Jean-Marie Gillig étudie le processus sinueux de constitution d’une école républicaine laïque du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours, les différentes acceptions des enseignements de morale qui se sont succédé, avec la concurrence des établissements privés et confessionnels.

Depuis un certain temps, la notion de laïcité est le terrain de débats passionnés entre les tenants de conceptions diverses, voire antagoniques, de ce principe. A la suite des attentats de janvier 2015 en France, nombre d’acteurs politiques, médiatiques ou institutionnels ont assimilé les réactions ou provocations d’élèves à des atteintes à la culture républicaine française. Les annonces gouvernementales n’ont pas tardé, incitant tout un chacun à se pencher très concrètement sur les questions de laïcité à l’école. Dans un tel contexte émotionnel, de tensions, et d’« emballement médiatique »   , il peut alors être bon de prendre du recul plutôt que des positions arrêtées, et à ce titre, un détour par l’histoire s’avère hautement instructif.

Courant 2014 (avant donc les polémiques faisant suite aux évènements de début 2015), Jean-Marie Gillig, ancien instituteur et inspecteur de l’Éducation Nationale, désormais docteur en sciences de l’éducation et président d’associations   , s’est penché sur ces questions en publiant un ouvrage très riche sur la difficile constitution d’une école laïque en France. Une grande partie de l’ouvrage retrace, dans une perspective chronologique et historique, les débats intellectuels et politiques qui produisent l’évolution de la législation sur les écoles publiques et privées, du XVIIIème siècle à nos jours. Un chapitre est dédié à la question de l’enseignement d’une morale laïque et les diverses acceptions qui ont pu lui être conférées. Un autre chapitre situé hors de la chronologie se centre spécifiquement sur ceux que l’on appelle parfois les « hussards noirs de la République », c’est-à-dire les instituteurs de la IIIe République.

L’œuvre précaire de la Révolution française

C’est au XVIIIème siècle que commence à cheminer l’idée d’une instruction publique émancipée de la tutelle cléricale. Hormis des textes et revendications intellectuelles, c’est notamment dans les cahiers de doléances de 1789, et plus spécifiquement ceux du Tiers État, que la demande est explicitement adressée aux autorités. Il faut cependant attendre les premières années de la Révolution pour que les parlementaires prennent en charge cette question et imaginent divers projets, comme par exemple celui de Condorcet, présenté dans un rapport en 1792, qui « voit dans l’instruction publique le véritable moteur du progrès de l’humanité et de la République »   .

Faute de recueillir l’unanimité des parlementaires, et sous la pression et la gravité des évènements de la période révolutionnaire, aucun des projets étudiés n’entrera en application. La situation des écoles publiques demeure très critique jusqu’en 1833, date de promulgation de la loi Guizot, qui augmente le nombre d’écoles, renforce le statut des instituteurs (sans les émanciper des tutelles), et permet d’engager des réflexions sur les méthodes pédagogiques.

Mais c’est surtout Falloux, le nouveau ministre nommé par Louis Bonaparte en 1849 après son élection, qui laissera durablement sa marque : il travaille avec Adolphe Thiers à une loi qui rétablirait l’autorité de l’Église sur les écoles : « Thiers ne veut ni de la gratuité, ni de l’obligation scolaire, qu’il considère comme une folie […] L’enseignement sera profondément religieux à l’école primaire et sa surveillance accordée au maire, au curé, au pasteur et au rabbin »   . Malgré l’opposition, notamment, des députés Victor Hugo ou Edgar Quinet, la loi Falloux est adoptée en 1850, et représente un grand coup porté contre l’idéal scolaire laïc et républicain.

Le camp laïc cependant n’est pas totalement désarmé, comme le montre la figure de Jean Macé, qui milite dès les années 1860 pour développer l’éducation populaire et rurale et l’instruction publique (en créant par exemple des bibliothèques publiques). Avec plusieurs organisations laïques, ainsi que la Ligue de l’Enseignement qu’il a fondée en 1866, Macé lance des campagnes nationales et tente de faire basculer l’opinion en faveur d’une école gratuite, obligatoire et laïque. Le projet semble en passe d’aboutir avec l’élection d’une majorité républicaine en 1876 à l’Assemblée Nationale, au grand dam des catholiques intégristes qui déchaînent leurs campagnes contre l’athéisme et l’école laïque.

