La démocratie ne peut se passer de débats portant sur les résultats et orientations scientifiques, mais comment les réguler ? 

La politique n'aime sans doute pas la littérature, qu'elle range du côté de la polygraphie. Mais les sciences ? Les rapports entre sciences et littérature sont depuis longtemps établis, en tout cas depuis le désenchantement du monde. Ils se déploient de plusieurs manières, parfois contraires : interprétations jubilatoires des résultats scientifiques, accentuation des craintes y relatives, travail aux limites des sciences, imageries critiques des savants, mais aussi imageries glorieuses... bref tout un encadrement des sciences s'ancre dans la littérature, lequel peut être provoqué par les savants eux-mêmes, ou appréhendé directement par les écrivains. Il reste que la pensée des sciences demeure incomplète si l'on ne s'attarde pas aussi sur les controverses scientifiques, qu'elles aient un impact ou non sur les résultats des recherches scientifiques (en tout cas, elles peuvent en avoir un sur la temporalité (ralentie ou accélérée) des recherches). Et de telles controverses, il en existe de deux sortes au moins : les controverses internes à la recherche (Galilée et Descartes discutant du rapport de la chute d'un corps au carré de l'espace ou au carré du temps) et les controverses portant sur l'utilité de telle ou telle recherche, ses visées, ses composantes. C'est à cet aspect que cet ouvrage se consacre.

Il est vrai que, les controverses publiques, nous frayons sans cesse avec elles : sur les OGM, sur les nanotechnologies, sur le nucléaire,... Quel avenir nous est donc préparé ? Les "incompétents" ont-ils leur mot à dire sur les choix opérés ? On voit bien le point. Ces controverses publiques, il convient donc de les prendre au sérieux, tant pour leur contenu et/ou leurs présupposés, que pour les procédures d'organisation des débats publics auxquelles elles ne renvoient pas toujours. Nous avons connu le pire en cette matière. Or, ces débats devraient justement caractériser nos démocraties, notamment en ce qu'elles devraient pouvoir valoriser les compétences des différents membres de la communauté, fussent-elles contradictoires, lorsqu'il s'agit de notre destin collectif. Pourtant qu'observons-nous encore le plus souvent sur ces sujets : des injures, des cris, des haines,... là où l'on devrait entendre des raisons échangées, fussent-elles, justement, d’origines différentes (scienfiques, politiques, morales,...). Les scientistes ne voient dans ces débats aucune utilité. Et, pour eux, la mise en mots publics d'une recherche n'a aucun intérêt. Les "incompétents" pratiquent plutôt le brouillage que la discussion.

C'est à juste titre, à cette question des débats publics autour d'enjeux scientifiques et sociaux, que s'attache cet ouvrage, d'autant qu'elle concerne directement les citoyennes et les citoyens : l'organisation du débat rationnel et de la rationalité du débat autour ou à partir des sciences, de résultats scientifiques ou de projets de ce type. Comment régler de tels débats, encore une fois en public, quels sont les arguments recevables, quel statut conférer à des positions disruptives dans les débats ? 
L'auteur s'appuie d'ailleurs d'emblée sur les travaux de Bruno Latour pour rappeler que les questions proprement scientifiques relatives à l'établissement et à l'interprétation des données objectives se trouvent sans cesse enchevêtrées à des questions d'ordre sociopolitique relatives aux intérêts, aux désirs et aux angoisses des partis en présence. Où se mêlent donc la capacité des scientifiques à représenter en public les faits observés et les sentiments des acteurs sociaux intéressés par les problèmes, ainsi que l'élaboration des malaises, des malentendus et des mésententes. Or, de pareils enchevêtrements ne peuvent pas être tranchés à coups de grandes déclarations. Ils demandent à être patiemment dénoués, selon les fils propres à chaque problème.

A l'heure où Bruno Latour republie son ouvrage CogitamusSix lettres sur les humanités scientifiques (2009, Paris, La Découverte, 2014), c'est à partir d'éléments semblables que l'auteur entreprend une démarche en plusieurs temps. Il cherche d'abord à identifier les diverses couches constitutives de ce qui peut être reconnu comme scientifique et ce qui ne saurait l'être. Opération de discrimination (à la limite du kantisme), il est vrai, nécessaire, mais qui doit aussi renvoyer à des actes de langage précis. Puis il discute la façon courante dont sont aujourd'hui conçus et réalisés les débats publics. Et, c'est en ce point qu'intervient la littérature. Il propose d'importer dans le domaine des controverses les modalités de fonctionnement caractéristiques des débats interprétatifs pratiquées dans les salles de classes littéraires.

Quant au premier point, il est tout à fait nécessaire d'éclairer ceci qui, encore une fois, ne concerne pas les discussions intrinsèques à la recherche scientifique : la prétention du discours scientifique à fournir des données objectives qui méritent d'être discutées du fait même de leur prétention à être indiscutables. Sur ce plan, bien sûr, aucune discussion ne peut être entreprise en public si tous ne parlent pas de la même chose, sachant qu'un objet scientifique (atome, cellule, attraction,...) ne se "voit" pas, ce qui faciliterait la reconnaissance doxale mutuelle. 
Mais c'est aussi à ce niveau qu'interviennent les cadres interprétatifs qui donnent sens à cet objet (un exemple flagrant, dans les sciences humaines : la soi-disant corrélation entre des types de comportements perçus comme criminels et les différences raciales). C'est aussi à ce deuxième niveau que l'intervention des non-spécialistes est possible, leur participation aux controverses est même requise, puisqu'il est question des cadres interprétatifs mobilisables et non plus seulement de ceux qui sont mobilisés spontanément par les savants. Dès lors que les finalités existentielles, ainsi que le précise l'auteur, de la société ou des individus, est en jeu, l'émergence, le développement et l'utilisation des savoirs scientifiques sont bien suspendus à la question : "pour quoi faire ?"

