Une livraison très riche de la NRF sur l’enfance à l’occasion des 70 ans du “Petit Prince” de Saint-Exupéry.

Cette livraison de La Nouvelle Revue Française vient célébrer le soixante-dixième anniversaire de la parution du livre le plus connu d’Antoine Saint-Exupéry, Le Petit Prince, à New York, le 6 avril 1943. On connaît la fameuse réflexion de son auteur, dans Pilote de guerre, mise en exergue de l’avant-propos de Philippe Forest : “L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti ! D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays.”

Rappelant un texte peu connu de Roland Barthes (“Pour une histoire de l’enfance”, en 1955), le directeur de ce numéro n’est pas dupe de ce mythe qui prend place aux côtés d’autres innocences inventées au XIXe siècle, comme le Génie, la Folie, le Peuple, de manière à “mêler tous ces refuges pour en faire un paradis d’une seule substance”, comme l’écrivait Barthes. Il n’est pas dupe non plus du succès actuel de la littérature pour la jeunesse, secteur florissant de l’édition. Ce qui l’inquiète davantage, c’est qu’“on écrit aussi de plus en plus pour les adultes comme si ceux-ci étaient des enfants”. Cela ne l’empêche de penser qu’on n’en aura certainement jamais fini d’écrire à partir de l’enfance “tant que le mot de ‘littérature’, du moins, conservera un peu du sens que nous lui connaissons encore”.

Citant Giorgio Agamben, pour qui “l’ineffable est, en réalité, enfance”, il rappelle qu’“il n’est pas d’écriture, de lecture qui ne paraisse puiser sa substance à la source secrète de l’enfance”. L’enfant est comme un revenant qui hante le texte littéraire qui l’invente et qui le conserve fantomatiquement vivant, ce que Pierre Péju nomme l’“Enfantôme”, en citant, en exergue d’Enfance obscure, cette phrase de Proust : “Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons, et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale.”

Dans le texte suivant, signé par Jean d’Ormesson, apparaît l’ambiguïté du génitif dans l’expression “enfance de la littérature”. L’écrivain croit d’abord qu’il s’agit des origines de cet art, puis comprend qu’il s’agit plutôt d’évoquer ses lectures d’enfance, ce qu’il fait avec humour et bonne grâce. S’il a lu très jeune des extraits de la Bible, il précise : “Dieu, pour moi, autour de 6 ans avait des compagnons. Ils s’appelaient Bicot, Les Pieds nickelés et Bibi Fricotin. Je n’avais pas de sœur. Bécassine et La Semaine de Suzette m’ont été épargnées.”

Tout un dossier est ensuite consacré au Petit Prince, avec le fac-similé de ses premières pages présenté par Alban Cerisier, un texte de l’écrivain chinois Zhou Guopping, qui a écrit une préface en 2000 pour une nouvelle traduction du Petit Prince. L’écrivain japonais Natsuki Ikezawa s’interroge ensuite sur l’appartenance de ce conte au patrimoine culturel japonais. Vient ensuite une réflexion de Philippe Forest sur “Peter Pan et le Petit Prince”. Héléna Villovitch propose, avec “Promenons-nous dans le boa. 7 photographies (et leurs légendes)”, un hommage spirituel et humoristique à Rudyard Kipling et à ses Histoires comme ça, tandis que Tiphaine Samoyault revient dans un beau texte, intelligent et sensible, sur l’écrivain préféré de son adolescence, Saint-Exupéry. Elle a donné pour titre à sa contribution la phrase un peu méprisante de sa tante, quand elle demanda le volume de la Pléiade de Saint-Exupéry pour son quatorzième anniversaire : “Ça te passera.”

La deuxième partie de la livraison s’intitule “Écrire enfant”, et l’on y trouve des contributions de Grégoire Polet, Stéphane Audeguy, Philippe Forest et Martin Winckler, sur leurs premiers écrits. Le sujet entraîne une forme d’émotion, jugulée par l’humour et l’intelligence. “Poète de 7 ans et demi aucun génie, aucun talent”, commente Audeguy relisant un poème écrit pour sa mère en 1972. Or, selon lui, “écrire, ce n’est pas du tout faire l’enfant. Ce serait plutôt un désenfantement, la fin d’une certaine puérilité, mais aussi de l’illusion jumelle : être adulte”.

Dans “Pavane pour un poème perdu (puis retrouvé)”, Philippe Forest revient sur la mort de sa mère et sur la découverte d’un poème qu’il avait écrit pour elle à l’occasion de la fête des mères de 1971. Il s’agit en fait d’un texte de Maurice Carême, mais l’enquête sur soi-même, le rapport à l’écriture, au deuil, est plus important que cette découverte finale. “Le plagiat est l’enfance de la littérature. Je ne suis pas loin de croire que, d’une certaine manière, mais d’une certaine manière seulement, il en dit la vérité. Les mêmes histoires nous viennent à tous de la vie, semblablement racontées autrefois dans le noir de la nuit, issues d’un passé si lointain qu’afin de grandir il faut l’avoir laissé derrière soi, soi-même renouant un jour le fil interrompu de ce récit oublié, reprenant le roman d’un autre et faisant comme s’il était le sien.”

Le troisième volet de la revue s’intitule “Écrire l’enfance” et contient des textes de Pierre Péju, Patrick Cabanel, Jean-Noël Blanc, Jean-Philippe Blondel, Valérie Zenatti, Grégoire Polet, Nathalie Kuperman, Gaëlle Obiégly et Geneviève Brisac, qui prennent la forme d’essais ou de fictions. Vient ensuite un texte expérimental de Jean-Claude Pinson, “Cachottière”, et en guise d’“épiphanies”, une contribution de François Bégaudeau, “Ce qu’animal sait”, sur ses expériences comme témoin de morts d’animaux, qui constituent une forme d’autobiographie express, du crabe au cochon, en passant par le caniche renversé devant une bande d’étudiants que ça amuse. S’insinue portant un “trouble persistant” : “Ce trouble sait quelque chose que je ne sais pas.”

L’intérêt de cette livraison de la NRF est bien de susciter à la lecture un “trouble” sur un sujet que l’on croit connaître, parce que l’enfance fait partie de l’“humaine condition”, et que les différents auteurs donnent à découvrir comme un continent toujours à explorer, chez soi ou chez les autres, chez soi comme un autre tout aussi bien.