David van Reybrouck se fait enquêteur et aventurier autour d’un plagiat scientifique pour interroger, dans une constante mise en miroir de la science et de la littérature, la capacité des hommes à se représenter leur vie sociale et politique.

Le Fléau est un livre d’aventures qui s’ouvre sur l’image d’un jeune homme rêveur plongé dans un livre, dans une brasserie d’Utrecht. Ce jeune homme – l’auteur lui-même – achève une thèse sur l’histoire de la primatologie. L’arrière-plan du livre est donc bien le monde académique. Tout gravite autour de ses codes : le prologue met l’auteur sur la piste d’un crime particulièrement effroyable dans l’univers universitaire, un plagiat ! Maurice Maeterlinck, prix Nobel de littérature, aurait copié sans citer ses sources un savant original d’Afrique du Sud, pionnier mais excentrique : Eugène Marais. En apparence, les choses sont simples : le poète Maeterlinck et le savant Marais sont opposés, et leur champ de bataille est un monde de papier ; l’enquêteur est appelé à évoluer en bibliothèque, à comparer des pages pour cerner l’origine du plagiat. Plus encore, l’objet du litige est un texte portant sur la vie des termites. Pourtant, ce n’est pas à de fastidieuses analyses de synonymes et de virgules que le lecteur sera convié, mais bien à des aventures mouvementées.

En effet, David van Reybrouck lance d’abord ses investigations dans les Flandres, et plus précisément dans la bourgeoisie flamande du tournant des XIXe et XXe siècles. L’enquêteur doit pouvoir s’adapter à tous les milieux, de la grande bourgeoisie industrielle qui collectionne les manuscrits originaux de Maeterlinck aux archives de musées. A chaque étape, la narration se dédouble : le contact humain et les découvertes livresques se conjuguent pour ouvrir au lecteur une perspective historique. En effet, à travers le parcours de Maeterlinck, c’est toute une histoire de la Belgique moderne que nous sommes invités à relire ou retracer. En liant ainsi une documentation précise et un réel travail d’archiviste à la mention des rencontres du chercheur, David van Reybrouck fait d’une pierre deux coups. Tout d’abord, il donne vie à cette époque aujourd’hui disparue ; mais surtout, il souligne les lignes de continuité de cette histoire avec le présent. Ainsi la crise économique que traverse l’Europe au début du XXe siècle n’apparaît pas sans échos avec celle qui ouvre le XXIe. La description de la bourgeoisie francophone flamande dont l’œuvre de Maeterlinck est emblématique donne de la profondeur aux turbulences que connaît la Belgique contemporaine – auxquelles les conflits linguistiques ne sont pas étrangers. Enfin, cette question linguistique est aussi l’occasion d’une réflexion sur les relations de la Belgique à l’international, dans le lien qui s’établit entre les milieux flamands et les nationalistes afrikaners sud-africains. Cette réflexion est plurielle parce que la démarche de David van Reybrouck est à la fois informée de manière précise et rigoureuse par des archives, mais aussi parce qu’il s’adonne à des interprétations qui ressortissent de la métaphore subjective ou de l’hypothèse romanesque.

Mais l’auteur du Fléau ne se fait pas simplement détective, sorte de double universitaire et néerlandophone d’un personnage de Simenon qui poursuivrait son enquête entre Gand et Courtrai ; il est aussi aventurier – après tout, David van Reybrouck n’est-il pas archéologue de formation ? A l’instar d’un Jim Hawkins découvrant la carte au trésor dans le coffre de Billy Bones, David van Reybrouck a découvert dans un bistrot d’Utrecht, devant une assiette de soupe de brocolis, une raison de voyager dans l’œuvre d’Eugène Marais, qui le conduira en Afrique du Sud. Progressivement, depuis les sous-sols mal organisés d’une revue jusqu’à la bibliothèque personnelle d’un spécialiste de l’œuvre d’Eugène Marais, il voit se préciser le parcours et l’image de ce personnage particulièrement complexe. Et le lecteur découvre ainsi qu’il ne s’agit pas de l’opposé, de l’adversaire de Maurice Maeterlinck, mais plutôt d’un double inversé, d’une figure symétrique. Les deux hommes sont à la fois poètes et savants, même si Maurice Maeterlinck finit sa vie dans l’opulence et dans l’auréole du prix Nobel de littérature tandis qu’Eugène Marais mourra dans la misère. Chacun d’eux voyage d’une langue à l’autre, dans des pays où le paysage linguistique est particulièrement conflictuel. Maurice Maeterlinck est le grand écrivain de culture flamande qui choisit, déterminé par son environnement social, le français comme langue d’expression littéraire. Eugène Marais est issu d’une famille anglophone, mais se fera le défenseur de l’afrikaans qu’il illustrera à la fois dans sa pratique journalistique et dans une œuvre poétique majeure. L’ouvrage de David van Reybrouck, d’une certaine manière, se devait de faire résonner les mots de ces auteurs, en particulier ceux de Marais, de faire entendre leur œuvre poétique, en résonance avec leurs textes scientifiques ou para-scientifiques.

