« Politiques de la pensée » est un cycle de six « rencontres philosophiques » s’échelonnant de janvier à juin 2015, préparées et animées par Raphaël Enthoven (assisté de Julien Tricard) et en présence d’un invité philosophe, dans la grande salle du Théâtre de l’Odéon. La première rencontre, autour du thème « Platon. En haine de la démocratie » a ouvert, samedi 24 janvier, un cycle qui se poursuivra autour de Machiavel, Hannah Arendt, Pascal, Marx et Tocqueville  

La philosophie au théâtre, la philosophie et le théâtre

Le choix du Théâtre de l’Odéon comme lieu de ces « rencontres philosophiques » animées par Raphaël Enthoven mène à une convergence intéressante entre l’univers philosophique et celui de la représentation théâtrale. Si la philosophie se pose habituellement comme observatrice de la société, exerçant un regard critique sur la société, le dispositif scénique de ces « rencontres philosophiques » propose un jeu de regards inversé, où la philosophie s’invite sur scène et devient le centre des regards, ceux d’un large public - amateur de philosophie ou initié -, venu savourer une approche pleine d’actualité. À la confluence entre cours de philosophie et théâtre, le lien entre les deux disciplines se noue au sein d’un dialogue continu qui aspire à divulguer les œuvres philosophiques de façon limpide tout en en restituant la complexité.

L’ensemble est orchestré et animé par Raphaël Enthoven qui instaure, par ce dispositif singulier, une rencontre avec le public : en l’espace d’une heure et demie, une triangulation subtile se crée entre le public, les textes philosophiques et les intervenants sur scène, dont lui-même. L’usage d’un langage commun - n’excluant pas un vocabulaire technique - et d’une argumentation claire, permet de défier la complexité des textes philosophiques et de transmettre des idées en les rendant accessibles aux non-philosophes sans en dénaturer la portée et la valeur. Sur la scène de la grande salle du Théâtre de l’Odéon, la philosophie est l’invitée d’honneur, dans une séance qui vise à créer un moment de partage avec le public.

Quel intérêt de lire Platon pour comprendre le monde d’aujourd’hui ?

Convié à une rencontre philosophique sur « Platon. En haine de la démocratie » pour la séance inaugurale du cycle « politiques de la pensée », le public du Théâtre de l’Odéon suit la réflexion menée par Raphaël Enthoven et son invité Fulcran Teisserenc, dans une immersion sérieuse, ponctuée de temps à autre par quelques (sou)rires discrets. Sur la scène d’un théâtre, devant une agora moderne, le caractère intemporel des grands textes philosophiques devient soudain une évidence. Aussi, l’actualité des textes platoniciens est-elle mise en valeur par plusieurs parallèles, esquissés par Raphaël Enthoven, qui révèlent le caractère diachronique de ces textes en situant la réflexion dans l’horizon des crises contemporaines et des références culturelles et politiques actuelles.

« A priori, politique et philosophie ne sont pas faits pour s’entendre : ce sont de fausses jumelles » : cette phrase d’ouverture prononcée par Raphaël Enthoven annonce le paradoxe de deux disciplines distinctes, dont la jonction est pourtant nécessaire. La question qui se pose est la nécessité de ce lien et, de là, comment envisager le dialogue entre les deux, à travers et à partir de la pensée politique de Platon. Cible de la critique platonicienne, la démocratie de l’Athènes de la fin du Ve siècle avant J.-C. peut être rapprochée - toutes proportions gardées - des problèmes des démocraties contemporaines. Quelle serait une société juste et quel régime politique peut permettre l’avènement d’une cité harmonieuse, pacifiée et juste ? Platon conçoit la démocratie dans un processus de décadence ; le gouvernement du demos, qui fait l’objet de la critique platonicienne, est effectivement envisagé dans une typologie des régimes politiques allant de l’aristocratie à la tyrannie. La cité idéale, quant à elle, institue le règne des philosophes-rois, en tant que conformité à un principe de justice et respect d’une hiérarchie naturelle, sous-tendue par un isomorphisme entre l’individu et la cité. Que faire, en effet, des diverses compétences des citoyens et de la connaissance, inégalement partagée, de l’art politique ? Une société où chacun serait à sa place est-elle envisageable ? Les dérives de la démocratie induisent, par ailleurs une réflexion sur l’éducation qui, au sein d’une cité idéale ferait l’objet d’une régulation : la justice nécessite alors une censure de tout ce qui n’irait pas dans le sens d’une éducation vertueuse. Lire Platon renseigne sur des problèmes communs qui, à travers les âges, se retrouvent dans les crises de nos sociétés contemporaines : la justice, la liberté, la vérité. Face aux tensions et dissensions que les régimes démocratiques contemporains affrontent, une réflexion éloignée de deux millénaires peut trouver un écho singulier.

