Deux ouvrages publiés de façon concomitante par Jacqueline Chénieux-Gendron conduisent le lecteur à une traversée érudite du surréalisme.

Les éditions Honoré Champion ont l’heureuse idée de (re)publier conjointement deux ouvrages essentiels de Jacqueline Chénieux-Gendron consacrés au surréalisme. Animatrice de la revue Pleine Marge, dans laquelle furent édités entre 1985 et 2009 nombre d’articles fondamentaux pour la compréhension du surréalisme, nombre de traductions de poèmes et d’articles d’auteurs d’avant-garde, Jacqueline Chénieux-Gendron a publié plusieurs ouvrages sur le surréalisme qui ont fait date et notamment, en 1983, Le Surréalisme et le Roman. Cet ouvrage, épuisé depuis plusieurs années, a été largement remanié, complété, augmenté dans l’édition de 2014. Parallèlement, Jacqueline Chénieux-Gendron fait paraître un ouvrage permettant d’appréhender le surréalisme dans toute son ampleur géographique et chronologique, Surréalismes. L’esprit et l’Histoire.

Longtemps, comme le relève Jacqueline Chénieux-Gendron, « le caractère irréductible de la critique surréaliste du roman » et les anathèmes lancés par Breton contre ce genre dans le Manifeste de 1924, ont « fait problème pour une certaine génération de critiques »   . Cela ne va pas de soi, en effet, de s’interroger sur les rapports du surréalisme avec un genre qui aurait, a priori, été banni comme moyen d’expression et de connaissance. L’essai de Jacqueline Chénieux-Gendron permet précisément de rappeler que ces rapports sont bien plus complexes que cette opposition affirmée, ne serait-ce que parce que le « genre » roman est difficile à définir une bonne fois pour toutes. D’autre part, les publications romanesques – ou qui se rapprocheraient de la forme du roman – écrites par des surréalistes ou des proches du groupe, sont en très grand nombre : il suffit de citer les noms de Soupault, de Crevel ou d’Aragon. Après avoir évoqué l’histoire de cette apparente opposition entre le surréalisme et le roman, Jacqueline Chénieux-Gendron s’attache à mettre en lumière les multiples lectures romanesques des surréalistes, marquées par l’influence de Pascal et du roman noir anglais, par exemple. Le lecteur est ensuite convié à une lecture érudite des textes d’Aragon, de Breton, de Crevel et bien d’autres, analysés à la lumière de cette problématique.

Le fait que les deux ouvrages soient publiés conjointement permet une lecture double, ils font émerger plusieurs des singularités de la méthode d’analyse de Jacqueline Chénieux-Gendron. Ce qui frappe d’emblée est la façon dont elle fait ressortir l’amplitude du projet surréaliste. Loin de se cantonner à analyser les textes des surréalistes les plus connus, elle met en lumière des figures moins attendues : c’est ainsi que Jacqueline Chénieux-Gendron livre une éclairante analyse des contes de Leonora Carrington, habituellement plus connue pour ses toiles d’esprit surréaliste   , ou étudie La Nuit du rose hôtel, roman de Maurice Fourré, qui fascina André Breton au début des années 1950 ou encore évoque assez longuement une figure relativement méconnue des débuts du surréalisme, Georges Limbour   . Cette volonté de ne négliger aucune des strates du surréalisme se confirme aussi dans Surréalismes. L’esprit et l’histoire, où Jacqueline Chénieux-Gendron évoque les nombreux espaces géographiques qui accueillirent des mouvements surréalistes, tels que le Québec. D’ailleurs, les outils d’analyse qu’elle met en œuvre sont loin d’être issus uniquement de la littérature et de l’analyse littéraire. Pour mieux cerner son objet, Jacqueline Chénieux-Gendron n’hésite pas à convoquer des philosophes, des linguistes ou des historiens.

Le deuxième point que nous voudrions souligner, et qui nous semble essentiel dans les deux ouvrages, est qu’elle donne aux concepts développés par les surréalistes et aux pratiques picturales, littéraires et autres, qu’ils mettent à jour, une historicité propre. Jacqueline Chénieux-Gendron rappelle avec justesse que ces inventions n’existent pas de manière arrêtée et définitive, mais qu’au contraire, elles évoluent, elles se transforment au fil du développement du surréalisme. La question de l’automatisme paraît à cet égard particulièrement révélatrice. On sait que Breton met au jour en 1919 cette pratique en compagnie de Philippe Soupault et que son usage rigoureux donne naissance aux Champs magnétiques. Mais Jacqueline Chénieux-Gendron montre que cette pratique de l’automatisme n’est pas définie une fois pour toutes, qu’elle se réinvente continuellement, et se constitue progressivement en théorie.

Les deux ouvrages érudits fournissent ainsi de précieuses clefs pour comprendre les enjeux majeurs du mouvement surréaliste – sans négliger de mettre et remettre en lumière des figures jusqu’alors restées dans l’ombre