Neuf articles réunis par l’éditeur nous livrent une très belle introduction à l’iconologie de Panofsky, historien d’art et fondateur d’une école de recherche et d’analyse.

Il est ainsi des ouvrages sur lesquels il convient de revenir constamment, à la fois parce qu’ils ont ouvert une période de réflexion particulière, à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, et qu’on en retrouve plus ou moins explicitement des traces dans des textes contemporains. Tel est cet ouvrage d’histoire de l’art, qui paraît en 1955, et se trouve diffusé plus largement de nos jours, à juste titre, en livre au format de poche.

Nul besoin d’être admirateur de son auteur, Erwin Panofsky (1892-1968), pour se lancer dans son exploration : il suffit de se laisser aller à la lecture de sa table des matières pour que l’intérêt soit suscité. On y découvre des réflexions sur l’histoire de l’art, la théorie des proportions humaines, la notion de Génie, l’analyse des textes de Giorgio Vasari, un essai sur Albrecht Dürer, et deux enquêtes iconologiques (sur le Titien et sur Poussin). Les partis pris de Panofsky émergeront sans difficulté de l’étude de ces articles, même si la théorie même de l’auteur est exposée dans d’autres volumes. D’ailleurs, en revenant sur le sous-titre de l’ouvrage, Essais sur les « arts visuels », le lecteur comprend qu’il est ici question d’un recueil de textes rédigés en fonction d’interrogations élaborées dans les années 1950-1960, l’éditeur expliquant en tête de volume comment les articles ont été choisis, agencés et mis en ordre, tandis que d’autres articles - non moins célèbres - de l’auteur ont été écartés pour être édités dans d’autres publications, notamment l’ultra célèbre « L’abbé Suger de Saint-Denis ».

Ce n’est sans doute pas le lieu de s’inquiéter de ces modalités d’édition. Du moins est-il certain que le lecteur retrouvera ici les concepts centraux de Panofsky, mais en pratique, ainsi que les traits majeurs de sa méthode iconologique, laquelle repose sur l’idée suivante : qui prétend comprendre une forme (artistique) sans s’inquiéter du sens ne fait que jouer au dilettante ; mais qui prétend interpréter ce que l’œuvre dit sans voir ce qu’elle montre n’est pas un historien d’art, car nul ne peut retracer l’histoire d’un objet qu’il n’a point compris. Cette idée se retrouve clairement énoncée dans la définition de l’œuvre d’art proposée en tête du premier article : « l’œuvre d’art, définie comme un objet créé par l’homme, qui sollicite une perception d’ordre esthétique ». On admirera cette manière brève mais explicite de concevoir le problème de l’œuvre d’art à partir d’un rapport. Cette définition, englobant le spectateur, ne sort pas de l’esprit de l’auteur, elle lui permet d’ailleurs des incursions sur ce personnage décisif de l’art d’exposition, depuis la Renaissance ici étudiée. Panofsky y insiste à juste titre : l’expérience de l’œuvre d’art ne dépend pas seulement de la sensibilité naturelle du spectateur mais surtout de son entraînement visuel et de son équipement culturel   . Panofsky y revient encore plusieurs fois : il n’existe rien de tel qu’un spectateur totalement naïf. Et même, il fait allusion, certes brièvement, mais avec pertinence, aux efforts des spectateurs en cas de rupture dans l’histoire de l’art : le spectateur du Moyen Âge a dû se déprendre de nombreuses habitudes pour pouvoir regarder la peinture de la Renaissance, preuve en est de représentations qui sous-tendent la vision   . Encore faudrait-il tenir compte des nécessités propres de l’acte de voir selon que l’œuvre est en hauteur, en largeur…   .

L’ensemble du volume est imprégné d'un esprit humaniste que Panofsky défend, et pour des raisons qui ne sont pas réductibles à une période qui voit à peine le nazisme s’éloigner. Cette foi en la dignité de l’homme, dont l’auteur se réclame, se fonde à la fois sur l’importance attribuée aux valeurs humaines de rationalité et de liberté, et sur l’acceptation des limitations humaines (faillibilité et fragilité). Ce thème est longuement développé, l’auteur ne cessant de construire des allers et retours entre l’époque historique de l’humanisme et ses considérations propres   . Mais ce qui lui importe par-dessus tout, et l’on reconnaît bien là la philosophie sous-jacente de Panofsky, c’est de ramener sur le devant de la scène de l’esprit les théories ou conceptions générales qui lui donnent les moyens de la visibilité et de la compétence.

