A ceux qui croyaient connaître l’essentiel du Proche-Orient, des relations franco-britanniques et de la colonisation française au XXe siècle.

On attend toujours la traduction en français du livre de James Barr A Line in the Sand. Britain, France and the Struggle for the Mastery of the Middle East, paru en 2011 au Royaume-Uni   . Cette enquête historique reste obstinément sur les têtes de gondole des librairies de Londres. Le succès doit bien sûr beaucoup à l’actualité de la crise syro-irakienne, mais James Barr a su transformer un minutieux travail d’archive en un récit haletant tout à fait à la portée des non-initiés. L’auteur, qui évolue davantage dans les milieux politiques et diplomatiques que dans la recherche, n’en est pas à son coup d’essai : en 2006, il avait publié Setting the Desert on Fire : T.E. Lawrence and Britain's Secret War in Arabia, 1916-18, dont plusieurs chapitres de A Line in the Sand se font l’écho.

A Line in the Sand raconte la guerre larvée que se sont livrées France et Grande-Bretagne au Proche-Orient de 1914, veille du démantèlement de l’Empire Ottoman, à 1948, qui correspond à la naissance de l’Etat d’Israël. En réalité, elle remonte à la crise de Fachoda en 1898, qui voit les velléités conquérantes de la France en Egypte et au Soudan stoppées par un ultimatum britannique. Il en naîtra, à Paris, une profonde rancœur contre la « perfide Albion », que l’Entente cordiale de 1904 et l’opposition commune à l’Allemagne ne parviendront pas à dissiper. Le Proche-Orient (d’Israël à l’Irak en passant par la Jordanie, le Liban, la Syrie) sera le théâtre de cette rivalité et de cette méfiance pendant trois décennies.

Le grand intérêt de A Line in the Sand est de retracer le cheminement qui a conduit aux (très artificielles) frontières actuelles du Proche-Orient. Les accords Sykes-Picot de 1916 en marquent le point de départ puisqu’ils formalisent la frontière d’influence entre le Royaume-Uni et la France. Barr montre que ces accords marquent la tentative maladroite, pour les Britanniques, de réconcilier trois objectifs : la promesse faite aux nationalistes arabes d’un vaste territoire après le retrait des Ottomans ; la volonté d’y conserver une forte influence, notamment en raison de ses ressources pétrolières ; et la nécessité de ménager les susceptibilités d’une France en première ligne face à l’Allemagne.

Le résultat de ce partage est entériné par les accords de San Remo en 1920 avec l’officialisation du mandat français en Syrie et au Liban, et des mandats britanniques de Mésopotamie (territoire comprenant l’Irak et la Jordanie d’aujourd’hui) et de Palestine. Les Arabes, pourtant emmenés par le Britannique T.E. Lawrence dans leur révolte contre les Ottomans, sont forcés de se retirer de Damas et de Syrie, et ont le sentiment d’être trahis.


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Partage dessiné par les accords Sykes-Picot en 1916

Ce sentiment est aggravé par la Déclaration Balfour de 1917, deuxième épisode dont les répercussions sont évidentes aujourd’hui. La décision britannique de soutenir officiellement le sionisme vise à contenir l’influence française en Palestine, que les accords Sykes-Picot réservent à une administration internationale. Elle est plébiscitée par la communauté juive britannique, mais également aux Etats-Unis, dont l’entrée en guerre est attendue. Contrôler la Palestine est aussi un moyen pour le Royaume-Uni de garder la maîtrise des ports d’Haïfa et de Jaffa, ainsi que du Canal de Suez. Décision opportuniste, donc, que les Britanniques regretteront très vite étant donnée la détermination des Juifs à faire de la Palestine leur foyer national.

Barr évoque en détails le rôle que jouent la Grande-Bretagne et la France dans les épisodes qui conduisent progressivement à la création de deux Etats en 1948 et aux guerres israélo-arabes. En 1920, les Britanniques soupçonnent les Français de soutenir les manifestations arabes à Jérusalem contre le sionisme et pour l’unification de la Syrie et de la Palestine. Cependant, l’histoire se retourne bientôt. Quand les Juifs décident de prendre activement les armes contre les Arabes, puis contre la présence britannique, c’est à Paris qu’ils vont chercher du soutien. Lors de la Révolte arabe de 1936-1939, la perspective d’un embrasement qui déborderait la Palestine et toucherait la Syrie alarme les Français.

On saura donc gré à James Barr de projeter une lumière particulièrement crue sur une histoire peu connue, celle de la rivalité, voire du harcèlement réciproque et incessant que se livrent pendant trois décennies les deux puissances alliées au Proche-Orient. Les négociations du Traité de Versailles achoppent sur la question syrienne et sont marquées par des échanges extrêmement durs entre Clémenceau et Lloyd George, le Président du Conseil français allant jusqu’à déclarer : « Dès le lendemain de l’armistice, j’ai trouvé en vous un ennemi de la France »   . Vingt ans plus tard, l’attitude de de Gaulle est marquée par la même ingratitude, les mêmes accusations envers un allié qui a pourtant organisé son évacuation vers Londres et assis sa légitimité. Barr rappelle à quel point de Gaulle a été éduqué dans la haine de l’Angleterre et le souvenir de Fachoda.

