Dans un numéro spécial réédité en poche, la revue Hérodote nous propose une réflexion stimulante sur l’extrême droite européenne. Dirigé par la géographe Béatrice Giblin, cet ouvrage pointu permet d’en appréhender la pluralité et d’en dessiner des contours pour le moins mouvants.

Si le raz de marée populiste annoncé par les observateurs les plus pessimistes ne s’est finalement pas abattu sur l’Europe, les dernières élections européennes ont laissé entrevoir une poussée nationaliste notable. En France, le triomphe du Front national, qui a permis au parti d’avoir le plus grand nombre d’élus à l’occasion des dernières élections, a suscité de vives réactions chez une classe politique abasourdie. En effet, ce résultat sonne comme un désaveu de l’orientation des politiques européennes menées depuis le début des années 90. Cet ouvrage s’inscrit donc dans un contexte politique inédit et offre des clés de compréhension essentielles à ceux qui s’interrogent sur ce phénomène nouveau. A travers une construction originale - puisque chaque chapitre est consacré à une situation nationale - les auteurs dressent un panorama des extrêmes-droites européennes qui va du Jobbik hongrois à l’Aube dorée grecque en passant par les radicalismes nés en ex-Yougoslavie ou en Scandinavie ou encore l’UKIP britannique.

Une approche géopolitique

L’originalité de cet ouvrage réside dans son approche géopolitique de l’extrême droite à l’échelle européenne. Politologues et historiens s’intéressent depuis des décennies, déjà, à la généalogie de ses courants et à la nature de ses discours. S’ajoute ici une approche géographique plus territorialisée qui permet de saisir les spécificités des partis politiques par Etat. De plus en plus de chercheurs se penchent aujourd’hui sur la cartographie électorale qui est devenue un outil indispensable à la bonne compréhension des comportements politiques. Comme le rappelle Béatrice Giblin, « l’approche géopolitique ajoute l’analyse au plan local du contexte économique, social et culturel et prend aussi en compte l’importance des représentations liées à la nation dans le comportement politique ». Ces nouveaux outils offrent ainsi une grille de lecture originale au plus près des particularités locales, et s’avèrent indispensables à la bonne compréhension d’un phénomène aussi complexe que passionnant.

Depuis plusieurs années, on assiste dans toute l’Europe à la surenchère et à la radicalisation d’un discours politique guidé par un sentiment de repli et de crispation identitaires. Les auteurs dressent ici l’état des lieux alarmant d’un paysage politique européen en pleine mutation qui, du nord au sud et de l’est à l’ouest, voit murir des partis politiques radicaux hostiles au projet d’union européenne amorcé après-guerre.  Un discours qui puise sa force dans la perte de repères et donc de sens qui touche les citoyens. Cette désorientation a des fondements à la fois économiques, sociaux et culturels et tire sa force de la crise de la démocratie représentative, perçue comme un facteur d’impuissance politique et de corruption des élites. Symptôme de la déroute des partis traditionnels, le populisme séduit de plus en plus et semble être la réponse la plus adaptée aux incertitudes qui pèsent sur le Vieux Continent.

La lecture de cet ouvrage collectif s’avère précieuse tant par l’éclairage qu’il apporte sur les résultats du dernier scrutin européen que par  son décryptage des rapports de force qui s’instaurent et se construisent progressivement entre une myriade de partis très différents les uns des autres. Il amène donc à nous interroger sur plusieurs points : existe-t-il une unité idéologique entre les différents courants de l’extrême-droite qui fleurissent à travers l’Europe ? Y-a-t-il une spécificité territoriale de l’extrême droite européenne qu’il s’agisse de sa nature ou de sa réussite électorale ? Peut-on parler d’un front populiste européen ? C’est cette gageure que les contributeurs de cette revue, tous spécialistes de leur sujet, tente de relever.

Crise de l’Union Européenne : la Nation comme seule remède ?

Chapitre après chapitre, les différents auteurs insistent sur la centralité de l’idée de Nation dans les comportements électoraux amplifiée par la montée en puissance de l’Union Européenne, machine bureaucratique, opaque et vampirisante, qui peine à convaincre de la pertinence de son action et dont la marge de manœuvre politique est sans cesse contestée. L’Union Européenne constitue en effet un repoussoir idéal, cristallise les angoisses, le pessimisme et le sentiment de déclin des peuples européens.

