La modernité à contre-courant ? Une biographie intellectuelle du chef de l’Action française pour évaluer les fluctuations de son influence dans le champ politique et intellectuel français.

Prenant acte de l’absence de biographie historique universitaire sur Charles Maurras, cet ouvrage entend être la nouvelle synthèse de référence sur le sujet, accompagnée d’un bilan historiographique sur les recherches récentes – quand bien même l’auteur rappelle la gageure d’écrire de nouveau sur Maurras : « [la] masse documentaire pourrait rendre vaine la tentative de vouloir proposer une synthèse et un nouveau regard sur une figure dont les grandes étapes de l’itinéraire sont balisées et dont les principales lignes de la doctrine sont connues »   .

Olivier Dard livre ici une biographie intellectuelle du personnage et cherche à en restituer toutes les dimensions : Charles Maurras y est présenté tour à tour comme homme de lettres et homme de plume à la tête de l’Action française, intellectuel et maître à penser pour de nombreuses générations appartenant ou non à la droite nationaliste, et enfin comme une figure politique, puisque, sans avoir jamais exercé le pouvoir, Maurras traverse la Troisième République, contre laquelle il développe une éthique d’opposition. En prenant pour principe que « la définition du maurrassisme doit être mise en contexte et territorialisée »   , l’historien se dégage d’une histoire des idées politiques et prend le contre-pied d’une approche systémique : revenant sur les étapes d’élaboration de la pensée maurrassienne, il insiste sur les contingences des circonstances et la diversité de ses réceptions – au sein des courants de droite et à l’extérieur, au temps de Maurras comme dans sa postérité. Cette biographie historique est enfin intéressante pour sa dimension collective, lorsque l’auteur replace Maurras au sein de son école, de son milieu et de ses réseaux de sociabilité   .

Une biographie solide, de facture classique

L’ouvrage, de facture classique, est inégal dans ses apports. Les quatre premiers chapitres traitent de la période de la formation. L’historien analyse l’enfance sous l’angle d’un triple traumatisme, le décès du père, la surdité développée à la suite d’une maladie et la perte de foi, faisant appel à une grille de lecture psychanalytique, reprise en fin d’ouvrage   , artificielle et peu convaincante. Il revient sur la formation littéraire de Maurras et son entrée en politique par le biais du journalisme. S’appuyant largement sur les travaux de Stéphane Giocanti   , il rappelle l’éclectisme de ses goûts d’étudiant et sa formation autodidacte marquant son parcours d’homme de lettres. Il souligne son implication dans les querelles littéraires de son temps, avec la fondation de l’Ecole romane, affirmant un classicisme latin en réaction au romantisme germanique, et son engagement pour le félibrisme. Il aborde enfin les sociabilités intellectuelles de Maurras, s’acheminant vers le nationalisme intégral, avec l’expérience journalistique de La Cocarde et son reportage aux Jeux olympiques de 1896.

Les trois chapitres suivants couvrent la période de l’Affaire Dreyfus, la fondation de l’Action française et la victoire de 1918. On est relativement déçu par les analyses convenues consacrées à l’Affaire Dreyfus ou la fondation de l’Action française : pas de renouvellement de perspective sur deux dossiers bien connus. Le chapitre 6, consacré au passage « de Maurras au maurrassisme », permet de conceptualiser la notion de « maître à penser » en reprenant les thèmes de l’engagement politique de Maurras, la défense de l’Eglise, de la patrie et de la Revanche, même si l’auteur, spécialiste d’histoire politique, apparait nettement moins à l’aise sur la partie religieuse   . Un chapitre consacré au rôle de Maurras pendant la guerre permet d’éclairer la trajectoire de ce non-combattant (en raison de son âge et de son infirmité) et ouvre des pistes, restées inachevées, de comparaison avec celle de Barrès et l’impact de leurs expériences de guerre respectives sur leur nationalisme. Le temps de l’Union Sacrée est l’occasion d’un ralliement temporaire des maurrassiens au régime républicain et se solde par une intégration plus marquée à la vie politique. Elle se traduit, socialement, par une normalisation de la mouvance et une notabilisation de ses cadres   et se poursuit, durant l’entre-deux-guerres, par la présentation de candidats d’Action française aux élections   , quand bien même la rhétorique maurrassienne reste antiparlementaire et antirépublicaine.