L’œuvre de la IIIe République

A partir de la seconde moitié des années 1870, les courants intellectuels et politiques qui dominent   convergent vers un désir de laïcisation des institutions publiques, et vers une opposition au conservatisme et au cléricalisme incarnés par le Parti de l’Ordre et l’Église.

Lorsque Ferry devient ministre en 1879, la voie est ouverte aux activistes de la laïcisation – notamment Paul Bert – qui déposent plusieurs projets de réforme de l’école. La stratégie de Ferry consiste à découper les projets pour les faire adopter progressivement par le Parlement : la gratuité de l’école est votée en mai 1881 ; parallèlement s’engagent les discussions parlementaires sur le caractère obligatoire et/ou laïc de l’école, mais ce second terme fait débat. La droite alliée à une partie du clergé demande à faire preuve d’un certain pragmatisme, clamant que la religion catholique est profondément implantée dans l’histoire et la population françaises et qu’il serait donc aberrant de vouloir l’écarter totalement de l’école. Ferry, fin stratège et quelque peu « opportuniste » sur ce point, préfère laisser un flou sur la « présence de Dieu à l’école », ce qui permet de faire adopter les caractères obligatoire et laïc de l’école en mars 1882 – bien que le terme « laïc » n’apparaisse pas dans l’intitulé de la loi.

La suite logique est alors la laïcisation du personnel enseignant, qu’on commence à discuter en 1882, mais qui finira, après l’ajournement du projet de loi, par n’être adoptée qu’en 1886, après des débats toujours aussi houleux, les cléricaux et conservateurs arguant que l’instituteur ne peut être totalement neutre   . Quoiqu’il en soit, suite aux législations des années 1880, « la question de l’école laïque était en grande partie résolue »   .

En position de force, les différentes composantes du camp laïc (plus ou moins radicales et anticléricales) partent en « croisade »   à partir de la fin du XIXème siècle contre les survivances du cléricalisme scolaire. La Ligue de l’Enseignement, qui a à cette époque pour président F. Buisson, est un des fers de lance de la laïcisation des institutions : elle parvient à placer la question d’une morale laïque au cœur des débats intellectuels, réussit en 1904 à obtenir l’interdiction d’enseigner pour les membres de congrégations religieuses, se lance, avec d’autres, dans une chasse aux manuels scolaires estimés insuffisamment laïcs, et aura une forte influence sur les débats et mobilisations aboutissant à la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905.

Cette séparation a pour conséquence de rendre le clergé plus autonome, et celui-ci ne perd pas de temps à engager la « seconde guerre des manuels scolaires »    : les autorités cléricales, à commencer par le Pape, veulent agiter le petit clergé, les hommes politiques de droite et les familles contre l’école laïque. L’opposition cléricale et conservatrice commence à se structurer en associations et fédérations dans les années 1920 pour affronter le Cartel des Gauches : tracts, autodafés, manifestations, pétitions, appels à la mobilisation abondent contre le « laïcisme », terme péjoratif qui commence à se répandre à cette époque pour désigner un dérivé de la « doctrine de la laïcité »   .

Après une ellipse concernant les années 1930, l’auteur de l’ouvrage s’attarde sur les effets dévastateurs du régime de Vichy sur l’école publique : reconfessionnalisation partielle, répression des syndicats d’enseignants, censures de manuels scolaires insuffisamment nationalistes… En même temps la réglementation vichyste accorde ses faveurs aux écoles privées, y compris en leur attribuant des fonds publics. C’est sur ces notes sombres que s’achève le troisième chapitre du livre, qui est suivi par une pause dans l’approche historique de Jean-Marie Gillig. Le quatrième chapitre propose en effet de se centrer sur les enjeux de la morale laïque et de son enseignement.

