Olivier Roueff nous retrace le devenir d'un genre musical d'origine américaine, tiraillé entre cultures populaires et savantes, par le biais de ses intermédiaires au XXe siècle.

L'ouvrage ne s'intéresse pas spécifiquement aux grands artistes qui ont particulièrement marqué cette musique (la production), ni même au public à proprement parler (la sphère de la réception), mais aux agents qui, " situés à leur jonction, s'emploient à mettre en relation des productions esthétiques avec des publics " (p.10). En d'autres termes, il observe donc " les catégories de perception et d'évaluation du jazz telle qu'elles sont élaborées et prescrites par les intermédiaires " (p.13), ne mentionnant qu’avec parcimonie les noms de Louis Armstrong, Django Reinhardt ou John Coltrane.

Afin de saisir cette histoire, l'auteur se propose de rappeler les grands moments de l’histoire du jazzen une série de sept chapitres, permettant de distinguer trois grandes parties. La première partie pose la question de la formation et de l'unité d'un genre musical défini comme un corpus esthétique, un espace social et comme ensemble d'expériences esthétiques spécifiques. La deuxième partie prolonge le questionnement sur la stabilisation des pratiques en interrogeant la formation d'un univers social spécifique entre 1941 et 1960, restituant trois types de processus regroupés sous la notion d'autonomisation (la spécialisation des producteurs, la formation d'un marché spécifique et l'autonomisation des instances de consécration). Enfin, la troisième partie traite des transformations récentes des expériences du jazz, puisqu'au cours des années 1980 " une nouvelle structure d'opportunités s'établit au croisement de la consécration étatique de l'avant-garde, des stratégies de réédition des fonds de catalogue par les firmes discographiques internationales, et de l'insertion du jazz dans les institutions pédagogiques savantes " (p.27-28).
Trois grands thèmes peuvent être retenus l'ouvrage : la question primordiale des intermédiaires, la dimension américaine de cette musique, ainsi que son caractère lettré.

Le rôle primordial des intermédiaires dans le jazz

Il convient de souligner avec l’auteur le rôle des intermédiaires pour définir un genre musical, promouvoir cette classification et la défendre comme terrain d’activités, tout en cherchant souvent à intéresser des publics mais surtout à se positionner vis-à-vis des concurrents.

Autrement dit, selon l’auteur, " Les univers de pratiques organisés autour de la relation entre des producteurs et des publics anonymes – de l’espace public aux marchés économiques – gagneraient à être plus souvent saisi par le milieu : les systèmes d'intermédiation qui contrôlent la réception, les intermédiaires qui prescrivent performativement leurs goûts aux publics (amateurs, clients, citoyens…), comme aux producteurs (artistes, entreprises, représentants politiques…) " (p.359).
Ces intermédiaires dont il est question se nomment Hugues Panassié, Jacques Canetti, Charles Delaunay, André Hodeir ou encore Jacques Souplet. Ainsi, l'ouvrage s'intéresse à la trajectoire d'amateur et à la posture critique développée par Hugues Panassié (1912-1974), qui entend défendre une approche traditionnelle du jazz autour des " grands maîtres " opposée au tout commercial. Entrepreneur culturel, il co-fonde le Hot Club de France en 1932, ainsi que la revue Jazz hot en 1935 dont il est directeur et Charles Delaunay rédacteur en chef. Cette revue est également l'organe officiel de la fédération internationale des hot clubs, ce qui montre le caractère de passeurs de ces institutions.

Comme le note l’auteur, l'utilisation de différentes ressources permet " au Hot Club de France de construire une position solide et d'imposer au champ musical son quasi-monopole sur la définition du vrai jazz " (p.160). Le succès définitif ne vient toutefois qu’après la Seconde Guerre mondiale : le Hot Club de France rencontre alors les conditions de possibilité de son entreprise. Impuissant avant-guerre à instaurer un marché significatif pour le jazz comme art musical, il parvient de proche en proche à capter des succès, des ressources et des publics qu'il n'a pas directement suscités pour les retraduire dans les formes d'expérience dont il contrôle la prescription et l'exploitation.