Les trois chapitres suivants font le portrait d’un homme dont la trajectoire fut définitivement marquée par les deux guerres : « en 1918, Maurras peut se compter parmi les vainqueurs. En 1944-1945, il est un vaincu, un vaincu de l’intérieur, qui a soutenu sans réserve Pétain, l’Etat français et sa politique »   . Le chapitre 8 revient sur « les fruits amers de la victoire » dans une époque marquée par les difficultés de la question franco-allemande, l’affirmation d’une France forte chez Poincaré, avec lequel Maurras trouve des points d’entente, et les essais d’apaisement du briandisme qui excite son exécration. Le temps de l’union des droites se solde pourtant par les premières dissidences, engendrées par les ambigüités du rapport maurrassien à l’action politique, ainsi que la condamnation pontificale de l’Action française en 1926, en réaction au « Politique d’abord ». Pour les années 1930, période de prédilection de l’auteur, une mise au point sur la manifestation du 6 février 1934 revient sur le décalage entre les militants d’Action française, au premier plan, et l’impréparation de l’état-major du mouvement qui n’envisage pas de prendre le pouvoir. Les deux décennies de l’entre-deux guerres s’achèvent donc sur le dégarnissement des rangs de l’Action française, amoindrie par les départs des dissidents   , la concurrence d’autres ligues (les Croix de Feu), de nouveaux partis à droite (les Relèves, auquel l’auteur avait déjà consacré un ouvrage), et des mouvements d’Action Catholique venant rogner, particulièrement après 1926, sur le « vivier d’adhésion » de l’Action française des deux décennies précédentes.   .

Par contraste, le magistère de Maurras est, lui, réaffirmé, d’une part, par son emprisonnement des années 1936-1937, dont il tire une certaine gloire dans les milieux ultras ; d’autre part, par son élection à l’Académie Française consacrant socialement le parcours de l’homme de lettres politique en 1938 ; et enfin, par la levée de la condamnation de l’Action française en 1939. La défaite de 1940 le place dans une position inédite, passant de censeur d’une Troisième République honnie au soutien du nouveau régime du maréchal Pétain, alors que les trajectoires des tenants du maurrassisme ou des hommes un temps marqués par lui se diversifient, entre maréchalistes et pétainistes, collaborationnistes de Je suis partout et résistants   . O. Dard nuance fermement l’influence politique directe de Maurras sur la Révolution nationale. Les pages consacrées à son procès sont les moins réussies, l’auteur martelant que le procès de Maurras est aussi le procès d’un « symbole » sans réellement approfondir ce dernier terme, aussi problématique pour l’histoire des représentations que les notions d’ « influence », d’ « aura » et de « magistère » pour l’histoire intellectuelle, qui connaissent, elles, un meilleur traitement au cours de l’ouvrage. La vie de Maurras s’achève sur une peine de prison à perpétuité, assortie d’une peine d’indignité nationale : il meurt en 1952, non sans avoir cherché à reconstituer, dans ses prisons successives, l’atmosphère de son cabinet d’étude, connue au journal   , et tout en ayant continué à recevoir des visites des jeunes générations, soulignant la permanence de son rayonnement intellectuel jusque dans les derniers mois de sa vie.

Un dernier chapitre, le plus novateur du point de vue historiographique, retrace l’héritage de la pensée maurrassienne dans les droites radicales, de la mort de Maurras à la disparition de son influence. Se revendiquant de la notion de « transferts culturels et politiques », empruntée à Michel Espagne   , l’auteur entend montrer les effets de sélection, d’adaptation, de divergence et de réactualisation du corpus d’idées maurrassien, dans une analyse qui tient ici moins, du reste, d’une histoire des réseaux intellectuels à l’échelle transnationale que d’une juxtaposition d’études de cas à l’échelle internationale, ébauchant trop rapidement une approche comparatiste   . Le cas français, plus étudié, recense tous les mouvements issus du maurrassisme et leurs recompositions jusqu’à l’époque actuelle, faisant émerger la pluralité des figures de Maurras et des maurrassiens : « Maurras n’est pas seul. En effet, si son rôle et son influence en France et à l’étranger ne sont plus à souligner, il faut aussi considérer que sa vie est liée à une aventure collective. Maurras ne saurait être séparé des maurrassiens. Pour une partie de sa postérité (…), il s’agit de s’autoriser un droit d’inventaire débouchant sur une relecture distanciée, critique et sélective de l’œuvre ; de privilégier l’écrivain sur le journaliste et de ne garder du Maurras politique que le doctrinaire de quelques grands textes en envoyant aux oubliettes l’essentiel de la prose du polémiste politique. (…) L’historien entend rendre compte du Maurras vivant dont l’itinéraire se lit aussi au pluriel »   .