Cette « machine à cauchemars » entretient une défiance vis à vis des partis traditionnels et favorise, de fait, l’émergence de partis populistes dont les piliers sont l’hostilité à l’idée d’une Europe politique et le repli nationaliste face à l’immigration incontrôlée. 

L’identité nationale est alors perçue comme un monolithe menacé par un corps étranger qui viendrait diluer valeurs et tradition dans un magma mondialiste et libéral.

L’immigration musulmane ou la construction du bouc émissaire

Une des constantes des extrêmes droites européennes est la défense de l’homogénéité de la nation. Mais les auteurs ne s’y trompent pas, c’est bien l’un de ses corollaires, l’immigration arabo-musulmane, qui est au cœur des thématiques portées par les partis populistes européens. L’immigré est considéré comme une menace qui risque d’altérer, à terme, l’équilibre des nations. Il est également le point de fixation de théories comme celle du « Grand remplacement » qui rencontrent un grand succès dans les milieux radicaux.

L’immigré a toujours été un bouc émissaire, mais ce statut s’est renforcé dès lors que certains partis ont construit un discours anxiogène sur l’Islam. L’immigration serait plus menaçante parce que musulmane. Une sorte de cinquième colonne dans l’Etat qui ne respecterait que des règles religieuses  archaïques et dont l’intégration constituerait un défi impossible pour les pouvoirs publics. En ce sens, Béatrice Giblin ajoute que  « le discours sur l’impossible intégration des migrants musulmans rencontre un écho certain, encore accru par l’amalgame  musulman-terroriste ».

Les partis d’extrême-droite présentent la libre circulation des biens et des personnes au sein de l’espace Shenghen comme l’amplificateur de l’immigration clandestine. L’Union Européenne est le cheval de Troie du libéralisme le plus sauvage car il favorise l’arrivée incontrôlée des immigrants, fait pression sur les salaires à la baisse et propose donc une main d’œuvre bon marché aux grandes entreprises qui pousse inexorablement les salariés nationaux vers un chômage de masse. Le syllogisme est implacable.

Dès lors, l’Europe n’apparaît plus comme un projet politique et économique aux effets positifs mais comme une entreprise qui fragilise la nation en facilitant l’immigration. L’Europe déstabilise les marchés de l’emploi, détricote la souveraineté des nations et ouvre grand les vannes d’une immigration qui altère les conditions de vie et de travail des nationaux.

Le cas français est significatif : l’immigration est un phénomène ancien qui a toujours suscité hostilité et crispation. L’intégration s’est toujours faite par étapes, sur plusieurs décennies et n’a jamais été un processus aisé. Aujourd’hui, l’extrême-droite défend un discours sur l’impossible intégration des migrants musulmans qui rencontre un écho non négligeable et tend à se fixer dans les représentations collectives. L’Islam ne serait structurellement pas compatible avec la République et, pire, la menacerait dans ses fondements, foulant aux pieds des siècles d’histoire et de tradition. La situation est encore plus alarmante dans les pays où l’immigration est un phénomène récent. C’est le cas de la Scandinavie, ou des pays qui furent des pays d’émigration devenus des pays d’immigration, comme l’Italie ou l’Espagne.

Immigration musulmane, mondialisation, désindustrialisation, montée du chômage, crise économique et financière, dégradation des politiques publiques, sentiment d’abandon et hantise du déclassement, autant de facteurs qui favorisent l’essor des partis d’extrême-droite en Europe. Une extrême-droite qui, paradoxalement, parvient à incarner l’avenir en proposant un retour en arrière. Une extrême-droite qui prospère sur la peur de l’avenir en projetant une vision apocalyptique du futur.

Toutefois, les auteurs rappellent que cette poussée populiste est en grande partie conjoncturelle et témoigne d’un sentiment de réaction à la marche du monde. Le vote pour les partis d’extrême-droite des électeurs répond à une volonté de contrôle et de reprise en main de la destinée nationale. Les partis populistes prennent appui sur ce climat de défiance légitime et usent d’une rhétorique du redressement dans le cadre national. Pour ces derniers, la Nation est l’échelle la plus pertinente pour apporter la protection dont les peuples ont besoin.

