Portrait romanesque d’une société  où « Eux » et « Nous » co-existent en déplaçant, dans la vie quotidienne, les frontières des catégorisations.  

Si l’on s’intéresse aux traitements que les « grands centres de décision politiques ou médiatiques »   réservent aux classes populaires, il est édifiant de lire les critiques sur  le dernier roman de l’auteur des Lisières   . Dans Lire en 2012, Olivier Adam parle de ses échanges avec des éditeurs, l’un d’entre eux affirmant que son « dogmatisme bourdieusien n’avait aucune place dans un roman ».  La même année, dans la revue Décapage   , Olivier Adam se définit comme transfuge de classe.  Autant dire un intrus dans le monde des gens de lettres. Si l’on se souvient que Le Nouvel Observateur n’avait pas hésité à parler du « coming out » de Didier Eribon à propos de son Retour à Reims   qui narre la trajectoire sociale, scolaire et professionnelle, d’un enfant des classes populaires devenu professeur d’université, intellectuel médiatique, on comprend rapidement qu’au pays des liberté-égalité-fraternité, les transfuges font figure d’exception. Allogènes au pays des autochtones du monde dominant, ils doivent savoir que tous leurs faits et gestes seront commentés avec plus ou moins de bienveillance ou de condescendance. Ou plus ou moins de dogmatisme bourdieusien. Tricotant une maille à l’endroit avec la pelote de La Distinction et une maille à l’envers avec la pelote de La Reproduction, des critiques font endosser l’uniforme du transfuge à Olivier Adam, l’assignent au rôle de porte-parole de ces classes sociales dont ils ne sont pas, et pour finir, ne lisent pas son roman dans ses dimensions universelles. Aveuglés par les origines sociales de l’auteur, ils voient en 2014, dans Peine perdue les  personnages que, de leur point de vue, Adam est capable de comprendre,  et ils semblent ignorer les dominant.e.s qui font pourtant bel et bien partie de ce récit « choral ». 

« Pas besoin de se la raconter »  

Or  Les Lisières, « vérité fictionnelle »   , n’ont pas été écrites par un transfuge, c’est-à-dire en individu qui laisse derrière lui  son passé,  son histoire,  ses manières d’être et de faire, sa culture, son habitus,  pour adopter les us et coutumes des dominants. Olivier Adam est un « transclasse »  si l’on suit les propositions de Chantal Jacquet   : « Afin de donner une existence objective légitime à ceux qui ne reproduisent pas le destin de leur classe d’origine, il convient donc de changer de langage et de produire un concept, en écartant les termes péjoratifs, métaphoriques ou normatifs. Il paraît ainsi plus judicieux de parler de transclasse pour désigner l’individu qui opère le passage d’une classe à l’autre, en forgeant ce néologisme sur le modèle du mot transsexuel. Le préfixe « trans », ici, ne marque pas le dépassement ou l’élévation, mais le mouvement de transition, de passage de l’autre côté. Il est à prendre comme synonyme du mot latin trans, qui signifie « de l’autre côté », et décrit le transit entre deux classes ». Naviguer entre deux classes suppose de connaître les usages, normes, valeurs, contradictions de ces deux classes. Or les deux classes, pour Olivier Adam, existent bel et bien, il y a bien, dans la société française,  une opposition entre « eux » et « nous », mais cette opposition distingue essentiellement la classe parlée de la classe autorisée à parler. Et notamment à parler de ceux qui ne s’autorisent pas à parler et qui ne sont pas autorisés à parler. 

Mais étiqueté « transfuge », Olivier Adam est  assigné à l’identité de porte-parole, non des classes populaires, mais des « classes moyennes » pour 20 Minutes, de ceux qui subissent leur vie plus qu’ils ne la choisissent pour Le Point, de la France invisible pour Télérama. Cette France, Olivier Adam la regarde avec attention,  il échange et converse avec elle, car on peut penser que pour lui, cette invisibilité affirmée en dit beaucoup plus sur la minorité sociale qui parle en étant sourde et aveugle que sur la majorité parlée, qui, bien entendu, se voit tous les jours.  La réponse d’Olivier Adam à la remarque « on ne te voit  nulle part » n’avait pas échappé à la critique du Nouvel Observateur en 2012 : « Si. On me voit chez ma boulangère. Et à l’école tous les matins. » Laquelle reprend la plume en 2014 pour, férocement, qualifier Olivier Adam « d’écrivain urgentiste », à « l’esprit frappeur, trop, cette fois ». Il semblerait que pour ce magazine, il  soit encore possible de parler des classes populaires, mais sans  souligner dans un roman qui dit le réel que la gauche abonnée à cet hebdomadaire a abandonné les classes populaires en même temps qu’elle a pris le pouvoir. Comment mieux dire les luttes de classes et de places qui ont lieu au sein du champ littéraire comme au sein du champ scientifique ? 