Lors de la libération du Levant par l’armée britannique et les Forces Françaises Libres à l’été 1941, de Gaulle fait tout pour garder le contrôle de la Syrie et du Liban et éviter une transition trop rapide vers l’indépendance. Les officiers représentant Vichy sont confirmés dans les postes qu’ils occupent au sein de l’administration coloniale, arrachant ce commentaire affligé à un officier britannique : « Nous avons pressé les Arabes de nous aider contre les vichystes ; et maintenant, nous confirmons les vichystes à leurs postes et nous plaçons dans leurs mains l’avenir des Arabes qui viennent à peine de leur tirer dessus à notre propre demande. C’est un cauchemar!  »  

La rivalité se mêle bien-sûr à une forme de respect et s’arrête là où commencent les intérêts supérieurs. Lawrence d’Arabie tente de mettre la France devant le fait accompli des avancées arabes, mais se voit mis au pas par son propre gouvernement. Londres utilise subtilement la présence française en Syrie comme repoussoir afin de conserver un poids déterminant en Iraq et en Palestine. Les responsables britanniques se gardent de critiquer et de provoquer leurs homologues français et acceptent par exemple de leur réserver une place de choix dans le consortium international qui construit l’oléoduc de Mossoul à Haïfa (entrant en vigueur en 1934). Barr met parfaitement en lumière ces « petits arrangements entre amis » dont les populations locales sont souvent les premières victimes.

A Line in the Sand est peut-être le plus troublant dans ce qu’il révèle de la violence des méthodes coloniales françaises, et du rôle actif de Paris dans la montée en puissance de l’Irgoun, l’organisation terroriste juive. Ces épisodes sont peu connus des Français, sans doute parce qu’ils ont reçu moins d’attention que la colonisation en Afrique de l’Ouest et que la Guerre d’Algérie.

La différence avec les méthodes britanniques de persuasion est flagrante dès l’arrivée en Syrie. Comme le remarque un officier britannique : «  Ils [les Français] semblent toujours avoir un rapport complètement 18e ou 19e siècle aux ‘indigènes’ »   . Le système judiciaire colonial ne laisse aucune place à la parole arabe. Henri Gouraud, haut-commissaire envoyé par Clémenceau établir la présence française en Syrie, tire son inspiration des moines soldats ayant répondu à l’appel des croisades au Moyen Âge. En 1925, la révolte syrienne, emmenée par le chef druze Sultan al-Atrach, est réprimée dans le sang et les bombes. Le centre historique de Damas est détruit, et une ceinture périphérique de 12 kilomètres est construite pour repousser la guérilla hors des murs de la ville. Cette-ci ne s’essoufflera que par le fait de divisions internes.

Plus fascinante encore est la portée du soutien français au terrorisme juif. A la fin des années 1930, les Britanniques décident de limiter l’immigration juive en Palestine pour calmer la colère arabe. L’Irgoun et le Stern Gang, deux organisations clandestines, engagent une lutte systématique contre la présence britannique et reçoivent des armes du régime de Vichy. Ils entrent ensuite en liaison avec la France libre, flattant les efforts français contre la transition imposée par les Britanniques au Liban et en Syrie. Barr raconte que le Stern Gang publie Front de Combat Hébreu en français pour souligner les parallèles avec la Résistance et désigner du doigt l’ennemi commun britannique. Sans sympathie particulière pour les juifs, de Gaulle y voit une nouvelle opportunité de régler ses comptes avec Londres, mais aussi de contenir le nationalisme arabe. A la fin de la guerre, la France encourage l’émigration des juifs en Palestine en laissant partir de nombreux navires (notamment l’Exodus) malgré l’interdiction britannique. Des contrats de vente d’armes sont signés en 1948 avec l’Haganah et l’Irgoun, et la France restera le premier fournisseur d’armes d’Israël jusqu’en 1956.

Barr dévoile ainsi la mécanique absurde des rivalités historiques et stratégiques entre deux pays pourtant voisins et riches de 1000 ans d’histoire commune. L’accumulation des preuves est accablante, et on peut saluer le sens de la retenue et de l’équilibre de Barr. Le récit est incontestablement sympathique vis-à-vis des hauteurs de vue et du tact britanniques de l’époque, mais l’auteur montre bien qu’en voulant plaire à tout le monde, Londres a ouvert une boîte de Pandore. L’orgueil français s’est engouffré.

On peut regretter que le récit de Barr, tout en se révélant extrêmement riche, ne parvienne pas à mettre cette courte histoire (30 ans) dans la longue perspective des relations franco-britanniques. Tout au plus l’auteur suggère-t-il en fin d’ouvrage que le souvenir des tensions d’entre-deux-guerres a joué un rôle dans le non de de Gaulle à Macmillan en 1963 quand ce dernier demandait l’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne. Or d’autres travaux, notamment ceux d’Andrew Moravcsik, ont avancé des explications économiques qui ont sans doute joué un rôle tout aussi sinon plus significatif. A l’inverse, on aimerait pouvoir remonter en amont de Fachoda et en lire davantage sur le passé guerrier et les préjugés qui ont marqué les relations entre les deux pays depuis le Moyen Âge. Mais cette mise en perspective ferait le sujet d’un livre à part entière.

Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de penser, en refermant A Line in the Sand, que la relation franco-britannique reste aujourd’hui marquée par une certaine méfiance. Certes les désaccords et tensions présentes n’ont rien de commun avec les épisodes rapportés par James Barr. Il est toutefois aisé d’observer que, malgré des intérêts convergents dans un monde qui ne leur appartient plus, les identités, les cultures économiques et les rapports au monde des deux pays restent clairement différents. L’œuvre de James Barr nous invite en quelque sorte à prendre conscience de cette distance, des dégâts qu’elle a pu engendrer et du travail de connaissance mutuelle qui reste à accomplir