Malgré quelques articles originaux, des partis-pris sur le fond comme sur la méthode biaisent quelque peu le travail des deux cents auteurs.

Il y a sans doute deux façons d’utiliser un dictionnaire comme celui-ci : on peut soit l’appréhender comme un ouvrage à consulter pour une question précise, par exemple sur le « judaïsme massorti » ou les « écrivains yiddish », soit partir pour une promenade intellectuelle en rebondissant entre les 360 entrées, la curiosité aiguisée par les textes et les renvois. Dans les deux cas, le Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944 pourra généralement, au premier abord, satisfaire le lecteur, mais aussi, involontairement, susciter son esprit critique.

Oublis et lacunes

Il est toujours facile de trouver des oublis dans les entrées d’un tel dictionnaire, mais les lacunes constatées correspondent ici à des sujets qui fâchent, qui ne sont pas particulièrement à l’honneur du judaïsme français. Partons par exemple de l’entrée « Alyah » qui traite des Juifs français qui décident de faire leur vie en Israël, ou littéralement, de leur « montée » vers la « Terre promise ». L’auteur, Denis Charbit, lui-même installé en Israël, aborde le sujet dans une perspective historique et prend soin de préciser, ce qui est tout à son honneur, que s’il y a en moyenne chaque année 1300 Juifs français qui font leur alyah, on ne sait rien sur le nombre de Français qui rentrent en France faute d’avoir réussi à trouver leur place dans la société israélienne (le sujet n’a pas bonne presse !). Plus loin dans le même article, dans la dernière section consacrée au départ des adolescents, il est question d’une série de « mouvements de jeunesse dits ‘pionniers’, tels l’Hachomer Hatsaïr, Hanoar Hatsioni, le Dror, le Betar et le Bnei Akiva. ». Seulement, aucune entrée ne nous renseigne sur ces organisations et ni le Betar ni la Ligue de défense juive (LDJ), deux organisations juives violentes, situées à l’extrême droite du champ politique – la LDJ est interdite depuis 2003 – ne sont évoqués dans le dictionnaire. Et cela ne semble pas être seulement faute de place, puis l’article suivant, en partie redondant, traite de « l’Alya des jeunes » (cette fois-ci, « Alya » sans ‘h’ à la fin). Et là encore, lorsque Laurence Podselver mentionne pudiquement que certains Français viennent s’installer « au-delà de la ‘ligne verte’ », elle omet d’expliquer qu’il s’agit des colonies en Cisjordanie occupée.

La droitisation du judaïsme français

Si l’article sur le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) évoque timidement la droitisation de cette institution, on ne trouve pas d’entrée sur Gilles William Goldnadel, véritable trait d’union entre le CRIF et l’extrême droite française, instrumentalisant d’une part la haine contre les musulmans et harcelant d’autre part devant les tribunaux toute personne critiquant le sionisme ou dénonçant certaines décisions du gouvernement israélien, relatives par exemple à la poursuite de la colonisation en Cisjordanie. Au contraire, M. Goldnadel s’est vu confier la rédaction d’une entrée sur Annie Kriegel dans laquelle le communisme n’est décrit que comme un « vertige millénariste ». Heureusement, l’excellent article sur « l’universalisme », rédigé par Michael Löwy, rappelle l’importance, encore actuelle, de mouvements aussi divers que l’anarchisme, le socialisme ou le communisme en tant que modes d’expression privilégiés de l’identité juive pour certains Juifs souvent athées ou agnostiques.

