Une lecture engagée des contradictions de la figure de Moïse, pour éclairer en négatif le présent d’un Israël qui ne cesserait de s’en écarter.

Jean-Christophe Attias, professeur à l’École Pratique des Hautes Études, se penche dans cet ouvrage sur Moïse, l’une des figures centrales non seulement du judaïsme, mais aussi de toute la pensée juive médiévale, qui est la spécialité de l’auteur. Ce livre, il faut le dire d’emblée, n’est pas une biographie classique : on n’y trouvera nul développement sur la vie de Moïse, nulle tentative de croiser les sources pour mieux redécouvrir l’historicité d’un personnage. L’auteur parle de ces tentatives comme d’une « sérieuse et vaine enquête »   . Il s’agit, bien plus, d’un ouvrage sur l’exégèse juive, sur les façons dont on a pensé Moïse.

Pour cela, l’auteur croise les époques, les réécritures, les figures de Moïse – sans oublier, bien sûr, le cinéma, que ce soit les Dix commandements de Cecil B. De Mille ou, plus récemment, Exodus de Ridley Scott. Des poèmes d’Alfred de Vigny à l’opéra de Schoenberg en passant par... Superman   , réécriture contemporaine du mythe de Moïse (un enfant abandonné dans un couffin, recueilli, élevé par ses parents adoptifs, doté de grands pouvoirs), on trouve Moïse partout. Cette première constatation permet ensuite à l’auteur de s’attacher surtout aux contradictions de la figure de Moïse.

Car Moïse est une figure bien ambiguë. Ayant conduit les Hébreux jusqu’à la Terre promise, il meurt sans y pénétrer et son corps ne sera jamais retrouvé : un prophète sans tombeau ni reliques. Doté par la tradition juive de toutes les qualités, il n’en commet pas moins plusieurs fautes, écoutant mal les messages de Dieu : il frappe un rocher pour obtenir de l’eau alors que Dieu lui avait dit de parler au rocher. Prophète, chargé de transmettre la Torah – la loi de Dieu – à son peuple, il est affecté d’un défaut de langage dont certains exégètes font un bégaiement. Chef de son peuple, il ne peut empêcher Israël de susciter la colère de Dieu, qui le punit par une longue errance dans le désert ; et, alors que les Juifs réclament à nouveau de quoi manger, on voit Moïse, fatigué du poids de sa charge, demander à Dieu de le faire mourir : paradoxale figure de leader !

Certaines lectures sont moins convaincantes – ainsi du long développement sur la place des femmes dans la vie de Moïse, qui va jusqu’à étudier sa part de féminité dans un chapitre intitulé significativement « une femme nommée Moïse ». Mais d’autres analyses sont vraiment excellentes, comme celle du sens du nom de Moïse – la racine veut dire « retiré des eaux », mais ce nom lui est donné par la fille de Pharaon qui le récupère et l’élève : qui est cette Égyptienne qui parle hébreu ? L’auteur montre finement que c’est un moyen de construire une identité complexe, contrastée : Moïse est nommé et élevé par une Égyptienne sans rien devoir à l’Égypte, car cette fille de Pharaon se convertit au judaïsme, et devient Bitia, la « Fille de Dieu »   . Le troisième chapitre est l’un des plus stimulants : Jean-Christophe Attias s’y attache à trois versets, brefs et énigmatiques, juste avant que Moïse ne rentre en Égypte, et dans lesquels Dieu veut soudainement « faire mourir » Moïse, qui n’est sauvé que par l’intervention rapide de sa femme, Séphora, qui circoncit son fils. L’auteur étudie ici toutes les lectures proposées de ces quelques phrases si mystérieuses, montrant la pluralité des interprétations : la grande plasticité du texte biblique autorise toutes les lectures. Jean-Christophe Attias sait montrer le sens profond de l’épisode : en rappelant à Moïse l’absolue nécessité de la circoncision, Dieu rappelle l’alliance qui l’unit à Abraham, et ces versets « nouent ensemble » le sang de l’Alliance et la Loi de Dieu   . Mais l’auteur sait aussi proposer une lecture plus personnelle : ces versets renvoient à la fragilité de Moïse, qui ne doit son salut qu’à l’intervention d’une femme, étrangère qui plus est.

