Quelle que soit la manière dont on s’inquiète du sentiment de l’infini et de la construction de cette notion religieuse et philosophique, puis de ce concept scientifique, l’ouvrage de Trinh Xuan Thuan (Désir d’infini, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2014) constitue un recours essentiel, tant il est pertinent et subtil dans l’enchâssement qu’il réalise entre les conceptions du monde, le concept scientifique, les arts et les religions, autour de l’infini. Un enchâssement qui a pu conduire dans l’histoire de la pensée à des découvertes et à des impasses, à des obstacles parfois aussi imposés à la recherche scientifique. Néanmoins aussi un enchâssement entre arts et sciences qui a pu et peut encore confiner, dans de nombreux cas, à des échanges, des oppositions, des déplacements ou à des contributions à la vivacité de la flamme de l’esprit scientifique, par métaphore ou analogie.

S’agissant donc de l’infini, l’auteur rend compte d’abord des présupposés qui guettent la notion : présupposé de l’immense, du plus grand, de l’inconcevable, de la profondeur... Et ceci, avant de rappeler deux choses presque banales mais qui méritent d’être remises au jour : que le signe de l’infini vient de deux « C » de la représentation romaine du nombre 1000 placés en inversion ; que Google, le nom de l’entreprise, vient de « googol », prononcé de manière déformée, un mot d’enfant chargé d’évoquer la quantité quasi infinie d’informations qui se trouvent sur la Toile.

Au-delà des diverses considérations mathématiques et physiques déployées dans l’ouvrage – et il est à noter qu’elles sont aussi bien explicitées que dans les ouvrages plus anciens des Alexandre Koyré et autres historiens des concepts, notamment à destination de tous les néophytes dont l’intérêt à l’égard des sciences demeure ouvert –, l’auteur ne cesse de faire jouer l’agencement des arts et des sciences autour de cette question de l’infini. Pour attirer l’attention de son lecteur, l’auteur ouvre d’ailleurs sa réflexion sur le cinéma d’Orson Welles, et plus particulièrement sur La Dame de Shanghai (1947). Chacun se souvient de l’épisode de clôture disposé dans un labyrinthe de miroirs à l’intérieur d’un palais de mirages cauchemardesques. Il s’agit bien de la question de l’infini, placé sur un plan strictement humain.

Plus précisément, sachant que l’infini n’est pas la chasse gardée des mathématiciens ou des cosmologues, l’auteur en vient à réfléchir non pas uniquement à l’usage de l’infini dans les arts, en parallèle des sciences, mais à l’agencement des arts et des sciences autour de l’infini. Ce n’est pas seulement l’art islamique qui tente d’exprimer le sentiment d’infini dans la répétition de motifs identiques dans l’espace, alors que toute représentation des créatures est interdite. Ce n’est pas seulement non plus de l’art de José Luis Borgès qu’il est question, exprimant la relation quasi obsessionnelle de l’homme avec l’infini (Le livre de sable). C’est davantage encore.

C’est d’abord Pythagore pensant que tout peut être exprimé en termes de rapports de nombres entiers, et qui codifie par-là la musique et les mathématiques, certes en prétendant masquer quelques secrets découverts (la sécabilité du 1). Car ce n’est pas sans poser alors le problème des fractions. Où musique et mathématiques ne se contentent pas de répéter le geste de l’autre, mais sont engagés dans un mouvement de recherche qui se dote d’un double corps.

C’est évidemment aussi l’architecture qui fait jouer au nombre d’or un rôle important dans la construction du Parthénon. Bien sûr, diront certains, il n’y a là rien de nouveau. Ce n’est pas la prétention de l’ouvrage, et il propose des nouveautés dans tout un autre pan de sa réflexion (les pages réservées à Cantor et à la mathématique du XXe siècle). En revanche, il explique avec beaucoup de précisions la solution des questions ici soulevées. Et donc, revenons-y, celle de l’infini articulée à celle des nombres « irrationnels » (si cette dénomination peut être maintenue, puisqu’elle n’implique aucunement l’absence de raison ou une connotation mystique).

Vient ensuite la question de la perspective. Alors que l’angoisse de l’infini envahit encore certains (Blaise Pascal), mais que l’idée d’un infini positif en réjouit d’autres (Giordano Bruno), une nouvelle question taraude des architectes (Brunelleschi), des peintres (Alberti et la réduction de l’homme à l’œil, et de l’œil à un seul point de vue), des mathématiciens (de René Descartes à Isaac Newton : la différence entre l’infini et l’indéfini, ou entre la notion d’infini et le concept d’infini) : celle de l’univers héliocentrique. C’est en inventant la perspective linéaire que la question prend toute son ampleur. Elle est une conséquence des progrès accomplis dans l’exploration des lois optiques régissant le comportement de la lumière, et d’une vision qui attribue à l’homme la place centrale dans l’univers.

L’auteur fait encore une large place à Maurits Escher, le dessinateur hollandais, ce qui lui permet de larges incursions dans le XXe siècle et les approches de l’infini dans la mathématique de Cantor.

L’intérêt de la démarche de l’auteur, du point de vue des surfaces d’échange entre Arts et Sciences, est qu’elle n’isole pas l’un de l’autre, mais qu’elle ne cherche pas non plus à faire résoudre les problèmes de l’un par l’autre. Autrement dit, la fécondité que l’auteur accorde aux arts et aux sciences est ici celle d’une conjonction permanente par laquelle des questions de l’un (arts ou sciences) alimentent la réflexion de l’autre (sciences ou arts), sans tenter de se placer en miroir de l’autre