Panassié et Delaunay ne sont toutefois pas les seuls intermédiaires influents : Jacques Canetti, frère du prix Nobel de littérature Elias Canetti, a acquis une maîtrise de la production et des informations, ainsi qu’une certaine reconnaissance dans son travail après avoir signé Marlene Dietrich pour le compte de Polydor. Il est un concurrent direct du hot club de France, s'appuyant sur d’autres ressources, la radio (Radio-Cité de Marcel Bleustein) et son label musical.
L’alliance entre Panassié et Delaunay ne survit toutefois pas à l’émergence du be-bop, valorisé au sein de Jazz Hot par l'expert André Hodeir, mais rejeté par un Panassié qui y voit une autre forme musicale que du jazz. Selon Olivier Roueff, " Le partage des rôles instauré avant-guerre entre Panassié, autorité critique, et Delaunay, un intendant du Hot Club de France, ne satisfait plus le second alors que l'accumulation de ressources durant la guerre le situe désormais en position centrale au sein du marché en expansion " (p.190). Les deux hommes chercheront désormais à s'imposer comme les intermédiaires privilégiés du système. L’auteur poursuit : " La scission de 1947 constitue un point de bascule : les événements qui les suivent vont accélérer le processus de polarisation que les premiers signes de croissance des activités avaient suscitée - c'est bien ce que désigne la formation d'un système intermédiation : à la fois la différenciation de pôles distinctifs qui se définissent les uns par rapport aux nôtres, et l'unification de ses pôles au sein d'une configuration d'interdépendance relativement autonome " (p.191-192).

Cette bataille autour du renouvellement de l’offre esthétique n’est pas anecdotique, puisqu’elle est l’occasion de jeux de position qui redistribuent les ressources parmi les différents acteurs, les intermédiaires mais également les artistes. " D'un côté, les plus établies tentent de maintenir leurs positions en privilégiant des styles qui ne remettent pas entièrement en cause leurs compétences (hard bop et jazz modal) et en disqualifiant le style qui menace de les saper (free jazz). De l'autre côté, certains jeunes musiciens placés en position d'attente optent à l'inverse pour le free jazz comme une occasion de valoriser les compétences distinctives " (p.226). Elle a même des effets ultérieurement dans les années 1970, dans la mesure où la présence du free jazz dans les publications progressistes entraîne la valorisation des musiciens qui s’en revendiquent, à un moment où s'organisent des réseaux d'action culturelle sur l'ensemble du territoire national.
La question des intermédiaires se retrouve également sous une forme plus contemporaine, avec les salles de concert dédiées au jazz. Deux exemples sont présentés dans l’ouvrage, le Pelle-Mêle, jazz-club de Marseille, " centré sur l’esthétique patrimoniale et l’économie quasi-artisanale des carrières dépassant rarement l’échelon régional " (p.258), et les Instants Chavirés de Montreuil, " reposant sur l’esthétique de l’innovation et l’économie subventionnée des réseaux de partenariat et de valorisation plus fréquemment d’échelle nationale ou internationale " (p.258). A cette occasion, l’auteur mène une étude sociologique contemporaine et de la sociabilité des jazz-clubs qui s’appuie sur l’histoire sociale du jazz.

Une musique américaine, des origines à aujourd’hui

Ce n'est pas l'histoire américaine du jazz qui intéresse ici l'auteur, mais bien davantage l'influence de cette origine américaine sur les intermédiaires français, que ce soit du comme une opportunité comme une contrainte. D’autant plus qu’en tant que style instrumental, la circulation de l’œuvre n’est pas entravée par la barrière linguistique.
La question de la genèse du jazz en France se pose bien, il n'est pas si aisé d'y répondre. En effet, " l'arrivée, en France, du jazz ne constitue pas un processus de réception simple car il renvoie à la formation d'un genre artistique qui n'existe pas encore comme tel aux États-Unis " (p.31). L'auteur cherche donc à restituer " la transformation progressive d'une danse de music-hall, le cake-walk lancé en 1902, un genre artistique trente ans plus tard, le jazz hot " (p.32). Il est avéré que dès l’apparition du cake-walk, le jazz est considéré comme l'une des branches du music-hall, une version exotique associée aux noirs américains, une danse festive et ludique dont le rythme musical est à la fois syncopé et sautillant.
Ainsi, peut-on noter au passage, " Le succès du cake-walk marque l'accès du marché états-unien au sommet de l'économie internationale de la musique, avec Londres comme point d'entrée européen, puis Paris et Berlin " (p.58). C'est plus particulièrement New York qui bénéficie de ce transfert, en raison de l'arrivée permanente de nouveaux immigrants ainsi que du statut portuaire de plaque tournante des échanges commerciaux avec l'Europe. Paris joue néanmoins un rôle particulier dans cette architecture, puisque de nombreux musiciens africains-américains s’installent dans la capitale française à l’occasion de la Première Guerre mondiale, profitant d’un accueil plutôt clément comparé au racisme existant alors dans le Sud des Etats-Unis.
Cet attrait pour les artistes états-uniens constitue bien une ressource pour les intermédiaires français dans un premier temps, en même temps qu’une contrainte ultérieurement. En effet, " Les passeurs français du jazz hot se définissent comme des sortes d'explorateurs du jazz aux États-Unis, à travers ses catalogues discographiques mais aussi ses artistes (interviewés) et ses critiques (traduits, sollicités pour livrer des nouvelles des États-Unis et des analyses " (p.162). Cette position a pu tenir jusqu’au moment où les acteurs américains ont trop restreint les possibilités des intermédiaires français. De fait, le système d'intermédiation français, dans un marché dominé par les tourneurs et distributeurs de disques américains ont internationaux, décide dans les années 1960 de valoriser les musiques improvisées européennes, afin de contrer les orientations d'un marché où ils sont mis en difficulté.