La fragilité : c’est le maître mot de l’analyse, inscrit dans le titre et sans cesse repris. Fragilité de ce corps qui souffre, de ce Prophète qui supplie Dieu de le laisser mourir, de cet homme menacé de mort par Dieu. L’auteur insiste notamment sur l’humilité de Moïse : lorsque les Juifs se sont mis à adorer le Veau d’Or – pendant que Moïse, sur le Sinaï, recevait les dix commandements de la main de Dieu – on voit le Prophète implorer Dieu de ne pas exterminer son peuple. Dieu propose à Moïse de faire disparaître les Juifs pour créer une nouvelle race à partir de lui ; mais Moïse refuse d’être un nouveau Noé et demande à être « effacé » du livre de vie pour sauver son peuple. Figure d’intercesseur, de suppliant, Moïse prend des allures de Christ, obtenant le pardon pour Israël au prix de son sacrifice – même si, finalement, Dieu refuse le marché, laissant Moïse en vie et punissant sévèrement les Juifs   . Humilité, encore, dans l’effacement du corps du Prophète après sa mort, ou dans ce récit, rapporté par la tradition orale, où l’on voit Moïse, des siècles après sa mort, venir assister à un cours sur la Torah donné par un grand maître d’alors, et revenir au Ciel, tout humble, pour dire qu’il ne comprend pas toutes ces subtilités : le maître s’efface derrière ses élèves.

Dès lors Moïse peut être pris comme le symbole non pas du judaïsme, mais d’un judaïsme. On touche, avec ces réflexions développées surtout en conclusion, aux meilleurs pages du livre, dans lesquelles Jean-Christophe Attias propose une réflexion lumineuse sur la nature profonde du judaïsme. Il distingue ainsi un judaïsme du lignage, symbolisé par Abraham, et un judaïsme de la conquête, incarné par Josué : ces deux judaïsmes sont fermés, agressifs, excluant l’autre pour mieux se définir. Ce sont au fond « deux judaïsmes du sang – du sang des ancêtres ou du sang des combats »   . Contre ces judaïsmes, l’auteur pose le judaïsme de Moïse : une religion qui place au cœur de son identité l’errance, l’épreuve, l’échec, qui choisit de rester dans la tension de l’inachèvement. Insister sur la fragilité de Moïse, ce n’est pas tant déconstruire une figure héroïque que souligner la part humaine du prophète, et, ce faisant, montrer qu’il nous parle à tous : Moïse est imparfait, et c’est précisément pour cette raison qu’il est homme   . Le prophète de l’Exode est certes le maître qui transmet la Torah à son peuple, mais c’est avant tout un étudiant, un élève, à l’écoute de la parole de Dieu, n’hésitant ni à contredire son divin Professeur, ni à avouer son ignorance. Moïse, le plus grand prophète, celui qui a libéré les Hébreux d’Égypte, ne pénétrera jamais sur la Terre promise à Israël : il mourra seul, loin de son peuple.

Moïse est l’homme de l’exil : exil de sa terre d’Égypte, puis exil de tout un peuple. Or cette insistance à la notion d’exil est très actuelle : ce que Jean-Christope Attias propose, au fond, c’est une lecture politique de Moïse, qui joue comme une réflexion sur l’État contemporain d’Israël. Le parallèle va très loin : en parlant de la mort de Moïse, l’auteur va jusqu’à écrire que Moïse « ne pouvait tout de même pas devenir le Premier ministre sans vision d’un micro-État surarmé et enfermé derrière ses murs »   . Moïse contre Israël ? Le message politique est ici très fort, très engagé, et, bien sûr, très séduisant. L’essai propose un modèle alternatif, contre le nouveau nationalisme d’Israël, contre la tendance du judaïsme contemporain de se replier sur lui-même : « le “judaïsme de Moïse” ? Ni un ADN, ni une armée, ni un territoire. Une école, oui, tout simplement »   .

