La publication des communications d’un débat conçu par la Villa Gillet (Lyon, 2012) autour de la critique sociale.

Comme pour la discussion entre Philippe Descola et Tim Ingold   , la publication du débat entre Luc Boltanski et Nancy Fraser, qui s’est déroulé à la MC2 de Grenoble le 27 novembre 2012   s’organise en trois moments : une introduction conséquente du sujet, ici proposée par Philippe Corcuff ; le débat en question, retranscrit et réagencé autour de quatre questions ; un post-scriptum portant sur la place de la critique aujourd’hui.

Philippe Corcuff n’a pas tort de commencer sa présentation par un état des lieux de la critique sociale. L’émancipation est au programme de notre histoire depuis deux siècles et le grand soir n’est toujours pas venu. Une triple question se pose : nous sommes-nous trompés sur les exigences à avoir ? Sommes-nous incapables de voir que quelque chose a tout de même changé, même sans grand soir ? L’histoire est-elle seulement destinée à se répéter ? Pourtant, on ne peut nier l’existence des révolutions arabes, du mouvement Occupy Wall Street, des Indignados, etc. Alors, ne serait-il pas opportun de mieux localiser les ressources critiques disponibles, tout en entendant par-là les moyens de décrypter le monde et ceux de le transformer ? L’auteur insiste : il convient d’articuler une critique de la domination et une perspective d’émancipation.

Néanmoins, la tâche ne va sans doute pas de soi, si l’on se réfère au conflit qui oppose la sociologie critique de la domination de Pierre Bourdieu et la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière. Selon Philippe Corcuff, le premier tomberait sous la tentation scientiste de rabattre le plan émancipateur sur le plan scientifique. Le second se méfierait de la théorie critique, parce qu’elle risque de repousser indéfiniment la perspective d’émancipation. Philippe Corcuff espère pouvoir tirer du débat une nouvelle association de la critique et de l’émancipation. Au terme de son introduction, il présente les protagonistes du débat et en précise encore le contexte : la crise du capitalisme, les possibilités d’émancipation et les menaces néoconservatrices.

Reprenons ici l’essentiel du cheminement proposé. Le débat commence sur une question essentielle : la critique actuelle des dégâts sociaux ne s’appuie-t-elle pas sur une certaine nostalgie de l’Etat-providence ? C’est Nancy Fraser qui ouvre le champ des réponses, en affirmant d’emblée que nous devons cesser d’opposer de manière simpliste une bonne démocratie et un mauvais néolibéralisme, de bonnes institutions publiques et de mauvaises institutions privées. De toute manière, précise-t-elle, « on ne peut pas revenir en arrière.... Il faut penser différemment aujourd’hui », d’autant, ajoute-t-elle, qu’il n’est pas bon de rester aveugle concernant les institutions publiques : elles comportent elles aussi des formes de domination (hétérosexisme, uniformité, bureaucratie). Elle rappelle alors la critique des institutions des années 1970, autour de la nouvelle gauche, portant sur la mutation des citoyens en usagers passifs. Or, « ce n’est pas à cela que l’on veut revenir dans une perspective émancipatrice » et ce d’autant moins que les formes de la protection sociale ont surtout été financées sur le dos des peuples postcoloniaux. Evidemment, il n’est pas question de prôner la suppression de la protection sociale pour autant. Mais il est certain que nous n’avons pas à valoriser pour autant ledit Etat.

Luc Boltanski reprend le problème, redéploie l’histoire du projet étatiste et approfondit les remarques précédentes en soulignant aussi la xénophobie des Etats en question. Le compromis entre le capitalisme et l’Etat prend après la Seconde Guerre mondiale un autre tour : à l’Etat revient la tâche de reproduire la force de travail, de l’éduquer et la soigner, tandis que les entreprises payent l’impôt et reconnaissent un certain nombre d’instruments de la gestion sociale. Ce compromis n’est pas entré en crise d’un seul coup. L’auteur en rappelle les étapes. Le nouvel esprit du capitalisme a déjà tenté de se défaire de la contrainte ouvrière et de la contrainte fiscale, ce qui a eu pour effet de tarir les ressources des Etats. Bref, il conclut que « l’étatisme, dans le contexte du capitalisme actuel, n’apparaît pas comme la meilleure voie pour ne serait-ce que freiner les reculs de la sécurité sociale ».

Le deuxième point ouvre un nouveau champ de réponses. En voici la question : comment élaborer une protection qui ne serait pas nécessairement étatique et nationale ? Faut-il dans ce dessein absorber une part libérale dans l’émancipation ? Nancy Fraser répond de façon un peu contournée, expliquant qu’il n’y a pas de protection sociale sans émancipation. Par ailleurs, dit-elle, le cadre de l’Etat-nation n’est pas nécessairement le cadre dans lequel la sécurité doit être pensée. Luc Boltanski accentue plutôt la réponse en direction d’un panorama des forces en présence sur le terrain politique. L’anticapitalisme ne suffisant pas à caractériser la gauche, il montre que la politique est d’abord le fruit d’alliances historiques.

Les deux intervenants se demandent ensuite s’il existe une alternative. Nancy Fraser souligne que la démocratie est démoralisée, incapable de proposer très clairement une solution. Elle précise sur quoi repose la dette des Etats et redéfinit l’accumulation du capital (non à partir de l’exploitation, mais à partir de la spéculation sur la dette des Etats). La crise financière étant désormais transférée aux Etats, le monde n’est plus tout à fait le même que celui de l’époque où les forces de gauche avaient encore une sorte de confiance en elles-mêmes, étant largement convaincues qu’une autre voie existait. Tout nouveau projet social est-il pour autant dissous ? Nous sommes désormais en proie à un manque de confiance évident. Et Boltanski d’insister lui aussi sur le fait que la question principale est celle du peu d’effets de la critique dans la situation historique qui est actuellement la nôtre. Cette critique sociale, qui a d’ailleurs subi des hauts et des bas, n’a pas réellement trouvé d’écho dans les mouvements sociaux qui n’arrivent pas à s’universaliser. Il cite en particulier, sur ce point, le mouvement des intermittents du spectacle. Cependant, il conclut judicieusement qu’ « il ne peut y avoir de véritable relance de la critique si les raisons de son inefficacité actuelle ne sont pas analysées ». Il en commence l’analyse en référant à la coupure entre les penseurs critiques et les mouvements sociaux, et au mode de domination gestionnaire de la société. On se demandera bien sûr, si ces éléments sont suffisants et s’ils ne perpétuent pas, justement, les conditions antérieures et les formes datées des partis politiques.

Le débat se recadre enfin sur la notion d’émancipation. Luc Boltanski insiste d’emblée sur le fait qu’une politique d’émancipation n’est pas une politique qui peut venir d’en haut. Une politique d’émancipation ne peut provenir que des acteurs. L’émancipation, insiste-t-il, suppose une auto-émancipation. Et il termine sur un propos concernant les institutions qui devraient être réévaluées dans une perspective émancipatrice. Nancy Fraser s’accorde avec lui sur ce plan, ce que ne manque pas de relever Philippe Corcuff en conclusion de ce débat.

Le volume nous laisse devant une série de questions, portant notamment sur le renouveau de la critique sociale. D’une certaine manière, c’est le sort des débats bien conduits de laisser aussi le champ de la réflexion ouvert. Ce qui est certain toutefois, c’est que ce débat a eu pour axe l’idée que nous ne devrions plus être nécessairement étatistes et cocardiers