Enjeux d’un décloisonnement académique de la philosophie

À travers la réflexion philosophique platonicienne, le déclin de la démocratie athénienne nous lègue une vision édifiante des modèles politiques et moraux ainsi qu’un cadre théorique fructueux. Dans cette perspective, les textes platoniciens résonnent alors étrangement pour l’auditoire contemporain : « on est ici au Ve siècle avant J.-C., c’est dire à quel point les problèmes ne sont pas nouveaux », rappelle allégrement Raphaël Enthoven, face à la similitude établie pour certains enjeux philosophiques, moraux et même économiques, entre la démocratie athénienne antique et la nôtre. L’actualité de la pensée de Platon devient une évidence, tout comme l’intérêt de réfléchir sur les problèmes contemporains à partir de ce socle de réflexions éthiques et politiques - dont la pertinence et l’acuité se révèlent à travers la multitude de rapprochements possibles. À l’appui de ces pérégrinations philosophiques intervient la lecture d’extraits du Protagoras, des Lois, du Gorgias, et de la République qui ponctue une réflexion argumentée sur les thèses platoniciennes et au-delà. Face à Platon, les références se font, en effet, nombreuses : de Beaumarchais à Divergente, film de Neil Burger (2014), en passant par la Fiac, pour ne citer que quelques-unes.

Défiant les ancrages disciplinaires, tout comme l’ancrage académique, cette « rencontre philosophique » rappelle pour le public philosophe la nécessité de partager la philosophie au-delà de ses cénacles habituels. Pour ce faire, les talents de pédagogue de Raphaël Enthoven sont mis à l’épreuve :  à cet égard, ces « rencontres » peuvent aussi être appréciées par un public initié comme un moment de pédagogie vivante. Le public philosophe peut effectivement apprécier un décloisonnement académique de la philosophie : le succès du pari de conférer aux textes philosophiques une résonance contemporaine et de les rendre accessibles par des croisements de références subtilement maniées. C’est aussi la possibilité d’outrepasser les catégories instituées et de déployer librement le champ des rapprochements possibles, sondant les ressorts de la contemporanéité des textes philosophiques. Les nombreux parallèles tissés entre les textes philosophiques, des références extra-philosophiques ou l’actualité du monde contemporain, font l’objet de rapprochements argumentés qui permettent à la fois d’éclairer les textes philosophiques et aussi de les extraire de leur imposante notoriété académique. La proximité avec la philosophie résultant de ces rapprochements, crée un auditoire attentif et captivé, entraîné dans ce partage philosophique par l’éloquence des philosophes et la déclamation des textes - par les comédiens-acteurs Georges Claisse et Marianne Basler.

En bref, un moment de divertissement, de réflexion philosophique décloisonnée, et aussi une leçon de pédagogie, sans doute. Créer des liens, des passerelles, c’est la pierre de touche d’une transmission réussie ; d’ailleurs, plus qu’une transmission d’un savoir, c’est vraisemblablement celle d’un désir de philosopher qui prévaut. Y a-t-il meilleure réponse que la philosophie, au fond, dans un monde en crise ? Philosophons !