À l'exception d'Alma Mahler, les épouses de musiciens ont rarement attiré l'attention des biographes. Le cas de Lina Prokofiev le mérite, car sa vie, où l'exil, la persécution, la prison tiennent une si grand place, avec malgré tout une fin heureuse, est presque emblématique de ce vingtième siècle qu'elle a traversé de bout en bout.

Née à Madrid en 1897 d'un père espagnol et d'une mère russe, chanteurs l'un et l'autre, Lina a appris à parler couramment espagnol, russe, français et anglais. Après avoir vécu en Espagne, puis en Russie chez sa grand-mère maternelle, puis en Suisse, en 1908 elle suit ses parents à New York, où elle termine ses études tout en se préparant à une carrière de cantatrice. C'est en 1919, alors qu'elle est employée au Tsentrosoyouz, sorte de coopérative-banque d'entraide pour émigrés russes, qu'elle fait la connaissance du compositeur et pianiste virtuose de 28 ans Serge Prokofiev, venu en Amérique en 1918 avec la permission du commissaire bolchevique à la Culture, Anatoly Lunacharsky, pour honorer la commande de L'Amour des trois oranges par l'Opéra de Chicago.

À l'été 1920 Lina suit Prokofiev à Paris, où elle prend des leçons de chant avec la fameuse Félia Litvinne (elle étudiera aussi un temps avec Emma Calvé) et se produit dans des spectacles de cabaret. En mars 1923, à Milan, sous le nom de Lina Llubera, elle fait ses débuts à la scène, en Gilda de Rigoletto, au Teatro Carcano. Peu après, elle commence à apparaître en concert avec Prokofiev, qui a écrit pour elle ses mélodies sur des poèmes de Konstantin Balmont, et conçoit en partie pour elle le rôle de Nina dans L'Ange de feu. Elle interprète fréquemment avec lui sa cantate du Vilain Petit Canard. Leur mariage a lieu en octobre 1923, quelques mois avant la naissance d'un premier fils, Sviatoslav ; un second, Oleg, naîtra quatre ans plus tard. Les Prokofiev se sont réinstallés à Paris, où ils deviennent l'un et l'autre des adeptes de l'Église du Christ scientiste. Tandis que la carrière de Prokofiev progresse, avec le succès de Chout et du Pas d'acier aux Ballets russes et du troisième concerto pour piano au concert ; celle de Lina, en revanche, piétine. Elle n'en continue pas moins de se produire avec son mari, qu'elle suit en tournée aux États-Unis en 1926. Elle le suit également l'année suivante lorsqu'il accepte une invitation à donner une série de concerts en Union soviétique : c'est, comme le souligne Simon Morrison, un grand succès de propagande pour le régime. Quant à elle, elle n'avait pas mis les pieds en Russie depuis 1907.
   
Longuement et habilement préparé par les autorités soviétiques par des promesses alléchantes, le retour définitif de Prokofiev en Russie s'explique par diverses raisons, le découragement lié à la crise de 1929, à la mort de Diaghilev (lequel offrait une espèce de seconde patrie aux musiciens russes exilés), et à l'ombre que lui causait le succès de Stravinsky et de Rachmaninoff venant accroître un incontestable mal du pays. Lina, dont la carrière n'a jamais vraiment décollé, se laisse elle aussi appâter.  En 1935, elle rejoint Serge, qui travaille à Roméo et Juliette, commandé par le Bolchoi et qui ne sera créé que cinq ans plus tard, à Léningrad, après d'innombrables retards et difficultés. Il semble qu'elle se soit rendu compte avant lui du danger au moment de l'annonce foudroyante de la condamnation de  l'opéra de Chostakovitch, La Lady Macbeth du district de Mzensk, sur ordre exprès de Staline, en janvier 1936, alors qu'elle préparait à Paris leur déménagement, qui a lieu durant l'été. C'est elle également qui commence presque aussitôt à désenchanter.
   