Une approche totalisante du personnage : « être maurrassien, ce n’est pas appartenir à un parti, cela fait partie des structures de son être »  

Dans ce portrait total de Maurras, une grande place est faite à l’homme de lettres du XIXe siècle, qui conçoit son engagement politique et idéologique à l’aune de critères nés au tournant de siècle. L’accent est mis sur le moment matriciel des amitiés des dernières décennies du XIXe siècle, avec Frédéric Mistral, Maurice Barrès et Anatole France. Les lettres et le journalisme sont pour Maurras à la fois un milieu où se nouent amitiés et réseaux de sociabilité, et un milieu professionnel dans lequel il s’insère avec l’appui de ses aînés (Barrès, Mistral) et dont il finit par devenir un centre, en conquérant peu à peu le champ littéraire et intellectuel de la fin du XIXe siècle. On suit la progression de sa notoriété et de sa légitimité. Ainsi, la fondation de l’Ecole Romane en 1891 s’inscrit dans une stratégie de rayonnement et d’accès à la reconnaissance, dont Olivier Dard rappelle la dimension de « coup littéraire retentissant » (S. Giocanti), pour mettre en lumière une nouvelle génération de « jeunes loups », cherchant à bénéficier de la notoriété du fondateur, Jean Moréas.

Le journalisme est l’instrument principal du rayonnement et du magistère maurrassien. Maurras n’est pas seulement le théoricien d’un mouvement, l’Action française, il est l’homme d’un journal   dont le poste de directeur revient à Léon Daudet. L’ouvrage est particulièrement intéressant lorsqu’il analyse les vecteurs de diffusion de sa pensée individuelle que l’enjeu de médiatisation transforme en entreprises collectives : périodiques, revues, journaux, conférences, Institut d’Action française et ligue, tantôt au public très élitiste (des étudiants, notamment en médecine, droit et lettres), tantôt au rayonnement large. C’est dans le journalisme que se structure l’ordinaire des jours maurrassiens. Et sous la plume d’Olivier Dard, reprenant le mot de Léon Daudet « chez Maurras, le journaliste, c’est l’homme », on voit Maurras apparaître, penché sur la rédaction de ses articles, dans les années 1910   , 1930 comme 1950   .

Les lettres ne représentent pas seulement pour Maurras une carrière ou un mode d’action politique : elles sont aussi un mode d’être nationaliste et la base sous-tendant sa vision du monde, l’auteur entendant mobiliser, avec plus ou moins de bonheur au cours de l’ouvrage, la notion de « Weltanschauung » du maurrassisme. Mettant en valeur la composante culturelle du nationalisme de C. Maurras, défenseur de la latinité et de la romanité contre les « Barbares », O. Dard souligne ainsi la cohérence de pensée qui traverse la polyactivité du Martégal, tendu vers la définition et la défense d’un nationalisme intégral, en mettant de façon pionnière la critique littéraire au service de construction du projet nationaliste. Cette vision totalisante est bien illustrée par Maurras lui-même, dans un article de l’Action française du 20 avril 1923 présentant rétrospectivement son engagement : « nous menons depuis trente ans, pour les lettres et pour la patrie, un effort de nationalisme intellectuel »   . Ainsi, le choix de ce portrait en grand angle permet de cerner la totalité d’une pensée réactionnaire et contre-révolutionnaire, sur les plans politique, esthétique et littéraire.

