont-ils pu se laisser avoir par cet homme ? »

L'historien marxiste E. P. Thompson partage pleinement cette indignation   . Signalons, avant de présenter le livre de Thompson, le regain d'intérêt pour l’œuvre de ce dernier puisqu'après la publication de l'un de ses livres en 2014 à La Découverte   , L'Echappée inaugure sa nouvelle collection « Versus », dirigée par le philosophe Patrick Marcolini, avec la traduction de Misère de la théorie, sous-titrée pour l'occasion Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste, fruit d'un travail collectif mené dans le cadre du séminaire « Lectures de Marx » de l'ENS.

Une nouvelle forme de stalinisme

Misère de la théorie se veut une réfutation solidement argumentée de la pensée de Louis Althusser que Thompson assimile à un « théoricisme » déconnecté de toute réalité. La conception du marxisme selon Althusser est d’autant plus choquante pour un historien, marxiste certes mais très indépendant, comme Thompson préoccupé par l’observation des faits et gestes des acteurs loin des discours abstraits et déterministes. A la théologie marxiste d’Althusser, E. P. Thompson oppose une conception ouverte et critique du marxisme qui refuse de faire de ce dernier une science figée et indépassable. Pour Thompson, le marxisme est avant tout une « tradition » aux branches multiples. Alors que l’althussérisme semble dénier toutes capacités à des acteurs écrasés par les structures, Thompson, tout en reconnaissant l’existence de ces dernières et des déterminations dont elles sont porteuses, accorde une importance au volontarisme politique, à la capacité d’action des groupes et des individus ainsi qu’à leur sens « moral », mot honni de la philosophie althussérienne mais régulièrement invoqué par des hommes de gauche britannique, en premier lieu desquels George Orwell   . Non content d’être « un système clos dans lequel des concepts circulent, se reconnaissent et s’interrogent entre eux, dans un mouvement sans fin »   , la pensée althussérienne serait une nouvelle forme de police politique au service d’un statu quo bourgeois, pis : la théorisation du stalinisme, qui serait remis au goût du jour avec une dose de structuralisme.

Apologie pour l'histoire

Ce ne sont pas que des conceptions politiques qui s’opposent, déterminisme total contre possibilité d’un volontarisme et humanisme, mais également des considérations sur la façon de faire des sciences humaines et sociales. Thompson nous livre sa méthode et ses principes d’historien tout en décortiquant la philosophie d’Althusser, qui caricature l’histoire pour mieux la jeter aux orties. Thompson est conscient des limites de la représentation historique mais ne s’arrête pas à une réfutation simpliste de la discipline : « L’immensité même de toutes ces difficultés montre bien que l’histoire "réelle" et la connaissance historique sont deux choses totalement distinctes. »   Thompson revient ainsi en détail sur la nature des sources qui ont survécu, sur ce que différentes générations d’historiens peuvent arriver à leur faire dire en fonction de leurs questionnements sans pour autant embrasser une approche théorique. « Quand Althusser et bien d’autres accusent les historiens de n’avoir "aucune théorie", ils devraient réfléchir au fait que ce qu’ils prennent pour de la naïveté ou de la paresse constitue peut-être un refus explicite et conscient : le refus de concepts analytiques statiques, d’une logique qui ne convient pas à l’histoire. »   Ce n’est pas le marxisme et des concepts élaborés dans un contexte historiquement datés qui constituent le tribunal du jugement dernier pour la pratique historique mais la discipline elle-même   . La flexibilité des concepts historiques constitue leur force et un « horizon d’attente plutôt que des règles strictes »   . Si Thompson fait l’éloge de l’histoire, il ne sombre pas pour autant dans le triomphalisme : « pour atténuer ses prétentions impérialistes, il nous faut remarquer que l’"Histoire", dans la mesure où elle est la plus unitaire et la plus générale de toutes les sciences humaines, sera toujours la moins précise. »  

Le prix de la réfutation

La phrase de Karl Marx, « Ne pas réfuter une erreur, c’est encourager la malhonnêteté intellectuelle. », trône à l’entrée de Misère de la théorie. L’auteur du Capital ne dit pas à quel point il en coûte à celui qui est assez courageux pour se dévouer. Dans La démocratie des crédules, le sociologue Gérald Bronner rappelait ainsi à juste titre que « les croyants sont généralement plus motivés que les non-croyants pour défendre leur point de vue et lui consacrer du temps. »   Une telle remarque, si l’on remplace croyants par disciples, rend encore plus salutaire l’entreprise démystificatrice d’E. P. Thompson. Toutefois, mais il faut sûrement blâmer le décalage temporel entre un livre écrit en 1978 et sa réception par un lecteur – même un minimum informé – en 2015, pourquoi consacrer autant de temps et de pages – plus de 350 dans cette édition – à une pensée qui n’en vaut clairement pas la peine ? A plusieurs reprises, l’on sent que Thompson souffre lui-même dans son exploration de la pensée d’Althusser, dans la compréhension du quasi-incompréhensible (Thompson apparaît presque trop gentil avec Althusser puisqu’il ne fait quasiment aucune remarque sur le style hermétique de ce dernier…) : il cherche à en finir, a conscience de s’éterniser et s’en excuse d’ailleurs auprès du lecteur. Si Misère de la théorie constitue un document d’époque intéressant, non dénué d’échos pour la nôtre, il ne s’agit clairement pas de la meilleure introduction à l’œuvre d’un historien comme E. P. Thompson