Indéniablement, ce sont les mots qui changent le monde.

Il est certain que les actes permettent bien des changements. Mais les mots en sont le marchepied. Le plus souvent on commence par écrire « non », par écrire son désaccord, par le faire savoir, par le redire. Alors on devient un « rebelle », un homme ou une femme un peu à la marge. On entre dans la classification si particulière du rebelle, celui que l’on rejette, qu’on ne peut pas dompter, ou qui s’exclut lui-même. Il est celui qui, dans tous les cas, n’est pas d’accord avec ce qui s’impose à lui. La littérature regorge de rebelles qui n’ont pas seulement marqué l’histoire. Beaucoup ont fait l’histoire.

Pourquoi dire « non » ? Pourquoi ne pas céder à la facilité d’un « oui », à l’accord plutôt qu’au désaccord ? Et contre quoi le « non » devient-il si indispensable, si nécessaire mais aussi si risqué ? Pour Jean-Noël Jeanneney et Grégoire Kauffmann, l’ordre et le pouvoir immuable sont le berceau de la rébellion parce que, par nature, ils ne sont pas des fatalités mais des figures imposées. En publiant une anthologie des rebelles   , ils offrent à chacun de lire ou relire les termes de la rébellion contre l’ordre établi. Ecrire « non », c’est dire son refus, ou parfois juste ses craintes et ses doutes, contre une parole auréolée de tous les sacrements divins ou populaires. La littérature est le creuset de cette rébellion qui a marqué les siècles. Et les mots sont ses armes. En secouant les convictions de l’inéluctable et en restituant sa pleine intensité à la liberté, les « non » se sont dressés contre les conservatismes et les oppressions qui semblaient ou voulaient naître de la providence.

Les grands et petits « non »

Des portraits et des écrits choisis de plusieurs générations de rebelles se savourent avec plaisir mais aussi avec une envie mélangée à l’amertume de l’actualité. Bien sûr, on retrouve les grands « non » : ceux de Victor Hugo, de Jean-Paul Sartre, du général de Gaulle, de Victor Schœlcher, de Karl Marx, du Marquis de Sade, de Léon Blum, de George Sand, de Jean Moulin, de Voltaire et d’autres qui décorent les colonnes du Panthéon. Il existe d’autres « non », des petits « non », des « non » moins connus, qui décorent et parfois salissent l’histoire de la civilisation. Dans tous les cas, il s’agit de porter l’attaque contre l’ordre et les certitudes. Cet ordre n’a pas toujours été le même. Chaque cycle engendre les refus. Les jansénistes n’ont-ils pas œuvré contre la toute-puissance de l’Eglise catholique ? Madame de Sévigné n’a-t-elle pas touché aux codes bien établis de la société du XVIIe siècle ? Les jansénistes n’ont-ils pas encore reçu, sous la plume de Languet de Gercy, l’attaque de leur propre contradiction ? Nicolas Legros, catholique engagé, ne défend-il pas la liberté d’expression contre les carcans interprétatifs de Rome ? La littérature est leur engagement et une occasion d’affirmer un refus et de prôner, parfois, la désobéissance. Où s’arrêtent la critique et le refus de l’ordre ? Jusqu’où la littérature peut-elle aller pour s’opposer au pouvoir ou la censure ? Forcément, le recul historique permet de classer les bons et les mauvais « non ».

Bons et mauvais « non »

Même contre l’évidence, le refus se manifeste. Le rebelle veut dénoncer l’unanimité criante. Les contre-révolutionnaires, à l’instar de Joseph de Maistre, ont ainsi construit leur rébellion contre « les inepties de la démocratie ». Entre la radicalité de Proudhon contre la propriété ou d’Hubertine Auclert contre la domination masculine et la haine de Charles Maurras contre la République, on retrouve les écrits lumineux de Cesare Beccaria contre la peine de mort, ceux d’Henri Alleg contre la torture ou ceux, variés et changeants, de François Mauriac. Ce sont des textes longs et d’autres courts, des morceaux choisis, des lettres, qui sont autant de moments de colère, des spasmes littéraires qu’il faut à tout prix évacuer.

Mais n’est pas rebelle qui veut. Il faut que cela sonne juste, comme les mots de Léo Ferré ou ceux de NTM. La Résistance a évidemment toute sa place. Elle commence par des écrits, des manifestes, des articles, des lettres, une volonté de désobéir, comme une manière de crier « oui » à la vie, quitte à la risquer. Vercors, Saliège, Brossolette et tant d’autres ont commencé à polir leur rébellion dans les arcanes de la littérature. La mondialisation, le féminisme, l’argent, le pouvoir, la censure, la monarchie, font éclore des rebelles d’hier et d’aujourd’hui, dont certains n’auraient jamais voulu d’un tel rôle ou l’ont joué malgré eux, tel Bernanos. Dans cette anthologie, progressistes et conservateurs changent parfois de camp et aussi de peau. Tous ces rebelles ont en commun de vouloir « dire le vrai et l’insupportable en même temps, contre le vent doré qui gonfle la sottise » (Alfred de Musset).

Il manque sans doute des noms à tous ces « non » mais on peut déjà se faire une idée et trouver peut-être un « non » qui nous convient. On retient de cette anthologie que les « non » font avancer ou reculer la marche du progrès. Elle-même n’est pas épargnée par l’incertitude. Mais l’incertain est l’encre de la littérature. Et la littérature est l’indispensable. A lire, sans rébellion