De la planification "hors sol" des villes d'Afrique de l'Ouest à leur appropriation, un ouvrage au programme ambitieux mais qui manque parfois de rigueur.

Le livre volumineux et très bien illustré de Jérôme Chenal offre au grand public une bonne introduction aux problématiques des villes africaines doublée d’une approche intéressante d’anthropologie visuelle. En revanche, le propos peut décevoir le spécialiste des villes africaines : l’auteur gagnerait à mieux expliquer sa méthode de travail et à d’avantage se référer au reste de la production scientifique sur le sujet.

Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2009, le livre étudie les documents de planification urbaine dans trois villes-capitales (ou ex) ouest-africaines, Nouakchott, Dakar et Abidjan, et de les confronter à l’espace public tel qu’il est pratiqué d’une part, à travers des photographies de celui-ci, et tel qu’il est représenté d’autre part, à travers l’étude de la presse nationale. Autrement dit, l’argumentation repose sur ces trois P : Planification, Presse, Photographie.

Après une première partie consacrée à un tableau urbain des villes, chacun de ces trois thèmes donne lieu à une analyse séparée, et partant très juxtaposée.

La planification urbaine est tout d’abord étudiée dans chacune des trois villes (partie II). J. Chenal s’est livré à un travail intéressant d’analyse des documents de planification à la fois passés (de l'indépendance à nos jours) et à venir. Malheureusement il n’en livre que des commentaires et non pas des extraits, ce qui eût été bienvenu, comme lorsqu’il critique le ton paternaliste et encore empreint des représentations en cours à l’époque coloniale dans le SDAU de Nouakchott. Pour tout lecteur désireux de s’informer sur le thème de la planification, le livre sera néanmoins utile. J. Chenal effectue d’utiles mises au point (tableau comparatif p. 139), montrant combien la planification est menée en dehors de toute prise en compte de la réalité, combien elle est déconnectée des pratiques et des représentations des citadins ordinaires, puisqu’elle est en réalité conçue par des élites qui inventent de toutes pièces un homme moyen qui n’existe pas. Dans des passages très convaincants, la planification urbaine est qualifiée de « hors sol », ne prenant ni en compte la pauvreté massive et majoritaire de la population, ni les conditions climatiques saisonnières telle la saison des pluies, ni les modes de déplacement des citadins, ni l’omniprésence de l’activité informelle dans la ville, entre autres absurdités. Autrement dit, il n’y a dans ces documents d’urbanisme aucune prise en compte de la complexité urbaine. Plus encore, l’auteur rappelle que la plupart des chiffres avancés sont inventés, relevant de données glanées dans d’autres villes et transposées telles quelles ou extrapolées ! A Nouakchott, le thème de l’habitat n’apparaît même pas dans le plan directeur ; ailleurs, « rien sur l’énergie, sur le transport, ni sur l’environnement ni sur le social » (p. 144). Les plans d’urbanisme sont ainsi totalement décontextualisés, suivant au mieux un modèle aussi générique que vague de la ville africaine, mais toujours sans pauvres (Johannesburg constitue ainsi une référence pour les gouvernants dakarois), au pire un modèle de ville du Nord, sans forte croissance démographique ni masse paupérisée. Le livre constitue ainsi une charge virulente et utile contre la gabegie qui accompagne ces documents d’urbanisme, aussi coûteux qu’inutiles. C’est l’un de ses apports précieux.

Le deuxième axe d’analyse repose sur l’étude de la presse (partie III). L’auteur a dépouillé plusieurs quotidiens locaux en 2008 et a analysé les articles qui portaient sur l’espace public. Il a classé les thèmes cités et les a cartographiés par fréquence de citation, ce qui donne des cartes intéressantes. Malheureusement, là encore, il faut attendre la fin de la partie pour lire une synthèse qui combine les analyses dans les trois villes, après un catalogue fastidieux. Il est en outre regrettable que dans cette synthèse, l’auteur n’ait pas perçu combien les thèmes qu’il mettait en évidence étaient récurrents dans le temps et dans l’espace : les difficultés dont fait état la presse, comme celles de transport, d’inondations, d’envahissement des rues et trottoirs par l’activité marchande informelle, de sous-équipement (eaux usées, collecte des déchets), etc., sont bien connues et documentées depuis les années 1970. Qui plus est, cette situation, loin d’être caractéristique des trois villes choisies, est celle qui prévaut partout en Afrique subsaharienne. Plusieurs erreurs factuelles émaillent l’analyse dans cette partie (les musulmans à Abidjan fort maladroitement assimilés aux étrangers), tandis qu’on regrette l’absence d’actualisation : alors que le livre est publié en 2013, on parle encore du président Wade au Sénégal et de l’éventuelle candidature à sa succession de son fils Karim.