Le message est ici, bien sûr, très personnel, et on ne peut qu’admirer le talent de l’auteur, capable de relire une formation politique contemporaine à la lumière d’un texte plus que millénaire. Mais si la dimension personnelle de l’ouvrage n’est pas en soi un problème, le ton que ne cesse d’adopter l’auteur surprend. On peut distinguer deux temps. Dans un premier temps, le « je » domine, imposant un ton résolument personnel à cette biographie : l’auteur parle en son nom, assume ses idées, ses opinions, ses envies, aussi. Ce qui se dégage de cette étude, c’est bien, comme l’auteur l’écrit dans l’introduction, « mon Moïse à moi »   . L’auteur, d’ailleurs, est extrêmement honnête, et ne cesse d’insister sur la nature forcément arbitraire de ce portrait. Mais cette insistance sur la dimension personnelle de l’œuvre cache assez mal le fait que l’auteur n’ait pas choisi son sujet – il le dit dès la première phrase, et explique dans la préface que ce livre est avant tout une commande d’un éditeur. Dès lors la répétition presque incantatoire du « je » ou du « moi » joue comme un moyen de s’approprier un sujet, appropriation efficace certes, mais un peu laborieuse.

De plus, on observe un glissement dans un second temps : on passe du « je » de l’auteur à un « nous ». Omniprésent dans certaines pages, le « nous » envahit le discours, sans jamais être défini. Qui est ce « nous » au nom duquel parle l’auteur ? Si le nous renvoie parfois au lectorat contemporain, que l’auteur prend à parti, il peut aussi à l’occasion renvoyer à un lectorat juif : « que des chrétiens, en nos générations, s’y laissent encore parfois prendre, qu’y pouvons-nous ? »   . Et il faut alors poser la question : à qui parle l’auteur ? Dès l’introduction, celui-ci avait noté qu’il n’écrivait pas « en tant que juif », ni « en tant qu’historien », mais dans une posture d’entre-deux, dégagé à la fois des contraintes d’une discipline et des pesanteurs d’une identité. Mais est-ce bien le cas, dès lors que ne cesse de revenir un « nous » qui semble recouvrir seulement les lecteurs juifs ? Il y a là une ambiguïté fondamentale, qui pèse sur l’ensemble de l’ouvrage.

Notons enfin que la lecture du livre est assez difficile, non seulement par la complexité et la profondeur de la réflexion déployée par l’auteur, mais aussi par la technicité des sources étudiées. Les notes étant rassemblées à la fin du livre, on a souvent du mal à se repérer dans les sources citées : est-on dans la Bible, ou dans une exégèse proposée par un penseur juif postérieur ? En règle générale, d’ailleurs, les auteurs cités sont trop peu présentés, et il aurait fallu davantage insister sur le contexte de leurs œuvres, qui joue forcément dans la relecture de la figure de Moïse : rien de commun entre un auteur du XIXè comme Ahad Ha-Am et un exégète médiéval comme Rashi. Le glossaire proposé à la fin de l’ouvrage est indispensable pour s’y retrouver, mais on aurait pu souhaiter une définition plus claire des termes importants et au cœur de l’enquête comme la Mishnah, la Midrash, le Talmud. Au fond, pour bien comprendre cet ouvrage, il semble presque indispensable d’avoir lu les travaux précédents de Jean-Christophe Attias   .

Ces critiques sont bien minces au regard des qualités de l’ouvrage : Jean-Christophe Attias propose ici un essai toujours stimulant et souvent passionnant. En suivant les exégèses dans toutes leurs virtualités, leurs répétitions et leurs contradictions, l’auteur interroge la fécondité d’un texte biblique qui continue à nous parler, et qui peut peut-être même contribuer à éclairer notre monde contemporain