« Mon cher maître, mon maître, jamais ce beau mot n’a été plus complètement vrai dans le rapport que j’ai à vous »  

L’autre apport de cette biographie est la place réservée aux réseaux de sociabilité maurrassiens et aux transferts d’idées qui les accompagnent : Maurras apparait comme « un maître » au cœur d’une « nébuleuse » de « disciples ». Olivier Dard analyse avec finesse la position des différents interlocuteurs de Maurras, contemporains ou successeurs, formant la « nébuleuse » de ses relations. Il ne cherche pas à en produire un modèle systémique, en faisant appel aux approches quantitatives de la théorie des réseaux   , mais montre à une échelle fine les positionnements de chacun, leur degré de proximité avec Maurras et leur évolution. La « mouvance » maurrassienne, qui ne recoupe pas tout à fait celle de l’Action française, ne peut de fait s’appréhender sur le mode de cercles concentriques, même si l’on peut aisément identifier en premier lieu, le petit cercle des intimes (Léon Daudet, dont le fils est aussi le filleul de Maurras), des amitiés canoniques, à l’aune d’une vie (Jacques Bainville) et celle des aînés, à qui Maurras voue une admiration sans pareil; en second lieu, apparaissent des disciples proches, sur plusieurs générations (de Louis Dimier à Pierre Boutang), sans exclure parmi eux le choc pour Maurras de leurs dissidences ; puis, les militants d’AF ; puis viennent les compagnons de route, qui ne partagent pas toutes les vues du maître (de Maurice Barrès au Jacques Maritain d’avant 1926) ; et enfin, en dernier lieu, ceux qui ont été fascinés par Maurras, par son style ou sa pensée, tout en restant à l’extérieur du mouvement d’AF, soit qu’ils se soient définis eux-mêmes comme maurrassiens (Albert Thibaudet, Raoul Girardet), soit qu’ils soient ou se soient éloignés politiquement et idéologiquement de ses idées (importance des idées maurrassiennes dans la formation du jeune De Gaulle ; fascination de Marcel Proust pour le style du journal). L’auteur n’oublie dans cette recension ni les disciples ni les fils prodigues, ni les héritiers indirects ou repentis, ni non plus le rôle joué par les adversaires de Maurras qui l’accréditent, par leur opposition, d’un statut social et de crédit intellectuel, et contribuent indirectement à reconnaître son influence, tel Marcel Sembat, André Gide ou Paul Claudel. Signaler la complexité de cette géographie de l’influence maurrassienne est l’un des apports de l’ouvrage.

Olivier Dard fait avec justesse une analyse qualitative de ces relations, en citant tout au long de l’ouvrage les types d’adresses à Maurras. Elles permettent de comprendre les modes d’exercice du « magistère intellectuel » de Maurras et font émerger la figure du « maître », qualifiant ainsi le statut de l’intellectuel dans les trois premières décennies du XXe siècle   . L’auteur souligne l’importance chez Maurras d’un magistère de la parole qui confère une dimension professorale à celui que la surdité avait empêché de suivre un parcours universitaire d’étudiant et qui n’eut jamais de grade académique. L’analyse la plus convaincante concerne le projet maurrassien d’institut para-universitaire, l’Institut d’Action française. Cet « Institut d’enseignement supérieur contre-révolutionnaire », à vocation d’école de cadres, est le laboratoire d’élaboration d’une contre-pensée que l’auteur restitue avec minutie   .

Cette position de « maître » ne tient pas seulement à sa notoriété et encore moins aux signes positifs d’une reconnaissance sociale acquise sur le tard (élection à l’Académie en 1938, après l’échec d’une première candidature en 1923), ni même uniquement à la diffusion de ses idées ou de sa méthode philosophique, mais aussi à un attachement à sa personne. La séparation pour dissension politique est vécue comme un déchirement personnel chez Jean de Fabrègues : « patiemment, calmement d’abord, [Maurras] essaya de réduire nos oppositions, de répondre à nos objections. [A] la proximité d’un combat déchirant, son avant-dernier mot fut pour me dire : ‘(…) La droite française a toujours été vaincue parce qu’elle s’est toujours divisée. Vous recommencez l’histoire de la guerre chouanne (…)’. Mes raisons étaient d’un autre ordre, mais quand on a à peine dépassé vingt ans et qu’on brise ce qui vous a fait jusqu’alors exister dans l’intelligence et conduit vers vos raisons de vivre, l’âme se brise. Il y eut des larmes dans mes yeux, et, dans ceux de Maurras, une lumière étincelante »   . La même fascination se retrouve chez ceux qui sont les disciples indirects de Maurras et qui ne l’ont pas connu personnellement. A propos de Jean-Marc Varaut, O. Dard écrit que « la mort de Maurras provoque ‘ses premières larmes d’homme’ et lui assigne une mission : ‘j’ai compris alors que si j’étais orphelin, si rien ne consolerait jamais la douleur de ne pas l’avoir vu, j’étais héritier. (…) Il m’avait donné le goût exact du ciel et de l’air de la France (…) et le devoir de transmettre à mon tour, moi qui ne l’avais pas approché’ »   . Cette analyse des réseaux de sociabilité intellectuelle distingue et articule ce qui relève des liens d’amitié, des réseaux d’interconnaissance et de reconnaissance (la relation comme facteur social que permet la recommandation du maître ou la critique d’un pair), de la dette intellectuelle et du transfert d’idées. Cette complexité s’illustre dans le mot de Maurras à Barrès, à propos d’un désaccord politique, évoquant malgré tout les « vieilles chaines de l’amitié ».

