En 1511, les habitants de Murano chassent leur podestat à coups de boules de neige.

En 1511, lors de la passation de pouvoir du représentant du pouvoir vénitien sur l'île de Murano, une bataille de boules de neige éclate. Les habitants visent l'ancien podestat, l'insultent ; les enfants chantent en direction de son successeur : « Surian, Surian, chasse ce chien qui a ruiné Murano ». Les deux podestats, l'entrant et le sortant, partent de l'île dans le tumulte. Bien sûr, l'affaire n'en restera pas là : Venise ne peut laisser chahuter son représentant impunément. Un procès aura lieu et des habitants de l'île seront condamnés.
C'est cet épisode surprenant, et peu commenté jusqu'alors, que Claire Judde de Larivière déterre des archives vénitiennes. Au-delà des seuls actes du procès, elle mène une investigation approfondie dans les archives de Murano sur une longue période, afin de comprendre le contexte dans lequel prend place cette « révolte » qui n'en est pas vraiment une. Grâce à une étude fine et à une présentation extrêmement pédagogique, l'auteure démêle un à un les fils du contexte, des enjeux et des intentions. Pour cela, elle a choisi une optique de micro-histoire, centrée sur l'événement donc, mais en faisant varier les échelles et la focale pour mieux révéler ce qu'il nous apprend des mécanismes politiques de la société vénitienne et muranaise du début du XVIe siècle.

Murano n'est pas une inconnue dans l'historiographie de l'Italie à la fin du Moyen Âge et au début de l'époque moderne. Même si elle a longtemps été étudiée uniquement sous l'angle de l'industrie du verre, Élisabeth Crouzet-Pavan notamment a proposé des réflexions d'histoire sociale et politique sur la société de l'île   .
Cet ouvrage s'inscrit surtout dans une historiographie en plein renouvellement concernant le peuple des temps médiévaux. Ses branches les plus récentes sont bien mises en perspective dans la bibliographie commentée par chapitre à la fin de l'ouvrage. En particulier, les travaux récents sur la politisation du peuple sont à noter, en France comme en Italie   . L'ouvrage marquant L'Espace public au Moyen Âge, dirigé par Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt, nourrit également ces réflexions autour de la participation des membres du peuple au débat politique   .
Claire Judde avait déjà livré une réflexion sur la conception du peuple (popolo) dans la Venise des XVe et XVIe siècle   . Plus largement donc, des recherches sont en cours sur ces invisibles de l'histoire, dont les traces ne nous sont accessibles que médiatisées par les écrits des dominants. C'est d'ailleurs le principal problème auquel se heurte le chercheur, et ici l'auteure. Toutes les sources concernant l'événement sont des retranscriptions de témoignages, dans lesquelles la parole du témoin est donc l'objet d'une réécriture de la part des institutions. Tout en ayant conscience de ce problème, les chercheurs essaient à présent à trouver dans ces sources une trace de la conscience politique et de l'agency des membres du popolo, qui a souvent été minimisée dans l'historiographie. Dans le cas de la révolte des boules de neige, il s'agit de se demander comment cet événement, réécrit par les institutions vénitiennes, permet de lire en creux les aspirations, les intentions, la capacité d'action et de réflexion politique des acteurs.

Il faut repartir du commencement. Après avoir exposé une version de l'histoire, il faut essayer de comprendre le contexte politique et social qui a permis l'émergence de cette bataille de boules de neige. L'auteure nous redonne les clefs progressivement, sans prendre pour acquis une quelconque connaissance des sociétés médiévales ou de la société vénitienne du début du XVIe siècle. Dans cette collection d'histoire tournée vers le grand public, elle parvient à trouver au fil du texte un équilibre entre rigueur scientifique, appuyée sur les archives et les raisonnements historiques, et explication pour les néophytes des mécanismes de la politique, de la justice et de la société vénitienne, le tout dans une expression claire et agréable.
Il s'agit en fait d'un dévoilement. Pourquoi cette affaire a-t-elle pu éclater ? Pourquoi a-t-elle fait aussi peu de bruit ? Quel rôle ont joué les habitants et les autorités vénitiennes dans la construction d'une version officielle de cette bataille de boules de neige ?

Murano est une île toute proche de Venise, d'une importance centrale pour son prestige et son économie, puisque c'est là que sont concentrés les verriers de la lagune. Aujourd'hui encore, les verriers attirent les touristes sur l'île. Mais malgré sa proximité, Murano n'est pas Venise ; c'est un territoire sous sa domination ; le podestat est le représentant des institutions vénitiennes sur l'île. Il est en rapport permanent avec une communauté où tout le monde se connaît et où l'environnement revêt une importance particulière : c'est un espace commun fragile, où les activités des uns et des autres doivent être négociées.

De plus, le contexte n'est pas favorable. Nous sommes au milieu des guerres d'Italie, qui touchent Venise dans ses possessions de terre ferme. Les jeunes patriciens sont envoyés pour commander les troupes ou gérer les territoires vénitiens. Les contributions financières demandées à la population sont également élevées : la guerre coûte cher, en argent et en hommes. Cette situation explique le climat de tension à Murano, ainsi que l'envoi d'un podestat déjà âgé dans l'île, à un moment où les jeunes recrues sont occupées ailleurs. Le podestat semble également, selon certaines sources, avoir hérité de tensions internes à Murano et en avoir accentué d'autres, dans une communauté réputée pour son caractère bagarreur.