Avant les lois du mandat Ferry dans les années 1880, éducation morale et éducation religieuse sont indissociables aux yeux des autorités. L’éducation à la morale laïque qui doit supplanter l’ancienne commence à être théorisée notamment par des protestants suisses et des français exilés à partir des années 1860, parmi lesquels on retrouve F. Buisson, figure intellectuelle sur laquelle l’auteur centre son analyse, ainsi que sur certaines autres, toutes tenantes d’un spiritualisme ou religion « adogmatique ». A partir de la toute fin du XIXème siècle, le spiritualisme perd de son influence au profit du positivisme, du fait notamment de l’action d’Émile Durkheim, qui remplace Buisson à la chaire de Science de l’Éducation à la Sorbonne.

Le parcours de réception et de réédition du manuel scolaire Le Tour de France par deux enfants à partir de 1877 témoigne de ces changements dans les doctrines dominantes, qu’illustrent également les différentes conceptions du rôle de l’instituteur : avec la laïcisation des enseignements de morale, on en vient à considérer que l’instituteur doit « faire aimer la morale », et qu’il doit « éduquer » plutôt qu’« instruire » les élèves   . C’est au moment des querelles des manuels scolaires que ces problématiques se faisaient sentir de façon aigüe, mais la question de l’enseignement de la morale ne semble avoir jamais quitté les débats sur les programmes scolaires, et ce jusqu’aux actes des ministres Luc Chatel ou Vincent Peillon dans les années 2010.

Le rôle et la posture des instituteurs de la IIIe République sont justement l’objet de l’avant-dernier chapitre du livre. L’auteur rappelle que l’expression « hussard noir de la République » remonte à l’écrivain Charles Péguy parlant de son enfance et souhaitant, comme d’autres – dont Marcel Pagnol – exprimer l’apparence impressionnante des instituteurs. Ceux-ci, très influencés par la « foi laïque » diffusée par F. Buisson, susciteront un champ lexical du dévouement et de la « sainteté laïque », certains observateurs comparant la « carrière d’éducateur » à un « sacerdoce », une « vocation » qui ne réussit qu’aux plus « dévoués »   .

Conscients d’occuper une tâche « sacrée », les « hussards noirs » ne sont pas des anticléricaux intransigeants, et leur méfiance à l’égard du clergé tient plutôt d’une posture défensive. On peut d’ailleurs observer que leurs conditions de vie dans les internats des centres de formation de la IIIe République ou dans leur vie quotidienne demeurent assez précaires, voire austères ou monastiques, avant que la loi n’apporte progressivement quelques améliorations.

Écoles laïque et privée depuis 1945

Dès la Libération et dans les premières années de l’après-guerre les débats sur l’école reprennent de plus belle : les cléricaux veulent consolider l’enseignement privé dans la forme établie par Vichy, et aimeraient obtenir des financements publics supplémentaires, tout en refusant de payer des impôts pour l’école publique. Des grèves d’impôts et manifestations sont organisées par le camp clérical dans plusieurs villes sans que les premières victoires politiques et législatives du début des années 1950 n’apportent l’apaisement. La loi Debré en 1959 porte un coup terrible à l’enseignement public en posant une équivalence des rapports entretenus par les écoles privées et publiques avec l’État, avec certaines dérogations possibles pour les premières aux lois sur la laïcité – à quoi s’ajoutent des possibilités de financement public obtenues en 1951.

Petit à petit le camp laïc, organisé autour du Cartel National d’Action Laïque   , se rapproche des partis de gauche, obtient des rencontres et des appuis, et parvient à faire défendre l’idée de la laïcité par le Programme Commun établi dans les années 1970, ainsi que par le candidat de la gauche, François Mitterrand. Sous le choc des lois Pompidou (1971) et Guermeur (1977) notamment, qui favorisent encore plus l’enseignement privé, le camp laïc place énormément d’espoir dans l’élection de François Mitterrand en 1981 ; cependant la désillusion sera rapide lorsque les défenseurs de la laïcité s’apercevront que le gouvernement, très prudent, cherchait surtout à concilier les partisans et opposants à la laïcité. En 1984, Jean-Pierre Chevènement s’appuie sur les dernières lois d’avant Mitterrand et les circonscrit, mais cela demeure insuffisant pour redorer l’école publique et ramener l’école privée à sa place : les polémiques sur la laïcisation et le financement de l’école se poursuivent jusqu’aujourd’hui.