Ceci permet de comprendre la différence de magistère entre Maurras et son aîné : le maître de Martigues s’inscrit définitivement dans une logique collective, dès le milieu des années 1890. La fondation de la ligue de l’Action française (1905) puis du quotidien (1908) marque une rupture quantitative et qualitative dans l’influence exercée par Maurras et la fin de sa marginalité dans le champ politique : « par cette croissance [du mouvement], qui n’est pas seulement une mutation, Maurras voit son rôle transformé : le soliste ombrageux et passionné devient chef d’orchestre »   . Les rapports de force, bien analysés, soulignent que Maurras n’est pas seul dans l’élaboration de la pensée du nationalisme intégral : ils achèvent de complexifier le modèle d’une diffusion de pensée, non radioconcentrique, mais parfois polynucléaire. C’est ce que montre la dynamique d’emprunts entre les responsables de l’Action française   ). On regrettera seulement que ces analyses fines des transferts d’idées, au-delà des réseaux de sociabilité, soient in fine trop rares.

« Politique d’abord » ? Un contexte philosophique partiellement occulté

Ainsi, au titre des faiblesses, signalons que le choix voulu d’une biographie contextualisante a conduit l’auteur à passer rapidement sur l’histoire des idées politiques et l’ouvrage, pris dans la trame biographique, peine parfois à joindre récit biographique et trajectoire des idées maurrassiennes.

Le parti pris louable d’asystématisme et le primat donné à l’analyse sociale des réseaux perdent en contextualisation des courants de pensée. L’auteur insiste sur la méthode de Maurras, celle d’un « empirisme organisateur », dont on aurait aimé qu’il soit, non seulement évoqué et invoqué, mais replacé plus précisément dans les courants philosophiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, alors que le pragmatisme est profondément renouvelé par des doctrines de l’action (marxisme), et qu’à l’autre bout, Maurras est influencé par le néothomisme, par ses relations (le collège diocésain d’Aix, l’abbé Penon) et par ses affinités intellectuelles   . La spécificité philosophique de cet empirisme organisateur n’est qu’esquissée. Sans aller plus avant, l’auteur se contente par ailleurs de rappeler, sans les développer, les controverses avec les courants catholiques marqués par le libéralisme de catholiques ralliés à la République (Sangnier) et le personnalisme (dans les années 1930 – Esprit, à peine mentionné) et fait de même pour les discussions des années 1960 qui mettent en regard l’héritage maurrassien et le marxisme   . Le portrait des nouvelles droites radicales après la mort de Maurras aurait gagné à insister plus finement sur les « transferts » effectifs d’idées maurrassiennes et leurs inflexions, au-delà du recensement des filiations de ces mouvements. Indépendamment de la question des réceptions de Maurras, contemporaines et postérieures, il aurait pu être utile de replacer davantage Maurras dans les courants philosophiques auxquels il emprunte. Or l’ouvrage accorde une place négligeable aux sources du théoricien    : si le Maurras maître à penser pour les générations suivantes est minutieusement présenté, les maîtres de Maurras sont laissés dans l’ombre, en dehors de la relation particulière avec Maurice Barrès.