L’imprégnation idéologique des idées populistes

A l’heure où les observateurs parlent de porosité entre la droite et l’extrême droite, de « droitisation » de la vie politique, ne faut-il pas y voir une imprégnation des thèmes portés par l’extrême-droite dans les sociétés européennes ?

Comme le dit Béatrice Giblin, « l’influence politique des partis populistes de droite se fait désormais sentir dans l’orientation des politiques publiques ». L’habileté politique de l’extrême-droite réside donc dans sa capacité à jouer un rôle de prescripteur idéologique. En effet, les extrêmes-droites européennes sont aujourd’hui maitresses du jeu politique. L’effet d’entrainement et la maitrise de l’agenda politique leur permettent de donner le tempo et  d’imposer leurs thématiques aux partis de gouvernement.

Si les résultats électoraux des partis d’extrême-droite ne sont élevés que dans certains territoires, les discours populistes sont repris par les partis classiques afin de récupérer un électorat séduit par des solutions directes et radicales. Béatrice Giblin déconstruit l’effet pervers de ce processus d’imprégnation politique et prouve que cet artifice électoral n’est pas efficace puisque qu’il vient valider les idées d’extrême-droite dans l’opinion et ainsi renforcer un vote qu’il tente de détourner. L’auteur s’inquiète de la montée en puissance des discours populistes et de leur banalisation dans des partis modérés qui, par pure stratégie, en viennent à prendre des positions plus radicales pour attirer vers eux l’électorat le plus large.

Ainsi, dans plusieurs Etats européens, non seulement les partis d’extrême-droite obtiennent des scores comparables et parfois même supérieurs à ceux du FN mais le système électoral leur permet de faire partie de coalitions gouvernementales constituant des majorités parlementaires de droite. L’Autriche, par exemple, fut le premier Etat européen à avoir une coalition gouvernementale dans laquelle se trouvaient des élus du parti d’extrême droite FPÖ. Si le cas autrichien avait ému l’Union Européenne, la présence de ministres d’extrême-droite dans certains gouvernements européens aujourd’hui ne suscite plus des réactions aussi fortes ; peut-être parce que la mise au ban des Autrichiens, n’a eu aucun effet. Le FPÖ ayant continué de prospérer, même après la mort accidentelle de son leader Jörg Haider en 2008.

Les sentiers de la respectabilisation

Les partis d’extrême-droite ont presque tous un point commun : une volonté de lisser, moderniser et adoucir leur image en sortant de la mythologie et de l’imaginaire fasciste hérités des grands combats du XXème siècle. Ces partis veulent apparaître comme n’ayant rien de commun avec l’extrême-droite historique. Leurs leaders, comme en Scandinavie, en Grande-Bretagne ou en France, condamnent fermement les propos racistes et xénophobes de leurs militants mais cela ne signifie pas que les discours et les comportements racistes et xénophobes aient réellement disparu.

Ce n’est pas que le centre de gravité du débat politique déplacé vers la droite repousse mécaniquement celle-ci vers l’extrême-droite, mais les luttes partisanes conduisent forcément à une surenchère dans la recherche de différence. Dans un paysage politique où les partis de gouvernements peinent à se différencier les uns des autres, chacun cherche à cliver, à marquer sa singularité.

En définitive, la lecture de cet ouvrage collectif s’avère précieuse. Etat après Etat, les différents auteurs nous proposent un état des lieux précis et clair. Toutefois, cette compartimentation par Etat est un choix aussi pertinent que contestable. Pertinent car il permet de rappeler la singularité de chaque extrême-droite à l’échelle nationale, d’en comprendre les racines culturelles et idéologiques ainsi que d’en identifier les soubassements politiques. Contestable car l’approche nationale, bien qu’indispensable,  n’est pas accompagnée d’une vision globale sur une lame de fond qui dépasse le strict cadre étatique. De même le biais historico-géographique pris par les rédacteurs délaisse les rapports de force politiques intracommunautaires. En effet, presque rien sur les liens qu’entretiennent les différents partis populistes entre eux, clé de voûte des alliances et des tractations qui se nouent tous les 6 ans aux Parlement européen. Enfin, on ne peut que regretter l’absence des cas suisse et italien, deux pays dans lesquels les partis d’extrême-droite sont en plein essor. Si cet ouvrage manque à certains moments de liant et de perspective globale, le format adopté est néanmoins très pédagogique et dresse un excellent état des lieux des populismes européens