Parmi les articles sur les idéologies, les attentes sont bien sûr nombreuses au sujet du « sionisme ». On retrouve là un autre texte de Denis Charbit, assez contrasté. La part de la France dans le développement du sionisme est bien présentée mais il n’est pas précisé que Theodor Herzl lui-même, le père du sionisme politique moderne, envisageait en 1896 de placer l’État juif en Argentine et allait jusqu’à recommander, en 1903 lors du sixième congrès sioniste, l’adoption d’une motion plaçant l’État juif en Ouganda. En outre, il n’est pas question dans cette entrée de « Cisjordanie » mais de « Judée-Samarie », terme biblique généralement utilisé par les défenseurs de la politique colonialiste israélienne. Dans un sursaut de conscience, l’auteur signale tout de même : « A force de s’aligner automatiquement sur la position du gouvernement israélien, on en vient par conformisme et par zèle à frapper d’ostracisme tous ceux qui ne professent pas le soutien inconditionnel »   .

Une polémique déplacée contre Shlomo Sand

On peut alors se reporter à l’article « Antisionisme », de Jacques Tarnero, et la déception n’est que plus grande. Le sionisme est défini comme « le projet de création d’un État juif dans la terre d’origine des juifs dispersés dans le monde après la destruction du deuxième temple de Jérusalem en 70 », confondant le récit biblique et l’histoire des migrations et des conversions. Puis prolongeant la confusion par l’aberration, l’auteur accuse à la fin de son article l’historien Shlomo Sand d’être hostile à l’existence de l’État d’Israël, alors que Sand se définit lui-même comme post-sioniste, estimant que si Israël est né d’un viol, l’enfant qui en résulte a bien sûr le droit de vivre.

Le lecteur étonné, sinon franchement contrit, voudra peut-être se reporter à « Sand », mais il ne trouvera pas d’entrée. L’index le renverra vers les pages 177-178 auxquelles Antoine Spire traite d’un seul des livres de l’historien israélien, Comment le peuple juif fut inventé (entrée à « Comment… » et non à « Sand »). Là encore, le traitement est plus qu’expéditif. Il est d’abord inexact d’affirmer que Sand s’est fait « une spécialité d’affirmer l’inexistence du peuple juif ». Si le titre de son livre évoque une « invention » de ce peuple, dans le sens habituel d’une construction sociale, on peut au contraire en conclure que ce peuple existe bien puisqu’il est construit, comme la plupart des peuples (on pourrait de même parler d’une « invention » du peuple français). Certains passages, dans la suite du texte, relèvent plus de la polémique gratuite que du niveau qu’on peut attendre d’un ouvrage censé être de référence. A titre d’exemple, on apprend que « Les Romains n’auraient déporté personne… faute de trains et de camions pour ce faire »   .

Une anomalie structurelle

Certains auteurs comme Raymond Aron, Boris Cyrulnik ou Philip Roth (« Philippe » dans le dictionnaire, sans doute pour le lier au judaïsme français) ont droit à une entrée alors que d’autres ne sont présents que par un de leurs livres, ou même à travers une simple citation. Ainsi, le lecteur soucieux d’en savoir plus sur les positions de Charles de Gaulle face au judaïsme français ne trouvera rien à « Gaulle, de » ni « de Gaulle » car l’article propre au célèbre général est à « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » (en référence à sa conférence de presse du 27 novembre 1967).

Pour Alexandre Adler, c’est le Le Peuple-Monde qui a été choisi. Au sujet des mouvements de protestation en Israël (qui datent de l’été 2011), l’auteur de l’entrée, Antoine Spire (qui signe une vingtaine de textes dans l’ouvrage) estime non seulement qu’il n’y avait pas d’objectif politique dans ces manifestations (ce qui est tout à fait inexact), mais encore, il propose une explication plaçant les Juifs au-dessus de tous les autres : « c’est que le peuple israélien assoiffé de justice aspire plus qu’ailleurs à l’égalité tout simplement  parce qu’il est nourri par des textes d’une puissance incomparable. »   . Encore les dégâts d’une interprétation littérale du « peuple élu »…

Des questions importantes passées sous silence

Paradoxalement, alors que les directeurs de cet ouvrage revendiquent l’existence d’un peuple juif (peut-être ‘biologique’, s’ils récusent l’idée d’une construction chez Sand), ils précisent dans l’avertissement que « conformément aux règles typographiques en usage, l’éditeur a choisi d’orthographier le mot juif avec une minuscule ». Pourtant, la majuscule est essentielle pour différencier les Juifs, en général, en tant que peuple, des membres de la communauté religieuse juive (comme les « chrétiens » ou les « musulmans »). On est donc loin de simples « règles typographiques en usage » et un peu de cohérence aurait été bienvenue !