Plus largement, l’ouvrage manque d’un travail sur la généalogie des principales idées politiques de l’intéressé, qui auraient mérité d’être présentées de façon transversale et indépendamment de la trame biographique : un aperçu d’ensemble, ferme et explicite, du nationalisme intégral d’une part, et de l’antisémitisme maurrassien d’autre part, avec les inflexions que peuvent permettre une étude à l’échelle d’une vie, aurait été plus que bienvenu, en ce que ces éléments sont constitutifs d’une pensée maurrassienne, certes plurielle. Au sujet de l’antisémitisme de Maurras, l’auteur cite sans jamais les approfondir les travaux de Laurent Joly   . Y faire référence ponctuellement à certains moments de la biographie, l’affaire Dreyfus, l’affaire Stavisky, le soutien au Statut des Juifs d’octobre 1940 (mentionné plus qu’analysé), et le procès d’épuration, produit une vision des choses disparate, allusive, voire incomplète. Elle empêche de saisir clairement l’évolution et les permanences des positions de Maurras. Une récapitulation, toute artificielle qu’elle puisse être, aurait été plus qu’utile, notamment pour un public de non-spécialistes. De fait, l’ouvrage a définitivement un caractère érudit et vise, par ses analyses fines – le dossier de la Révolution Nationale, l’accent mis sur les sociabilités plutôt que sur l’histoire des idées, souvent préférée dans les biographies antérieures –, un public déjà connaisseur des problématiques sur Charles Maurras, dont il précise certains points.

Une dernière critique concerne les termes employés pour qualifier le rayonnement de Maurras et renvoie aux difficultés de l’histoire intellectuelle pour arriver à retracer mais aussi à quantifier l’ « influence » – concept problématique s’il en est – d’un auteur. Olivier Dard traite pleinement la question du magistère intellectuel de Maurras et la relation à ses « disciples » ; à une échelle fine, il s’efforce de nuancer les réceptions de Maurras et le sentiment d’adhésion qu’il a ou n’a pas entrainé. Il montre que l’influence politique directe de Maurras sur la Révolution Nationale est limitée, en se fondant sur la faiblesse du nombre d’entrevues avec Pétain   , sur la relation asymétrique entre les deux protagonistes   , l’admiration de l’un pour l’autre ayant pour réciproque les réticences du Maréchal pour son cadet. Cependant, après avoir si bien montré que magistère politique et magistère intellectuel étaient intimement liés chez Maurras – dans le sens où le magistère intellectuel est un magistère politique   , et le magistère politique, un magistère essentiellement intellectuel   – il est particulièrement dommage et dommageable d’avoir si brièvement traité la question du « magistère intellectuel » de Maurras sur le gouvernement de Vichy et sur ses administrateurs et partant, d’être passé rapidement sur son influence dès lors « indirecte » sur le régime de Vichy   dans une étude s’inscrivant en faux contre la thèse de l’ « imprégnation » maurrassienne du régime.

Certes, ce n’était là ni l’objet principal de l’ouvrage, ni la visée de l’auteur, mais il eût été bon de rappeler, afin de le resituer, comment les limites cet impact politique direct de Maurras sur la Révolution nationale se combinent aussi avec son importance intellectuelle au sein d’un mouvement plus général où il a compté. C’est ici que manque une analyse ad hoc de l’antisémitisme maurrassien au moment de Vichy. L’auteur se contente d’une rapide présentation du débat historiographique   et glisse sur la place du maurrassisme dans l’antisémitisme vichyssois. Aussi rappelons-le ici nettement : que Maurras n’ait pas joué de rôle de conseiller au prince sous le vichysme et qu’il n’y ait pas d’influence directe et personnelle de sa part n’exclut pas les transferts indirects. La question fait l’objet d’un réel débat historiographique, depuis les premières analyses sur Vichy   , présentées ici essentiellement par des renvois bibliographiques. Pour reprendre l’un des ouvrages de Laurent Joly, cité du reste dans les références bibliographiques de ce volume   , la biographie consacrée à Xavier Vallat restitue bien l’influence de C. Maurras dans la formation de l’antisémitisme du Commissaire général aux questions juives de Vichy : « Le rôle de l’Action française dans le renforcement du préjugé antisémite de Xavier Vallat est indéniable. L’antisémitisme théorique et cérébral que Charles Maurras développe à partir de 1911 a l’avantage d’offrir, au jeune lecteur qu’est Xavier Vallat, les solutions politiques pour résoudre un problème qui est, pour lui, une évidence depuis longtemps »   , qui ne saurait se résumer aux définitions simplistes   qu’en donnent les chefs d’accusation de son procès d’épuration et dont l’auteur entend se distancier, mais que l’on ne peut pas non plus résumer à la rhétorique maurrassienne tout aussi simpliste d’un « antisémitisme d’Etat » opposé à un « antisémitisme de peau »   . L’auteur se contente ici de se référer une nouvelle fois aux travaux de Laurent Joly en rappelant pudiquement que « ces débats [sur la différence entre antisémitisme français et antisémitisme allemand] occultent cependant le contexte propre aux années 1940 et à l’Occupation dont Maurras ne prend manifestement pas la mesure ».