Le troisième axe d’analyse est centré sur l’image à travers la prise de vues de l’espace public (partie IV). C’est sans nul doute la partie la plus convaincante de l’ouvrage. L’auteur développe sa méthode dite d’anthropologie visuelle. Il s’agit entre autres de prendre un cliché d’un lieu choisi toutes les 30 minutes au cours d’une journée : « une journée dans la vie d’une ville » est ainsi proposée. A travers la banque de photographies ainsi recueillies (environ six cadrages par ville), J. Chenal analyse alors les évolutions de la rue : qui passe, qui circule, qui vend, qui achète, etc. La description des espaces publics en fonction de cette temporalité diurne s’avère passionnante. Le résultat le plus marquant est le fait que la rue soit massivement un espace masculin. Les femmes, au mieux, y représentent 25 à 30 % des individus qui passent dans une journée, avec des nuances bien sûr. A Nouakchott, les femmes représentent partout moins de 10 à 15 % des passants. L’espace de la rue est genré, et c’est un monde d’hommes (voir tableau p. 305). Le dépouillement des photos permet également à l’auteur de démonter certaines idées reçues : non, les rues des capitales ne sont pas envahies d’animaux ni de charrettes, et non, il n’y a pas d’enfants mendiants en masse. Ces analyses sont néanmoins affaiblies par l’absence de localisation des lieux cadrés ainsi que par l’absence de justification du choix de ces lieux.

Il faut attendre la cinquième partie pour que soient combinés les résultats issus de l’analyse de ces trois sources (la planification, la presse, la photographie). Enfin le lecteur comprend la démarche suivie, qui présente un intérêt incontestable. Il s’agit de confronter la ville pensée et planifiée à la ville représentée dans la presse, et à la ville pratiquée par les habitants. J. Chenal montre ainsi que la presse elle aussi montre un miroir déformant : écrite par des hommes, la question de la place des femmes n’est pas posée. Planifiée par des élites souvent formées en Europe, la ville ne correspond en rien aux projections qui sont dressées. Le mécanisme foncier en lui-même condamne à l’échec la planification : dès qu’une zone est indiquée dans un document officiel comme urbanisable, la spéculation s’y développe, incitant les plus pauvres confrontés au défi de se loger à aller plus loin sur des espaces non planifiés, d’où ils seront moins certainement expulsés. Quant aux terrains urbanisables, ils sont mis en coupes réglées par des élites bien informées qui investissent.

Au-delà de ces apports de fonds, le livre est remarquablement bien illustré et fort plaisant à manier. Presque chaque page comporte une photographie ou une carte, en couleurs. Mais force est de constater le décalage entre la qualité formelle de l’ouvrage et certaines faiblesses analytiques, ainsi que de fortes lacunes dans les références bibliographiques. Mieux intégrer ce travail à la littérature scientifique, en particulier géographique et sociologique, portant sur la ville ouest-africaine aurait conduit l’auteur à resserrer son propos et à éviter d’enfoncer des portes ouvertes. Toute la première partie, qui expose le cadre urbain des trois villes, a été maintes fois traitée. Nombre de thèmes abordés sont rebattus ; l’auteur énonce même des truismes pour n’importe qui connaît ces villes : « le glissement du formel à l’informel est une tactique de survie » (p. 210), « c’est un fait nouveau que de faire des parallèles entre insalubrité, maladie, hygiène et espérance de vie, ou pauvreté » (p. 68) : depuis l’étude de Snow sur le choléra à Londres, cela fait quelque… 150 ans ! La vision binaire consistant à opposer le centre riche aux périphéries pauvres est à nuancer fortement : à Dakar par exemple, les plus aisés sont les moteurs du changement en périphérie (vers Yoff) où sont construits grandes villas, complexes de loisirs et hôtels de luxe (pointe des Almadies). Un processus de périurbanisation mené par des classes aisées s’amorce bien. Plus curieux encore, outre ces approximations, est l’absence de citations de travaux de référence sur les villes étudiées ou sur la ville en général. Gérard Salem sur Pikine (Dakar), Cris Beauchemin sur Abidjan ou Armelle Choplin sur Nouakchott ne sont pas cités, pas plus que Jacques Lévy, qui est pourtant explicitement critiqué en creux à travers la dénonciation de la ville considérée comme générique. Quand il est affirmé que « la Banque mondiale fait aujourd’hui la ville africaine » (p. 96), propos fort et pertinent, on aurait aimé que l’auteur cite Annick Osmont (1995). Quand J. Chenal appelle de ses vœux la prise en compte de la parole des habitants pour une meilleure planification, on aurait aimé lire des références aux très nombreux et riches travaux des géographes sur la citadinité. Oubli ou choix délibéré ?

En dépit de ses faiblesses, le livre se lit agréablement, peut être appréhendé de manière non linéaire en fonction des centres d’intérêt de chacun et sera utile à ceux qui travaillent ou vivent dans l’une de ces trois villes, de préférence aux novices en matière d’études urbaines