Sachant par conséquent que les réflexions explicitement orientées sur les finalités doivent demeurer l'occasion de débats citoyens, et les limites (au sens positif) des éléments à y introduire étant fixées, il convient de revenir sur le problème de la conduite des débats.

L'auteur rappelle tout d'abord que nous vivons sur un héritage. La solution qui a longtemps prévalu en ce domaine était celle de référer à une aristocratie de la compétence, accréditée à voir de haut ce dont avaient besoin des peuples. Un tournant a incontestablement eut lieu, mais qui a souvent abouti à inverser les données. Le monde postmoderne (au sens éclectique du terme) a doublé la suspicion à l'égard des élites d'une suspicion à l'endroit de tout discours à prétention totalisante.
 Mais en a aussi conclu que toute parole se vaut, dans n'importe quel cas et sur n'importe quel sujet. C'est précisément afin de dépasser ce jeu d'inversion que l'auteur prend la plume, refusant aussi bien le "seule ma parole vaut" que le "tout se vaut". Ce qui revient aussi, paradoxalement, à bien mettre en avant les finalités existentielles et les références culturelles, sans pour autant faire tomber les concepts scientifiques dans le préjugé. L'optique n'est pas d'opposer les non-spécialistes et les experts ou de nier les différences, elle est d'abord de rappeler que chacun est à la fois expert et non-spécialiste (sur des niveaux de discours et de compétences différents) et que les sciences méritent la discussion, non quant à leurs concepts internes, mais quant à la finalité des recherches et au choix des priorités de la recherche.

Il faut comprendre aussi, au cœur de cet exposé, une critique explicite de la rationalité argumentative, à la manière de Jürgen Habermas. Si, précise l'auteur, la conception habermassienne du débat public a le mérite d'être élégante et éclairante, elle se perd dans une conception relativement rigide du contenu logique de l'argumentation. Elle prend le risque de valoriser l'énoncé de propositions claires et distinctes, plutôt que faire place à la controverse, à l'impertinence et au débordement, à l'événement et l'inconnu. Résultat, cette conception ne peut se déployer qu'en excluant les "partenaires bizarres", tels que les définit par exemple Jean-François Lyotard, dans sa propre théorie des jeux de langage (inspirée, comme on le sait, d'une certaine lecture de Ludwig Wittgenstein).

Voilà où l’on renoue avec le thème de cet ouvrage : "De ce point de vue, on peut caractériser l'approche habermassienne comme une dénégation de tout ce qui fait la dimension littéraire du discours". Ce qui revient en fait à revenir aux catégories anciennes de l'inventio, de la dispositio, et de l'elocutio. En un mot, c'est peut-être du côté des trucs rhétoriques qu'il conviendrait d'aller chercher de quoi enrichir nos débats publics. Une sensibilité littéraire, souligne l'auteur, pourrait engager de nouvelles formes de rationalité. Dissentiment et pluralité sont effectivement le lot de la littérature. De nouveaux gestes discursifs, capables de tisser nos dissentiments en forces communes, peuvent être inspirés par elle. Par conséquent, l'auteur propose de "littérariser" les controverses publiques. Il prend pour modèle le débat interprétatif, celui qui fut introduit officiellement dans les programmes  scolaires français d'enseignement de la littérature en 2002. L'exercice se déroule en quatre phases : énoncé des règles du jeu interprétatif, sollicitation des participants, assemblage des éléments sur lesquels les participants sont parvenus à un accord, et mise au jour des principaux points de dissensus.

Et l'auteur de déployer cette structure autour d'exemples : le débat sur les OGM, d'abord. Mais il se lance ensuite sur un terrain plus délicat, en ce qu'il ne comporte plus de référent scientifique, le débat sur le "voile" ou les débats sur des traits interculturels, ce qui revient aussi à se heurter aux intraduisibles.

Outre cette question des débats publics, l'extrême intérêt de l'ouvrage réside aussi dans le fait qu'il construit sa perspective à travers les problèmes et les penseurs du moment. Nous avons cités Bruno Latour et Jean-François Lyotard, mais l'auteur se réclame aussi de Gilles Deleuze, de Jacques Derrida, de Barbara Cassin, et de bien d'autres (de la philosophe analytique, en particulier). À cet égard, le parti pris ne doit pas seulement séduire, il est efficace puisqu'il souligne les compétences acquises, depuis quelques années, sur les controverses, les échanges d'arguments et les formes des débats. Il n'est pas certain que la flamme des débats soit éteinte pour autant dès lors que les émotions et les passions gagnent le terrain, par la rivalité, la haine parfois, et en tout cas, la violence des mots et la fureur des caractères