Chacun des articles proposés en lecture est précédé d’un descriptif susceptible de guider le lecteur qui ne connaît pas encore les ressorts de la pensée de Panofsky. Le lecteur peut ainsi choisir les articles qu’il préfère fréquenter d’abord, en fonction des détails mis en avant. Il remarque d’ailleurs rapidement que Panofsky ne cherche pas, dans cet ouvrage composite, à lui imposer une théorie de l’iconologie, mais tente plutôt de le guider dans l’acquisition d’une compétence autour des notions requises par les analyses iconologiques qui suivront. Ainsi va l’examen de la notion de Renaissance et sa manière de laisser théoriser pour la première fois une époque par elle-même   ; ainsi en va-t-il aussi de la notion de création et de l’analyse de son transfert de la Bible vers la personne de l’artiste   . Ainsi en va-t-il encore du très bel article consacré à Dürer. Dans ce dernier, il s’agit d’analyser le début du style de la Renaissance, dans les pays du Nord. Mais ce qui intéresse Panofsky, c’est de déterminer comment Dürer a constitué son art, en prenant vis-à-vis des classiques (antiques) une attitude qui ne fut pas celle d’un héritier ou d’un épigone, mais celle d’un conquistador. Ce qui est passionnant dans cette étude, c’est de voir comment se cristallise en Dürer un ensemble de données littéraires, picturales et iconographiques, à partir d’un accès à l’antique qui relève d’un double détour : détour par un poète italien pour mieux surmonter le Moyen Âge, et détour par un peintre italien pour la contribution à la nouvelle mise en scène. Ainsi Dürer a-t-il pu s’approprier l’antique. Mais cela signifie aussi que les ruptures dans l’histoire de l’art, et sans doute dans l’histoire générale, ne sont pas aussi franches et linéaires qu’on le croit souvent à l’évocation du terme « rupture ». Une note fort précise   reprend tout le dossier de ces « passages » en s’appuyant sur Warburg. Elle permet à ceux qui ne connaissent pas bien ces périodes de se donner les moyens de saisir la différence entre l’antique, le classique, le gothique... à partir de l’étude de la chevelure éparse des Ménades et de la Vénus de Botticelli.

L’auteur nous montre simultanément comment Dürer a pensé son geste. Le peintre s’est entièrement fié à une théorie de l’âge d’or perdu. L’idée que l’art avait connu tel âge d’or, entièrement perdu et dissipé pour plus d’un millénaire, mais appelé à revivre, et qui avait pris naissance en Italie, revient dans sa bouche et lui permet de puiser des connaissances et des expériences chez les anciens, par-delà le Moyen Âge, et en espérant ainsi accomplir, littéralement, une Renaissance.

Dans l’article : « Artiste, Savant, Génie », Panofsky rappelle que la notion d’une séparation tranchée entre activités artistiques et scientifiques n’existe pas encore à la Renaissance. La science et l’art ont partie liée, d’autant plus qu’il ne faut entendre encore ni « science » en notre sens (l’enquête expérimentale n’existe pas) ni « art » au sens moderne (celui d’un appui sur une théorie systématique). Il convient donc de se garder de mettre trop de choses au crédit des arts et des sciences ou de leurs liens, puisqu’il n’est pas question de cela. Les échanges entre eux, qui ne sont pas divisés, n’en sont pas. L’accent, à la Renaissance, est d’abord porté sur une discipline de l’esprit propre à cette époque, et qui au nom du partage entre arts et sciences ne peut apparaître autrement que comme une variété de synthèses, de chaos ou de compositions à la fois stables et instables. Les compartimentages mentaux ne sont pas ceux de la séparation arts et sciences, ni, a fortiori, ceux de leur réunion.

A la fin du XVIe siècle, des théoriciens de l’art attaquent les mathématiques comme un moyen de réduire l’esprit à l’esclavage. Le temps est alors venu de compartimenter les deux disciplines, de tracer de nouvelles frontières qui « devaient plus ou moins rester en vigueur jusqu’à nos jours ». Ainsi la science se dégageait comme l’interprétation strictement quantitative de la nature. Elle rompt avec l’érudition, la philosophie et l’art. Et en retour les arts rompent avec la science. Le seul fait, remarque Panofsky, que l’univers de l’observation scientifique fut de plus en plus « tributaire de l’appareillage télescopique et microscopique contribua à l’éloigner de l’univers artistique ». Partout, le processus de séparation prit un nouvel essor.

Le lecteur trouvera encore dans cet ouvrage une autre recherche susceptible de le conduire dans la connaissance du travail de Panofsky. Il s’agit d’une étude sur l’Allégorie de la Prudence, dans le contexte de la peinture du Titien. Elle détaille une maxime philosophique illustrée par une image visuelle, plutôt, insiste Panofsky, qu’une image visuelle revêtue de connotations philosophiques. Pour autant que la Prudence consiste dans la mémoire du passé, la mise en ordre du présent, et la méditation du futur, le motif du tableau est emprunté à Sénèque. Mais Panofsky montre surtout la différence entre la manière d’exprimer cette partition de la prudence sous forme d’image visuelle au Moyen Âge et la facture anthropomorphe du tableau du Titien. Cette fois la procédure d’accès à cette thématique n’a pas été une certaine idée de l’histoire, mais la découverte en 1419 des Hieroglyphica d’Horapolon, découverte qui donna naissance à un enthousiasme immense pour tout ce qui venait ou passait par l’Egypte et fit naître un esprit emblématique, caractéristique des nouveaux siècles renaissants.

Plus connue, sans aucun doute, est l’étude qui clôt ce volume. Elle porte sur le tableau de Poussin : Et in arcadia ego. Panofsky, partant de la question de la traduction de ce titre, analyse l’origine du thème arcadien. Il nous fait passer évidemment par les Grecs, mais surtout par la renaissance de ce thème à l’époque. Puis il recherche les différents tableaux qui se sont intéressés à ce thème, avant de terminer par l’analyse de la première version de ce thème chez Poussin, puis la seconde version : la médiation sur l’idée de mortalité, la tombe en Arcadie, et la nouvelle signification élégiaque de l’inscription : « moi aussi, j’ai vécu en Arcadie ». L’étude ne s’arrête pas là, elle se prolonge par l’analyse des commentateurs plus tardifs de ce tableau : Dubos, Diderot, Goethe, Fragonard, pour n’évoquer que les plus célèbres