Prokofiev a reçu l'assurance qu'il pourra continuer à se produire à l'Ouest : c'est le cas fin 1936 et début 1937, puis l'année suivante, où Lina se produit avec lui à Washington et à New York. Sur le chemin du retour, elle retrouve sa mère à Paris, sans se douter que c'est leur dernière rencontre. (On perd toute trace d'Olga Codina après la fin des années 1940.) Les autorités soviétiques n'autorisent plus Prokofiev ni sa femme à quitter le pays. Mais bien d'autres épreuves attendent Lina. Durant l'été 1938, au cours d'une cure en sanatorium Prokofiev fait la connaissance d'une jeune femme de 23 ans d'une famille bien en cour avec le régime, Mira Mendelson, qui devient sa maîtresse. En mars 1941, il quitte sa femme et ses fils. En octobre, Lina perd sa dernière occasion de quitter le pays lorsque le diplomate qui lui offre de l'accompagner en Amérique comme traductrice est tué dans un bombardement. Elle passe les années de guerre comme traductrice au Sovinformburo, organisme de propagande. Malgré le danger, les privations, les maladies elle et ses deux garçons survivent. Elle est même présentée au général de Gaulle à l'ambassade de France lors de sa visite officielle en Russie soviétique en décembre 1944.
   
En janvier 1948, année où Prokofiev (de même que Chostakovitch et d'autres compositeurs) tombe en disgrâce après être condamné par Jdanov pour “formalisme”, il épouse Mira, ayant fait annuler son premier mariage sous prétexte qu'il n'avait pas été enregistré auprès des autorités soviétiques. Le mois suivant, Lina est arrêtée par le NKVD (rebaptisé MGB). Après neuf mois d'incarcération, dans des conditions tenant fréquemment de la torture, à la prison de la Lubianka, puis de Lefortovo, où elle est accusée d'espionnage, en raison de ses contacts de l'après-guerre avec les ambassades de pays occidentaux, elle est condamnée, après un procès d'un quart d'heure, à vingt ans de travaux forcés. Pendant sept ans, elle va vivre dans un Goulag dans le nord  désertique du pays, avant d'être transférée dans un autre camp au sud-est de Moscou. Ce n'est qu'après la mort de Staline, le 5 mars 1953 — et celle de Prokofiev le même jour — que son fils Oleg peut enfin lui rendre visite. En juin 1956, elle est enfin libérée, en partie grâce à l'intervention de Chostakovitch.
   
En 1957, Lina parvient à faire casser l'arrêt qui a annulé son mariage avec Prokofiev. Cinq ans plus tard, le musicologue américain Malcolm Brown, qui l'interviewe à Moscou, est le premier Occidental à apprendre son arrestation et son séjour dans les camps. Après la mort soudaine de Mira en 1968, elle sollicite en vain, à plusieurs reprises, la permission d'accepter des invitations — en Suisse, à Sydney, à Paris — à assister à des événements musicaux ou commémorations. Oleg, qui a épousé en secondes noces une historienne d'art britannique, est le premier à quitter le pays pour s'établir à Londres, où sa mère le rejoint en 1974. Partageant sa vie entre Londres et Paris, où son petit-fils Serge s'installe en 1990, elle voyage, se produit à New York dans Pierre et le loup, qu'elle enregistre avec Neeme Järvi. Elle meurt à Londres, après une brève maladie, et est enterrée à Meudon auprès de la mère de Prokofiev.
   
Grand expert de Prokofiev, notamment de la partie soviétique de sa carrière, Simon Morrison, professeur à Princeton, était tout désigné pour raconter cette histoire, qu'il a patiemment reconstituée à partir des témoignages (pas toujours fiables) de Lina Prokofiev elle-même et surtout des archives disponibles en Russie. Il le fait avec une précision et une sobriété qui sont d'autant plus éloquentes. Quelques indices laissent supposer qu'il est moins à l'aise dans le domaine français que dans les choses russes : l'adjectif “coquette” est-il celui qui convient à la Micaëla de Carmen ? Sait-il qui est le romancier qu'il appelle “Marie-Henri Beyle” (et qui n'a pas l'honneur de l'index) ? Il semble attribuer “Pour vivre heureux, vivons caché” à La Fontaine, au lieu Florian, et croire que La Sérénade était un orchestre, alors qu'il s'agissait d'une société de concerts de musique de chambre (patronnée par la violoniste Yvonne Giraud, devenue marquise de Casa Fuerte par son mariage avec l'ami bien connu de Proust). Mais ce sont là des vétilles qui n'entachent nullement ce livre instructif et émouvant