« Nous c’est nous »  

Cette France est invisible aux yeux de ceux pour qui l’Autre n’est qu’un décor, selon l’efficace formulation d’Annie Ernaux.  Cette France est celle des laissés-pour-compte, des exclus de l’amour, pour Lire qui, en septembre 2014, mêle allègrement positions sociales et situations affectives. Pour Télérama, elle est celle des abstentionnistes et  des électeurs du Front National. Autant dire que le transfuge Adam parle au nom de ces classes populaires qui ne sont plus le sel de la terre, la solution, mais représentent un problème pour les démocrates bien nés   .  Il faut donc s’écarter du centre médiatique, aller aux lisières des médias, pour lire des critiques qui qualifient Olivier Adam de romancier populaire.

Populaire entendu comme parlant de tous à tous. La lisière des medias a bien observé que Peine perdue dresse un portrait social  de la France de ce début de siècle qui comprend classes populaires, classes moyennes et classes supérieures. Mais le populaire 20 minutes répertorie serveuse et gardien d’entrepôt dans les classes moyennes, comme s’il craignait d’agresser ses lectrices serveuses et ses lecteurs vigiles en les rangeant dans les classes populaires. Femmes de ménage ou ouvriers d’entretien passent par la magie de l’habitat supposé pavillonnaire  dans la catégorie classe moyenne. Autant dire que, dans l’imaginaire collectif,  les classes populaires comptent uniquement les chômeurs et/ou les immigrés vivant dans des quartiers d’habitat social stigmatisés. Or Olivier Adam associe systématiquement les deux termes, précise qu’il parle des «  classes moyennes ou populaires » qu’il regroupe sous le terme « le majoritaire »  

Peine perdue est une étude sur le vivre ensemble, pour reprendre un mot d’ordre brandi par les grands centres de décision politique quand la paix sociale est menacée. La construction du texte témoigne de cette volonté d’offrir cette lecture à tous. Mais Adam n’invite pas « La France d’en bas » à s’élever jusqu’aux formes les plus légitimistes de la littérature. Il a opté pour une forme qu’il sait pouvoir retenir l’intérêt du plus grand nombre. Ouvrir un roman par un fait-divers qui se passe dans le monde du football est une invitation adressée à tous puisque la distinction de nos jours se manifeste par l’éclectisme de ses goûts.  Les  classes populaires et  moyennes réputées pour apprécier ces divertissements que seraient les faits-divers et le football pourront aisément être rejointes par les classes supérieures et autres transclasses.  « Fondamentalement, le fait divers signifie l’emprise du hasard sur la vie quotidienne. Or, derrière la figure du hasard, se manifeste la précarité et la fragilité de la vie, toujours menacée par la mort, cette angoisse existentielle avec laquelle chacun doit composer pour vivre. », souligne Vincent Goulet dans Médias : le peuple n’est pas condamné à TF1 !     Faut-il voir malice de la part d’Olivier Adam quand il invite à nouveau un fait-divers en faisant entrer le personnage de DSK  dans les pages suivantes ? Tenterait-il de nous faire comprendre que l’intérêt pour les  faits-divers et le football est partagé, comme le montrent la fréquentation des stades et le traitement de l’affaire DSK par le distingué Monde ? Le goût pour les romans policiers, genre duquel ce roman a été rapproché, l’est également  

« Chacun sait où il est »  

Tous les critiques ont noté que l’ouvrage compte plus de vingt chapitres qui donnent la parole,  tour à tour,  aux personnages concernés de près ou de loin par l’hospitalisation d’un joueur de foot, dans le coma, après avoir été agressé. On ne sait ni pourquoi, ni par qui. Antoine, la victime,  est au centre d’une configuration que pourraient utiliser des chercheurs en sciences sociales pour dessiner un graphe indiquant les diverses distances sociales manifestant que l’on peut vivre ensemble dans la même société sans jamais se rencontrer. Mais ce graphe pourrait également montrer que bien des circonstances de la vie quotidienne nous contraignent à nous côtoyer. Sur  les vingt-trois chapitres consacrés aux personnages centraux, une dizaine est réservée aux catégories supérieures. Ce qui fait donc presque la moitié du roman. Avec Peine perdue, Olivier Adam rappelle que les différentes classes sociales co-existent dans le travail notamment : soignés et soignantes, gardés et gardiens, clientes et artisans, femmes de ménage et patron, flic et voyou.  La co-existence se vit aussi parfois dans une même famille ; ce qui n’est pas obligatoirement une sinécure. Le sur-classement de l’un produit le déclassement de l’autre, ce qui peut avoir pour conséquence une exclusion brutale de la famille d’origine. Ou la co-existence est tellement difficile qu’elle peut amener aux conduites à risque, au suicide. Avant de nous livrer à la fin du roman les explications sur l’agression, laquelle implique des protagonistes de différentes classes sociales,  avant de laisser son héros enfermé dans un concours de circonstances qui nous laisse penser qu’on ne peut échapper à son destin, Olivier Adam nous a emmenés dans des lieux où se produit, bon gré mal gré, de la mixité sociale : l’hôpital, le stade de foot, le commissariat. Maîtrisant l’art de faire du Bourdieu en littérature, il a  donné des clés de lecture par l’économique, le social, le culturel, le symbolique. Et  ajouté une clé supplémentaire :  les affects,  le capital affectif. Ce capital, davantage exploité par la psychologie que par la sociologie, est celui qui redistribue les cartes des hasards de naissance.  Où l’on retrouve la question du hasard dans le fait-divers.  Et la puissance des questions existentielles. Des angoisses existentielles que connaissent puissants et misérables. 