Car là est tout l’enjeu de l’enquête : les deux auteurs ont été tentés par la science. Eugène Marais a été pionnier, tant dans l’étude des singes que dans celle des insectes, même si ses travaux ont été minorés dans le champ académique. Ils ont cependant été menés sur la base d’intuitions et de bricolages, puisque les protocoles n’étaient pas encore définis, mais ils ont eu le grand avantage d’être parmi les premiers à livrer des études d’animaux dans leur environnement naturel. Ils reposent en ceci sur un certain nombre d’idées courantes à l’époque, notamment l’organicisme. Mais ils témoignent aussi d’une quête passionnée : Eugène Marais est motivé par une intuition, un présupposé métaphysique ; il cherche à retrouver une totalité dans des phénomènes, ce pourquoi il considère la termitière comme un organisme en soi, dont les termites ne seraient que les organes. En tant que théorie scientifique, cette image n’a qu’un intérêt relatif ; mais elle gagne à être rapprochée de la poésie symboliste de Maeterlinck et de sa pensée. Et c’est aussi ce genre d’idée, cette recherche d’un tout qui sous-tend l’œuvre que le prix Nobel consacre aux termites, ouvrage de vulgarisation que sa plume poétise. La science, dans les deux cas, révèle, justifie et active une pensée et un imaginaire globaux, qui reposent sur les notions d’unité et de totalité. En ceci, le choix de David van Reybrouck de consacrer à sa recherche un livre qui prend une forme littéraire, sans pour autant passer par la fiction, est essentiel. En effet, la science, chez Maeterlinck comme chez Marais, n’est qu’une partie d’un discours plus large, qui inclut la poésie, dans un dialogue visant à rendre compte du monde dans sa totalité et dans sa globalité.

Dès lors on voit que le plagiat est à la fois secondaire et un enjeu central. Il est secondaire car, tout comme ce n’est pas le trésor qui enrichit Jim Hawkins dans le roman de Stevenson, la réponse à la question du plagiat ne fait pas l’originalité et la pertinence du Fléau. D’ailleurs, l’ironie du sort fera que la résolution de cette intrigue ne pourra avoir lieu que dans la postface à l’édition en afrikaans de l’ouvrage, reproduite dans la traduction française de ce dernier. En même temps, le plagiat est central car il témoigne d’une circulation des idées, à travers la géographie et les langues ; il permet de déceler une continuité entre la Belgique et l’Afrique du Sud. Perturbant au passage certaines idées reçues concernant la situation postcoloniale selon lesquelles les périphéries répondent nécessairement aux centres, David van Reybrouck montre comment l’Europe reprend et répond, même à travers un plagiat, à l’Afrique, dans une relation qui met aux prises deux espaces culturels considérés comme périphériques, la Belgique francophone et le champ culturel afrikaans. Là encore se justifie la stratégie d’écriture d’un texte qui demeure aux marges des protocoles scientifiques, des grands genres littéraires fictionnels tout comme de l’investigation journalistique efficace qui, contrairement au Fléau qui musarde de tous côtés, va directement à son sujet.

Le narrateur, entre le journaliste, l’archéologue et l’anthropologue, s’aventure finalement dans les régions reculées de l’Afrique du Sud pour suivre les traces d’Eugène Marais. Il y rencontrera, comme dans les romans d’antan, une population en marge, indigène ou autochtone : les Afrikaners. La construction du texte permet d’utiliser des stratégies narratives issues du roman d’aventures du XIXe siècle pour en retourner un poncif : la rencontre avec l’autre, enraciné dans le sol « exotique » est ici rencontre avec une population blanche qui se tient à l’écart des évolutions sociopolitiques contemporaines. Et cet autre n’en est bien sûr pas un, puisqu’il parle presque la même langue que le narrateur-explorateur dont le récit a été écrit en néerlandais et puisque des relations historiques entre les Flamands belges et les nationalistes afrikaners ont été mises au jour.

L’horizon de la quête de David van Reybrouck est alors politique : il s’agit de partir de représentations scientifiques et littéraires de la vie animale, en particulier des termites, insectes sociaux exemplaires, pour penser la vie politique humaine. Ou plus exactement pour réfléchir à la façon dont les hommes pensent leur vie en collectivité. L’Afrique du Sud est alors un cas particulièrement dramatique : comment penser l’unité et la globalité d’un espace humain où les différences entre catégories sociales ont été si hermétiquement marquées pendant des décennies ? D’une certaine manière, le livre, qui commence par saisir le chercheur qui s’interroge notamment sur la vie sociale des babouins – question que l’on aurait tôt fait de rejeter dans le domaine de l’inutile – permet donc de montrer comment la science peut informer une réflexion qui déborde ses frontières : comment penser les relations entre les hommes ? La littérature, en ce qu’elle est expression subjective à travers un travail sur le langage et sur une langue, apparaît alors comme ce qui permet d’ouvrir les perspectives de la science vers la vie sociale. D’une certaine manière, c’est ce que tentent Maeterlinck dans ses ouvrages de vulgarisation, Marais dans sa poésie… et David van Reybrouck dans ce reportage qui emprunte à l’art du roman certaines de ses techniques de dramatisation, et à l’art de l’essai sa façon de mettre en relation des sujets divers par la focale d’une subjectivité

 

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