Conclusion

L’auteur conclut ainsi son ouvrage en notant que la tension fondamentale « entre une laïcité d’abstention ignorant les identités et une laïcité les reconnaissant » et favorisant le « vivre ensemble »   n’est pas résolue. Le « dialogue » et la réflexion doivent donc se poursuivre, également au sujet de l’enseignement de la morale. A ce titre, la « charte de la laïcité à l’école » diffusée à partir de 2013   paraît être un bon support pour engager des discussions entre professionnels et avec les élèves, selon Jean-Marie Gillig.

Au final, l’ouvrage s’avère relativement complet et facile d’accès, il paraît propre à susciter la discussion autour d’une notion qui, force est de le constater, est devenue polysémique. Visant originellement à émanciper les citoyens de la tutelle des religions, la laïcité s’est également chargée d’une dimension de défense des opinions individuelles et de la liberté de conscience : elle cherchait aussi à faire coexister une multitude de personnes qui n’avaient pas les mêmes croyances. Cependant, depuis quelques décennies, la laïcité s’est également chargée d’une dimension d’exclusion voire de stigmatisation de certains publics, notamment depuis le début des polémiques sur le « foulard islamique » en 1989.

Le fait, néanmoins, que Jean-Marie Gillig ne consacre que deux à trois pages dans son livre à cette problématique des « signes ostensibles d’appartenance religieuse »   doit nous interpeller à plusieurs niveaux. D’une part, cette quasi-absence dans le livre d’une question qui redevient d’une brulante actualité   montre que, dans le temps long, le recentrement presque exclusif sur l’Islam des débats concernant la laïcité est un épiphénomène qui éclipse finalement toute la richesse des réflexions et des luttes autour de cette notion depuis le XVIIIe. De ce point de vue, l’auteur du livre est en cohérence avec sa démarche.

Le lecteur n’a donc pas à regretter que les questions posées par quelques-unes des pratiques de certains croyants ne soient que très marginalement explorées dans l’ouvrage : Jean-Marie Gillig soulève ces questions, mais appelle avant tout à engager une réflexion qui dépasse le cadre de son ouvrage, suggérant simplement que : « le temps est sans doute venu où l’enseignement public en France ne peut plus continuer à s’astreindre à une stricte laïcité d’abstention, au risque de devenir un milieu aseptisé où la vie n’a plus le droit d’entrer et où la neutralité tendrait à l’annihilation de toutes les valeurs, sous peine d’une vacuité morale et culturelle que résume la formule de Jaurès de 1908 : "il n’y a que le néant qui soit neutre" »   .

La « loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » pose cependant question, dans la mesure où elle se trouve être plus pesante pour certaines pratiques religieuses que pour d’autres. Elle produit donc une stigmatisation et engendre des stratégies de fuite vers les établissements confessionnels. En outre, diverses instances (ONU, Europe, institutions françaises) ont mis en garde la France contre ces réglementations qui entravent certaines libertés individuelles   , jusqu’à porter ce que certains sont tentés d’appeler un « racisme respectable »   . Pas étonnant alors d’observer avec quelle facilité l’extrême droite peut manier la notion de laïcité jusqu’à en faire le nom d’un groupement explicitement islamophobe et « patriote »   .

Ces dernières observations nous amènent en revanche, peut-être, et non sans ironie, à constater un vertigineux retournement des positions politiques qui, finalement, en dit long sur le sens profond de la notion de laïcité : ceux qui, dans les mouvances conservatrices ou réactionnaires actuelles, se revendiquent le plus de la laïcité, en vue de maitriser et compartimenter nos sociétés multiculturelles au profit d’une quelque peu mystérieuse « civilisation française »   , ne seraient-ils pas les héritiers intellectuels d’une partie des forces conservatrices et réactionnaires du XIXème et du début du XXème siècles, qui, pareillement, au nom d’une histoire nationale et nationaliste quasi-mythologique, conspuaient la laïcité et ses défenseurs pour leur « immoralité » et leur « athéisme », comme l’illustre abondamment l’ouvrage de Jean-Marie Gillig ?