Le terme « Shoah » n’est d’ailleurs pas non plus discuté dans ce dictionnaire (défaut également signalé dans la recension du Dictionnaire de la Shoah présentée sur nonfiction.fr. Il s’agit d’un terme hébreu, langue liturgique sinon étrangère pour la majorité des victimes, signifiant catastrophe naturelle (voir à ce sujet le texte lumineux d’Henri Meschonnic). D’ailleurs, il ne devrait pas avoir échappé à l’auteur de l’article « Shoah, deux historiens », Yves Ternon, que les deux historiens considérés récusent le terme Shoah (Raoul Hilberg à écrit La Destruction des Juifs d’Europe et Saül Friedländer s’est concentré dans le tome 2 de L’Allemagne nazie et les Juifs sur « Les années d’extermination »).

Des erreurs et coquilles

Là encore, tout ouvrage d’une telle ampleur (près de mille pages) contient presque toujours des petites coquilles. Toutefois, on lit par exemple à propos de Raul Hilberg « Né en 1929 à Vienne, 1939, ce jeune juif autrichien émigre en 1939 aux États-Unis (…) »   . Outre cette étonnante répétition, précisons qu’il est né en 1926 et non en 1929. D’autres erreurs sont plus graves et ne relèvent malheureusement pas de simples fautes de frappe. Dans l’avant-propos, Jean Leselbaum écrit que « la France a été [pendant la Seconde Guerre mondiale] la judaïcité européenne la plus épargnée »   . C’est faire peu de cas de l’histoire des Juifs bulgares ou même danois ! Plus loin, dans l’article sur le mensuel L’Arche rédigé par Edith Ochs, les revues Les Temps modernes et Commentary sont décrites comme nées dans les années cinquante   , alors qu’elles sont toutes les deux nées en 1945.

A cela s’ajoutent de nombreuses coquilles et une ponctuation parfois défaillante (il manque tantôt un point – « l’initiative Si les Lumières »   –, tantôt une virgule – « En France Noirs et Arabo-musulmans »   ). Les langues sont aussi mélangées, il est question dans l’entrée sur Rachi d’une « Wisssenschaft der Judaïsm »   .

Malgré ces défauts importants, l’ouvrage contient de nombreux articles passionnants (par exemple sur les Juifs dans différentes villes françaises) et parfois même courageux, par exemple sur le « divorce » (par Janine Elkouby) ou les « Homosexualité(s) » (Martine Gross). D’autres entrées comme « Image au cinéma » (Ophir Lévy) ou sur Georges Perec (Serge Koster) sont à la hauteur des attentes d’un lecteur curieux, novice ou pas, alors que si l’on se reporte à une entrée comme « laïcité », dont la rédaction a été confiée à Haïm Korsia (« Grand Rabbin » de son état), ou à « l’affaire Al Dura », on retrouve certains des biais cités plus haut (ton inutilement polémique, inexactitudes…). Il s’agit donc d’un ouvrage de qualité inégale, sans doute trop rapidement publié, car il aurait gagné à être relu par des correcteurs, sur le fond comme sur la forme, mais qui devrait trouver sa place dans de nombreuses bibliothèques

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

-    Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, par Jérôme Segal.
-    Shlomo Sand, Comment la terre d'Israël fut inventée : De la Terre sainte à la mère patrie, par Jérôme Segal.
-    Pierre Birnbaum, Face au pouvoir, par Jérôme Segal.
-    Saul Friedländer, Les années d’extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs. 1939–1945, par Jérôme Segal.