Peine perdue n’est pas une enquête sociologique. Les indices qui révèlent les positions sociales sont glissés au fil de la fiction et permettent, dès les premières lignes de chaque chapitre,  d’établir un talon sociologique, de savoir chez qui on est : « Couvertures en laine. Théières. Tissus anglais. Beaux livres. Bouquets de fleurs séchées. Mozart et Schubert. Et le piano droit où se sont exercés les trois enfants. L’univers d’Hélène en somme »   .  Le décor servira à dire l’appartenance à la bourgeoisie. Mais ce sera une expression familière qui permettra de comprendre la philosophie de l’existence de la mère du héros : « On est pas les rois du monde, hein ? C’est ce que sa mère répétait toujours, le week-end quand il faisait beau ou les soirs de juin quand ils venaient là après le travail, avec le pique-nique et leurs culs à planter dans le doré, les yeux dans le bleu qui mangeait tout, tirant parfois sur la lavande avant que le soir se mette à tomber. Elle avait beau vivre là depuis toujours, jamais elle ne s’était lassée de regarder la mer, d’y nager …. »((p 2). 

« Ça met tout le monde à égalité »(( p. 91))

Dans les pages de Peine perdue, on rencontre des prolétaires philosophes et des bourgeois dépressifs quand ils se retirent de leur vie professionnelle et ne parviennent pas à donner un sens à leur existence. Mais on rencontre aussi des prolétaires parents violents, et des bourgeoises altruistes. Comme dans un poème de Prévert,  un commissaire amoureux, une flic magnétiseuse, une interne empathique. Un truand qui « n’a qu’un credo. Mieux vaut faire envie »   , mais qui  respecte le « puritanisme d’ouvrier » de son père, « son mépris du fric »   .  On trouve aussi  du racisme,  délit partagé entre classes et fractions de classe. S’il ne l’était pas, la France visible aurait, en 2007, mobilisé la France invisible, celle qui fait nombre, pour exiger la dissolution immédiate d’un Ministère de l’Identité nationale et de l’immigration, etc., briseur d’unité nationale et de fraternité. 

Sous la plume d’Olivier Adam, puissant.e.s et misérables partagent la condition humaine, certain.e.s doutent de tout et d’autres de rien.  Sarah fait  le ménage  dans un hôtel et « Parfois elle se dit : pourquoi  est-ce que pour moi la vie ne va pas de soi ? Et puis elle se reprend. Est-ce que c’est seulement le cas pour quelqu’un  en ce monde ? Voilà le genre de choses qui l’obsède ces temps-ci. Ça et la somme de ce qui se fige dans nos vies sans qu’on l’ait vraiment décidé »   .  Cécile, qui possède une résidence secondaire à Dinard et recherche sa fille en fugue, se demande qui elle est, qui elle a épousé : « Elle avait épousé Jacques parce que c’était un homme qu’elle croyait fiable, solide. Parce qu’il avait une belle situation. Tout semblait tracé, écrit, inquestionnable. La vie des gens raisonnables. Qui épargnent, investissent, bâtissent. Enfin. A quoi bon penser à tout cela. C’est trop tard. »  

La fragilité de la vie humaine et le caractère dérisoire de toutes les formes de vanité sont  rappelés sans ménagement par Coralie qui explique pourquoi elle préfère « nettoyer la merde des autres » à l’hôpital plutôt que dans « les jolies maisons vue sur mer » : « Ici elle n’entre pas dans l’intimité des gens. Ou alors de façon tellement crue, désarmée, que ça met tout le monde à égalité. Les gens des villas, ici, reliés à leur perfusion, leur respirateur, maigres et blancs et affaiblis et parfois incapables de même se lever pour pisser ou pour chier, nourris à la petite cuiller dans leur lit médical au milieu des murs rose pâle des chariots des odeurs de mauvaise bouffe et de désinfectant, il ne leur reste plus rien de supérieur, vous pouvez la croire. Plus rien qui fait envie. »  

Avec Peine perdue, Olivier Adam met à jour ce qui échappe en grande partie à la fois aux sciences sociales et à la littérature : «  En effet, c’est la réalité même des frottements, des comportements, des sentiments, des modes de relation entre les êtres induits par le jeu social et sa conflictualité, sa complexité inhérentes, qui semble ignorée et exclue du champ du roman. »   .  Il participe à résoudre les difficultés soulevées par Olivier Schwartz   qui, après avoir rappelé que les désignations « menu peuple » et « classes populaires » sont proches   , souligne que les classes populaires contemporaines ne vivent pas dans « une insularité collective »  Peine perdue peut se lire comme une réponse à l’invitation du sociologue : « L’une des difficultés pour qui s’intéresse sociologiquement aux classes populaires contemporaines est de parvenir à produire une description de leurs univers de vie qui restitue à la fois la force des césures culturelles, celle de la dépossession culturelle, et celle de l’assimilation culturelle. »  

 

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