Le travail est sérieux, l’historien entend faire preuve de distance critique vis-à-vis de son objet   et se déprendre de toute forme de sympathie à son égard, malgré, çà et là, des formules méritant d’être plus nettes. Le style, enlevé, par endroits allusif, est parfois un peu trop rapide pour qui découvrirait Maurras pour la première fois. Malgré la distinction opératoire entre discours et action en politique sur l’ensemble de l’ouvrage   , et qui donne de Maurras l’image d’un théoricien sur le politique plus que d’un homme de l’action politique, la disjonction opérée entre plan intellectuel et plan politique pour la période vichyste est trop rhétorique, l’objectif de l’auteur lui-même étant bien de ressaisir le Maurras historique dans sa totalité, sans choisir. S’il est de fait extrêmement intéressant de rappeler le symbole jugé au travers de Maurras lors de son procès, et ses distorsions par rapport au personnage historique, si le travail sur les représentations de Maurras gardées par la postérité est bien mené, une autre forme de sélectivité apparaît de la part de l’auteur dans les dernières lignes de l’ouvrage   , rappelant, après avoir souligné les effets du « procès en immoralité » sur la mémoire de Maurras, la grandeur de l’homme de plume, comme s’il fallait toujours se justifier mémoriellement d’écrire sur Maurras, ou de sauver quelque chose de lui, qui n’a par ailleurs plus réellement d’efficacité dans le débat politique, hormis celle de l’anathème.

Ecrire aujourd’hui sur Maurras : quelle actualité pour le « Grand Maudit » ?

Ainsi, cette biographie académique est de bonne facture. On regrettera que l’auteur, qui mentionne que « les Archives nationales ont en dépôt un imposant fonds Charles Maurras [de] 29 mètres linéaires », en fasse peu usage, se concentrant, y compris pour la correspondance, sur les sources imprimées et les lettres éditées. Une bonne bibliographie fait le point sur le statut des sources primaires et secondaires. On notera les efforts d’intégration de sources moins connues et les incursions dans la production poétique de Maurras, visant à dégager, avec un succès inégal, un portrait littéraire, spirituel et psychanalytique de l’individu. La large place accordée aux citations fait la richesse de l’ouvrage, même si l’on éprouve un certain agacement lié au manque de référencement systématique des citations.

L’ouvrage est confronté à la double gageure d’un genre, la biographie – et le dosage toujours délicat entre la part faite à l’homme et à son contexte –, et d’un horizon d’attente, le lectorat visé. L’auteur est parfois rapide sur un certain nombre de petits groupements politiques ou sur certaines formations littéraires marquées par les nouvelles droites, dont la faible audience a fait perdre leur transparence pour le lecteur ou l’étudiant d’aujourd’hui   . Par ailleurs, le refus de verser dans l’anecdote conduit parfois O. Dard à négliger des aspects concrets et quotidiens de l’histoire intellectuelle qu’il aurait fallu souligner, et notamment, les conditions financières et matérielles des entreprises éditoriales de Maurras, ainsi qu’un ordre de grandeur sur les tirages, comme pour l’audience de l’Action française, le nombre d’adhérents   .

Mais la biographie de Maurras par Olivier Dard est également intéressante pour ce qu’elle représente dans le contexte éditorial de l’histoire universitaire aujourd’hui. Maurras, « le grand maudit »   , le « label infamant »   condamné lors d’un « procès en immoralité » : soixante ans après sa mort, le chef de l’Action française fait figure d’oublié dans la vie politique française - malgré les recompositions récentes du nationalisme français - et Olivier Dard débute son ouvrage sur le constat de son emploi décontextualisé dans le discours politique, dans le débat opposant en Patrick Buisson et Nathalie Kosciusko-Morizet en 2011. En 2007, Nicolas Sarkozy, mentor de cette dernière et disciple du premier, invoquait au contraire l’héritage désormais consensuel de Jaurès, l’un des adversaires de Maurras

 
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