Une musique pour un public lettré

Le jazz est également " d'emblée appréhendé, en France, comme une forme d'expériences lettrée qui l’apparente plus spécifiquement à une culture libre définie par opposition à culture scolaire. " (p.27).
Selon l’approche d’inspiration bourdieusienne de l’auteur, le champ musical peut se comprendre au moins partiellement à travers la concurrence entre les groupes culturels tentants chacun d'imposer des significations sociales opposées, le goût hédoniste et le goût ascétique, chacun renvoyant à des significations particulières. " L'opposition entre les formes ascétique et hédoniste d’expériences traverse en effet la culture lettrée elle-même. Pour le dire vite, les formes prescrites d'expérience du jazz apparaissent ascétiques (snobs et pudibondes) à l'amateur de valses viennoises ou de fox-trot, et hédonistes (vulgaires et simplistes) au fan de Beethoven " (p.162). Ce positionnement prête le flanc à une double disqualification. Ce n'est pas un art moyen pour des classes moyennes, c’est un " art bourgeois et lettré du point de vue de ces définitions sociales, disqualifié du point de vue de son illégitimité culturelle vis-à-vis des musiques savantes, alors que son marché musiciens se caractérise par sa porosité avec le marché des variétés populaires " (p.162). Dit plus simplement, le jazz n’est pas ouvertement populaire comme peuvent l'être les variétés, ni ouvertement bourgeois comme la musique classique.


Forme d’expérience lettrée, le jazz est également l’objet de controverses politiques, rejeté par une grande partie de la presse vichyste pour ses relents d’américanisme, et valorisé dans la vie culturelle de l’après-guerre. En marge du système d’intermédiation initié par Panassié, qui perd de son influence à l’occasion de la rupture de 1947 évoquée plus haut, un jazz moderne se développe dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. A travers Jean-Paul Sartre et Boris Vian, la promotion du jazz est faite par " des intellectuels de gauche soucieux de s’allier la jeunesse en valorisant un certain hédonisme, d'échapper en partie à l’alternative imposée par le champ politique (avec ou contre l'URSS) ou de se démarquer du rigorisme culturel prescrit par la presse et les organisations communistes " (p.193). Ce positionnement politique du jazz se retrouve plus tard, au cours des années 1960-1970, lorsque de jeunes critiques lettrés s'appuient sur le développement des sciences sociales pour souligner les innovations musicales des jeunes auteurs européens, s'opposant aux positions établies par les aînés tout autant qu’à la domination du marché américain. D’autres avancent que le free jazz constitue l'une des expressions de la révolte africaine américaine contre l'impérialisme occidental.

Au final, que retenir de ce riche ouvrage ? On pourra toujours relativiser telle ou telle périodisation pour ce qu’elles ont parfois d’artificiel, céder aux critiques récurrentes à l’encontre des approches bourdieusiennes de l’art (pour ses contempteurs, une vision déterministe, ce dont se défendent ses adeptes de la méthode scientifique), ou regretter certains passages sans doute un peu ardus pour le profane. On retiendra surtout l’intérêt réel d’une approche par les intermédiaires, qui apporte une vision complémentaire aux études de publics classiques, avec un travail documentaire important, consultable en ligne. Incontestablement aussi, à travers le jazz, il illustre certaines des transformations de la culture lettrée en France tout au long du XXe siècle