Vient ensuite la place de l'événement à proprement parler : le rituel de la passation de pouvoir. L'auteure le replace dans le cadre des rituels urbains, bien étudié par toute une historiographie italienne et française médiévale et moderne. Ces fêtes sont généralement le moment de célébration de la communauté politique et civique, le « théâtre de la société » pour reprendre un titre de paragraphe de l'ouvrage. Mais de ce fait, ce rituel peut aussi être subverti et utilisé pour une contestation du pouvoir en place, comme cela a été le cas en 1511. Sans compter les tensions que nous avons rapidement évoquées plus haut, la passation se déroulait également au milieu du carnaval, moment de chahut et de subversion généralement accepté par les autorités. Ainsi, « la protestation muranaise relève d'une alchimie complexe entre les hasards de la situation, les chahuts du carnaval, le contexte politique international et les aléas du climat, auxquels s'ajoute enfin la personnalité même du podestat sortant »   .

Savoir précisément ce qui s'est passé, retrouver une prétendue « vérité des faits » ne sert à rien dans le cadre d'une enquête historique. Claire Judde de Larivière l'a bien compris ici, puisque les trois derniers chapitres s'attachent à inscrire les témoignages dans le cadre de la justice vénitienne et de la réécriture qu'elle opère. Celle-ci était omniprésente dans la vie des Muranais ; ils y avaient fréquemment recours pour régler des litiges entre eux, ou entre eux et les pouvoirs publics. Il y avait de toute évidence une connaissance des mécanismes de leur part, même si la justice vénitienne telle qu'elle s'exerce au moment du procès contre la révolte de 1511 a de quoi impressionner les simples popolani.

La connaissance des mécanismes de la justice va de pair avec la connaissance des Muranais des significations politiques. La réappropriation du rituel et de l'espace public de la place centrale dans le cas de cette révolte des boules de neige a un sens qui était clairement perçu par les acteurs mêmes de la révolte. Le décalage entre la supposée solennité du rituel et la trivialité des boules de neige était également comprise comme telle. Cette révolte se fonde sur une évaluation clairement politique des actions du podestat, une capacité que les Muranais exercent dans leur quotidien, à travers leurs interactions avec les autorités, la justice, ou dans le cadre d'institutions telles que les confréries ou les corporations.

La conscience même du caractère subversif de la révolte se traduit dans les témoignages à décharge durant le procès. Celui-ci va servir à figer l'interprétation de l'événement. Beaucoup de témoins cherchent à minimiser le caractère politique, offrant ainsi aux autorités vénitiennes une porte de sortie de crise. Il ne s'agissait pas d'une révolte, car les acteurs n'avaient pas de revendications politiques. Les accusés cherchent à banaliser leurs actes, à les replacer dans un contexte festif et particulier. Cette justification semble finalement acceptée par les juges qui ne condamnent que quelques individus à des peines légères : « la singularisation du geste permet d'éviter que la critique ne monte en généralité, que la protestation contre le podestat ne devienne une protestation contre la domination de Venise. Le travail de la justice consiste à vider l'événement de son sens, en l'interprétant comme un moment d'emballement lié à l'excitation de la cérémonie et à la neige. Le procès participe du retour à l'ordre »   .

L'auteure commence sa conclusion par un pied-de-nez à son propre titre : « la révolte des boules de neige a-t-elle vraiment été une révolte ? ». La réponse est plus intéressante qu'un simple oui ou non : « c'est parce qu'il n'y a pas de discours sur la révolte qu'il n'y a pas de révolte à Venise »   . Cela ne signifie pas que les acteurs soient privés de conscience politique, bien au contraire. Ils peuvent faire entendre leur voix à travers divers mécanismes et protestations collectives. Mais quand la violence devient inacceptable pour la République, ils sont également prompts à désamorcer toute assimilation à une révolte politique, ce qui témoigne d'une grande compréhension du système politique vénitien. Ces discours de justification, entendus par les juges vénitiens, permettent de reconstituer l'horizon social et politique de Venise et Murano, et c'est ce que l'auteure a clairement et distinctement réussi à faire dans cet ouvrage.

Tout en se pliant aux contraintes du genre, Claire Judde de Larivière a réussi à dresser un portrait subtil et clair de la société politique en ce début de XVIe siècle entre Murano et Venise. Si les spécialistes de Venise pourront trouver certains passages un peu poussifs ou simplistes, le tableau d'ensemble résiste cependant à la critique. En particulier, les derniers chapitres s'appuyant sur le procès sont extrêmement stimulants. Historien ou non, on y trouvera une réflexion intéressante et originale sur les modalités d'action et la compréhension politique du peuple médiéval, qu’on a encore, en dehors des cercles médiévistes, trop souvent tendance à décrire comme passif et soumis